La demande de crédits immobiliers accuse une baisse mais l’endettement des ménages par rapport à leurs revenus est plus préoccupant que jamais. Les régulateurs mettent la pression pour durcir l’accès à la propriété. Le gouvernement hésite à intervenir.

Dans l’intervalle d’une semaine, la Banque centrale du Luxembourg (BCL) et la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) ont délivré des messages peu rassurants: les capacités des ménages à supporter le poids de leur prêt hypothécaire dans un contexte de hausse des taux d’intérêt sont plus incertaines que jamais. Au même moment, le Statec a communiqué sur le risque de 20% de la population de tomber dans la pauvreté.

Dans sa Revue de stabilité financière publiée le 2 septembre, la BCL documente la vulnérabilité des ménages et le risque de défaut de paiement avec des statistiques actualisées. L’institution relève un ratio de dette totale des ménages par rapport au revenu disponible de 180% au premier trimestre 2022 au Luxembourg. 80% de cette dette est imputable à l’acquisition de logements. En comparaison européenne, seuls le Danemark (219%), les Pays-Bas (194%) et la Suède (188%) affichent des taux supérieurs. La moyenne dans la zone euro est de 104%.

Accumulation inquiétante de la dette

Le ratio des ménages danois et néerlandais s’est amélioré depuis 2016, où il atteignait 234% pour les premiers et 228% pour les seconds. A contrario, ce niveau d’endettement (151% en 2016) s’est aggravé au Luxembourg depuis 2000, principalement sous l’effet de la hausse persistante des prix de l’immobilier.

Ces chiffres sont inquiétants parce qu’ils sont déconnectés de la croissance des revenus des ménages: «En 2021, le taux de croissance réel annuel moyen du revenu disponible des ménages était de 1%, tandis que la progression réelle des prix de l’immobilier résidentiel était de 11%», souligne la BCL. Parallèlement, son rapport note, graphiques à l’appui, que «l’accumulation de la dette par rapport au revenu disponible évolue beaucoup plus vite que l’accumulation d’actifs des ménages». Ce qui, dit plus prosaïquement, signifie que les Luxembourgeois s’appauvrissent à crédit.

La source du problème des prix immobiliers devenus impayables pour de nombreux primo-accédants est connue, sans que des solutions politiques aient pu être apportées jusqu’à présent. Les facteurs sont d’abord structurels: sous l’impulsion d’une immigration importante, la demande de logements reste plus forte que l’offre et le gouvernement, faute de mesures contraignantes fortes, peine à convaincre les propriétaires fonciers et les promoteurs à libérer des terrains. Entre 2011 et 2019, 3.200 logements ont été construits par an alors que la population résidente a augmenté de 5.300 unités.

Risques contenus à court terme

La BCL n’entrevoit pas d’ailleurs de baisse «significative» des prix immobiliers et juge encore «modérée» la surévaluation des biens. A court terme, les risques liés au marché immobilier sont contenus, fait valoir l’institution.

De manière globale, 92% des ménages endettés consacrent 40% de leur revenu disponible au remboursement de leur emprunt. Néanmoins, la charge de la dette hypothécaire par rapport au revenu est une donnée relative qui varie considérablement en fonction du niveau de richesse. Les hauts revenus qui mettent plus de la moitié de ce qu’ils gagnent dans le remboursement de leur prêt ne seront sans doute pas confrontés cet hiver à des choix cornéliens comme celui de soit se chauffer, soit manger correctement. Pour les ménages ayant des revenus moyens, la résilience aux chocs négatifs sur le marché immobilier est moins évidente. Pour eux, les dépenses contraintes risquent de peser lourd dans leurs budgets, voire de devenir insupportables.

La BCL fournit aussi des données sur la répartition des nouveaux crédits accordés par les six principales banques domestiques en fonction des tranches de revenus et selon deux ratios différents: prêt par rapport à la valeur de l’acquisition (ratio dit LTV) et dette par rapport au revenu (ratio DSTI). Au second semestre 2021, 9% des nouveaux prêts ont été accordés avec un apport de fonds propres inférieurs à 10% à des emprunteurs ayant des revenus de moins de 75.000 euros par an. Sur la même période, le rapport entre la dette et le revenu a été supérieur à 45% pour 9,5% des emprunteurs de cette tranche de revenus.

Ces données interrogent sur la nécessité de durcir les conditions d’octroi des crédits hypothécaires et d’imposer aux banques des contraintes supplémentaires. Compte tenu des risques de défaillance des ménages, il est difficile de faire l’économie d’un débat sur ces questions qui fâchent à un an des législatives.

«Situation tendue, mesures insuffisantes»

La CSSF impose depuis 2021 aux banques de ne plus prêter aux primo-accédants à la propriété plus de 100% de la valeur du bien et que la durée des crédits ne dépasse pas les 30 ans. Toutefois, l’impact du ratio prêt-valeur est resté «plutôt marginal», selon la BCL.

Son efficacité limitée sur le niveau d’endettement des ménages appelle peut-être l’activation d’autres instruments macroprudentiels pour contenir les risques «d’une dynamique insoutenable de la dette». De plus, les données statistiques les plus récentes remontent à juin 2021, avant la guerre en Ukraine. «La situation est tendue et les mesures sont insuffisantes», admet un observateur du secteur financier.

Le Fonds monétaire international (FMI) a publié en juin dernier une étude consacrée au thème du marché immobilier résidentiel au Luxembourg avec des propositions de politique globale - notamment de limiter clairement la dette par rapport aux revenus - afin de remédier aux déséquilibres dans le secteur. L’organisation basée à Washington n’est pas la seule à s’interroger sur l’impact des prix immobiliers sur la stabilité financière et plus prosaïquement sur la vie des résidents luxembourgeois qui prennent de plus en plus souvent la route de l’exil pour aller se loger.

En 2016 et en 2019, le Comité européen du risque systémique avait donné l’alerte, obligeant à contre-cœur le ministre libéral des Finances de l’époque, Pierre Gramegna, à approuver le principe de limites aux crédits immobiliers basées sur l’apport en fonds propres par rapport au montant de l’emprunt.

Yuriko Backes, également DP, qui lui a succédé, pourrait, elle aussi, être poussée à l’action par le Comité du risque systémique. Composé des dirigeants de la BCL, de la CSSF, du Commissariat aux assurances et présidé par la ministre des Finances, le comité doit se réunir le 21 octobre prochain. En attendant, personne ne connaît les dispositions de Yuriko Backes à vouloir activer un ou plusieurs instruments supplémentaires afin de durcir l’octroi de crédits aux ménages.

Hésitations politiques

Sur le plan politique, l’exercice présente des risques, car l’introduction par exemple de critères basés sur la mensualité de remboursement par rapport au revenu  - ratio DSTI -, priverait de nombreux électeurs de l’accès à la propriété. Ce serait le cas si les autorités décidaient de limiter à un tiers du revenu la charge de remboursement de la dette. Or, le rapport dette-revenu est actuellement largement au-dessus des 30%, compte tenu du niveau des prix du mètre carré au Luxembourg.

Dans le rapport annuel 2021 de la CSSF publié le 8 septembre, sa responsable de la division macroprudentielle reconnaît que le ratio LTV «n’est que partiellement efficace pour répondre au risque de surendettement des ménages». «Il faudra, dans les prochains mois, évaluer la nécessité d’activer un instrument supplémentaire, à savoir le ratio charges emprunt/revenu», avance encore la responsable.

Le FMI adresse les mêmes recommandations dans son rapport de juin dernier.

La BCL se garde bien pour sa part de laisser paraître le moindre indice de la position qu’elle entend tenir fin octobre: «La BCL est membre du Comité du risque systémique. Les décisions se prennent à l’unanimité. Il n’appartient pas à la BCL de se prononcer au préalable avant toute discussion éventuelle au sein du CDRS», fait savoir son service presse.

Il n’est pas improbable que le marché se régule lui-même, sans l’intervention des régulateurs ni de la ministre DP. La BCL note pour la première fois depuis 2017, une détérioration de la demande de crédits. Les banques prêteuses ne s’attendent pas à une amélioration. Les derniers indicateurs fournis par la BCL le 15 septembre, confirment la tendance: le volume des nouveaux crédits immobiliers à taux fixe s’est contracté de 141 millions d’euros entre juillet 2021 et juillet 2022. A noter que la part des crédits à taux fixe a par ailleurs «significativement augmenté». Les Luxembourgeois, qui traditionnellement optaient pour les taux variables, se mettent ainsi à l’abri de la hausse des taux.


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