Les archives du SREL et le fichage de citoyens ont déclenché un séisme politique en 2013. Trois ans après la publication d’un rapport d’historiens, les banques de données gardent leur part de mystère. Le gouvernement hésite à légiférer pour ouvrir les documents au public.
Les historiens Nadine Geisler et Jean Reitz sont formels: «Ce que nous avons pu consulter, n’est certainement pas suffisant pour un travail historique qui ne se baserait que sur ces données», racontent-ils à Reporter.lu. Pourtant, quand ils ont eu accès aux bases de données du Service de renseignement de l’État luxembourgeois (SREL) à partir du printemps 2017, ils savaient qu’ils allaient «ouvrir la boîte de Pandore». À l’époque, Geisler et Reitz avaient été choisis pour élaborer un rapport sur le contenu de ces bases de données au potentiel politique explosif.
L’existence même de ces banques de données a été révélée en 2012, quand le «Lëtzebuerger Land» publia l’enregistrement clandestin en 2007 entre le Premier ministre Jean-Claude Juncker (CSV) de l’époque et le directeur du SREL Marco Mille. Une des conséquences a été l’instauration d’une commission d’enquête parlementaire en décembre 2012. À deux reprises, en janvier et en avril 2013, la commission d’enquête effectue des saisies de documents et de microfiches. D’abord dans les bureaux du SREL, puis au château de Senningen où des copies de sécurité avaient été stockées – comme l’avait révélé la radio publique «100,7» quelques jours avant la saisie. Le fait que ces banques de données contenaient des données personnelles issues de la surveillance politique exercée par le service de renseignement avait provoqué des remous dans la société luxembourgeoise.
Le problème: trois ans après la publication du rapport, la base légale de ces documents reste dans le flou. Certes, les personnes qui pensent avoir fait l’objet d’une surveillance politique peuvent faire des demandes pour accéder à leurs données personnelles, mais il n’est pas question d’un transfert des banques de données – du moins en partie – aux Archives nationales. Contrairement à d’autres pays, comme les États-Unis, où la CIA déclasse régulièrement des documents, ou la DGSE française, qui permet aussi un certain degré de transparence, le Grand-Duché préfère que les données historiques du SREL restent secrètes.
De Senningen aux Archives nationales
Les matériaux saisis par les parlementaires ont par la suite été transférés aux Archives nationales, dans une salle hautement sécurisée à accès limité. Tellement limité même, que les historiens avaient du mal à y travailler: «C’était une salle sans climatisation, ni fenêtre – ça sentait le moisi. Après une heure de travail, presque sans oxygène, on avait du mal à continuer. On a dû interrompre nos travaux pour qu’une climatisation soit installée», se rappelle Nadine Geisler.
Il suffisait d’avoir voyagé à l’Est ou d’avoir fait des vacances à Cuba pour se retrouver fiché.“Jean Reitz, co-auteur du rapport
Avec Jean Reitz, l’historienne a eu accès aux banques de données, après avoir remporté une candidature devant un jury en 2016. Une loi écrite pour l’occasion a précisé les objectifs à atteindre pendant leur mission de deux ans. Ainsi, Nadine Geisler et Jean Reitz devaient «sélectionner les données présentant un intérêt historique national», en vue d’une éventuelle déclassification – ce qui les aurait rendues accessibles au grand public.
«Mission impossible»
Or la «mission de recherche et d’exploitation des banques de données historiques du service de renseignement de l’État 1960-2001» a été un échec. «Mission impossible», conclut le rapport. Trois ans plus tard, les historiens s’expliquent: «En parcourant les documents une première fois, nous nous sommes vite rendu compte que remplir ce qui était prévu ne serait pas possible. En tout, cela aurait voulu dire que nous aurions dû classifier quelques 800.000 fiches – qui étaient dispersées et sur des supports variables».
On ne sait même pas où ces archives de fonctionnement sont stockées.“Nadine Geisler, co-autrice du rapport
S’y ajoute le fait que les agents du SREL ne suivaient pas tous une procédure identique pour alimenter la base de données. Certains y versaient toutes les informations qu’ils trouvaient sur une personne, d’autres gardaient leurs fiches pour eux et les détruisaient. Certains agents ont même ramené des dossiers chez eux lors de leur départ à la retraite, relatent les historiens.
Les chercheurs se sont donc rabattus sur des échantillons de données trouvées afin d’en déterminer la qualité. Et là aussi, ils ont rencontré des difficultés à les classifier. «Si un document présentait un intérêt national, donc pouvait être versé aux Archives, il ne fallait pas que, dans le même dossier, on trouve des pièces qui n’étaient pas communicables», détaille Jean Reitz. La loi sur la classification veut en effet que chaque ensemble de documents soit classé selon la classe de documents la plus élevée qu’on peut identifier. Cela veut dire que si un dossier sur une personne contient par exemple des informations venues d’un service de renseignement étranger, comme la CIA ou la DGSE française, l’ensemble est à classifier sous la désignation de confidentialité «Très Secret». Ce qui complique la tâche.
Les «vraies» archives restent secrètes
La confusion s’amplifie encore en prenant en compte un autre facteur: les documents que les historiens ont pu consulter ne sont en fait pas les archives proprement dites du SREL. Il ne s’agit que des fiches que les agents du renseignement ont compilées sur les personnes et les entreprises qu’ils observaient. Les «vraies» archives du service de renseignement, où l’on trouverait les correspondances avec les gouvernements successifs, les services amis ou encore des papiers de stratégie ne sont pas accessibles. «On ne sait même pas où ces archives de fonctionnement sont stockées», précise Nadine Geisler.

Les banques de données ont suscité la controverse dans le public justement parce qu’elles contiennent des informations sur des militants communistes espionnés, ainsi que des personnes que le SREL suspectait proche de leur mouvance. «Il suffisait d’avoir voyagé à l’Est ou d’avoir fait des vacances à Cuba pour se retrouver fiché», confirme Reitz. Même le «Comité pour la mémoire d’Auschwitz» a été perçu comme suspect pour les agents du renseignement luxembourgeois – un de leurs membres ayant été communiste.
L’échec de la mission scientifique a mis en suspens le sort des banques de données. Lors de la présentation du rapport, plusieurs députés, dont la présidente de la commission de Contrôle du Service de renseignement Martine Hansen (CSV), recommandaient de légiférer rapidement. Leur objectif étant d’empêcher toute possibilité d’une destruction, même partielle, de ces fiches.
Flou autour du statut légal
Trois ans plus tard, il ne s’est pourtant rien passé: «Après la présentation, nous avons organisé une réunion jointe avec la commission des Institutions», se rappelle Martine Hansen. Les députés ont conclu à la poursuite des travaux et fait des recommandations dans une lettre adressée au ministère d’État. «Par la suite, un archiviste a été embauché avec la mission d’organiser les banques de données – pas dans le sens de la mission des historiens, qui devaient proposer des documents pouvant être déclassifiés et versés aux Archives nationales – mais uniquement dans le sens d’y apporter une certaine cohérence», précise Martine Hansen. Selon la co-présidente du groupe CSV, une réunion de la même commission jointe est prévue pour fin janvier dans laquelle la question du futur des banques de données sera mise à l’ordre du jour.
Interrogé par Reporter.lu, le ministère d’État – dont dépend le service de renseignement – affirme que personne n’aurait travaillé sur les banques de données du SREL depuis la présentation du rapport de Nadine Geisler et de Jean Reitz. Le ministère assure pourtant que les banques de données sont intactes: «Les archives n’ont pas été détruites et ont été conservées dans leur intégralité (sous la forme de microfiches) comme lorsqu’elles ont été livrées». Une information également corroborée par les Archives nationales.
La faute à la Covid-19
En ce qui concerne l’archiviste, les services du Premier ministre expliquent que ce dernier aurait été embauché par le SREL dans le cadre d’une mission interne à l’administration. Son travail consisterait à «traiter les documents de la sorte qu’ils pourront, après que la durée d’utilité administrative et d’éventuels délais de communication soient écoulés, être consultés par des historiens aux Archives nationales». Et d’ajouter une précision intéressante: l’archiviste du SREL ne travaillerait pas exclusivement sur les banques de données contenant les personnes fichées par le service de renseignement, mais sur les archives «intégrales».
Pourtant, le manque de base légale de ces banques de données historiques ne semble pas avoir été une priorité pour le gouvernement. À la question de savoir si une loi réglant le statut et le sort de ces fiches est encore prévue avant les prochaines élections, la réponse est: «Les imprévus de cette période législative – Covid-19, les implications de la crise en Ukraine – qui ont lourdement dominé de par leur urgence l’agenda, ont malheureusement empêché qu’une nouvelle loi viendra encore avant l’échéance. Ce qui ne veut pas dire que le sujet ne se voit pas accorder moins d’importance».
A lire aussi

