Le quartier de Gasperich à Luxembourg sort du coma en cette semaine qui marque le début du déconfinement. Derrière le ballet des pelleteuses et la reprise du trafic, les rotatives du Luxemburger Wort font – encore – de la résistance.

Des raclements métalliques sur le bitume. Le rugissement d’un moteur. Le bip anxiogène d’une machine en marche arrière. Le chantier des rues Baldauf-Schaeffer-Franklin, à l’arrêt depuis cinq semaines, a repris tôt lundi matin, clouant le bec aux pinsons dont le chant faisait jusqu’alors office de réveil pour les riverains. Le signal de la première phase du déconfinement, dans le quartier de Gasperich, est le retour du bruit.

Les rues qui donnent accès aux terrains de tennis et de foot sont obstruées depuis octobre 2018. Il fallait revoir tous les réseaux: l’eau, le gaz, l’électricité sans oublier l’éclairage public et la stabilisation de la chaussée. Le patron de l’entreprise de travaux, Alain Greiveldinger, veut en finir avant l’été. L’équipe a répondu présent. «Il faut bien», commente un ouvrier portugais, un brin fataliste. Il a apprécié, pendant son chômage partiel, «les moments passés en famille, avec les enfants. On a pu profiter du beau temps dans le jardin».

Avant la reprise du travail, un protocole a été négocié entre l’employeur et la délégation du personnel pour limiter les risques de propagation du Covid-19. Gel hydroalcoolique, gants et masques font désormais partie de l’équipement. Au moins les visages sont-ils protégés des tourbillons de terre autour des pelleteuses et marteaux-piqueurs. Le vent souffle sur un sol desséché. Il n’est pratiquement pas tombé une goutte de pluie au cours des cinq dernières semaines.

Faire le plein

Pendant ce temps, la route d’Esch sort elle aussi de son état comateux. Voilà qui ne fait pas les affaires de Thomas, le SDF toujours domicilié dans cette rue, sous le porche de l’ancienne épicerie Ludig. Dans son abri de fortune, il n’aura pas profité longtemps de la tranquillité et d’un air respirable. Le trafic automobile remonte en puissance dans cet axe qui est l’une des voies d’entrée et de sortie de la capitale.

Dans les cinq stations-service de la rue, l’Euro 95 affiche 0,89 et le diesel 0,83 euro au litre. Mais ce n’est pas la ruée sur les pompes. «Ces dernières semaines, les rares clients étaient surtout des frontaliers qui en profitaient pour faire le plein de cigarettes pour leurs copains, les mardis et jeudis. Ce sont des réguliers qui travaillent sans doute les autres jours en télétravail. On voit aussi les gens du coin qui se baladent à pied et viennent acheter une boisson», témoigne une caissière.

Cette frontalière se déplace en voiture. «Dès l’annonce du déconfinement par le Premier ministre, le trafic a augmenté sur l’autoroute. Beaucoup de camions. L’activité repart». Elle n’a jamais cessé le travail. «Une chance parce qu’en France, ça ne rigole pas. Impossible de sortir sans certificat. Travailler me permet de voir un peu de monde», dit la quinquagénaire qui vit seule chez elle. Son équipe a tenu bon jusqu’à présent. Aucun cas de Covid-19 à sa connaissance.

De la route d’Esch, la perpendiculaire de la rue Christophe Plantin ouvre sur une zone d’activité faite d’un ensemble disparate de bureaux administratifs, entrepôts, supermarchés et salles de fitness. En temps normal, c’est moche. Désormais, c’est aussi déprimant. Tout cela tourne au ralenti. J’y croise une prof de fitness, corps bodybuildé sur legging multicolore, qui vient deux fois par semaine donner ses cours en live-stream. Elle ne sait pas comment Pain World va tenir le coup: «Le confinement tombe mal. On venait juste d’acheter des nouvelles machines». Les promos se font rares au supermarché portugais Prima Vera comme chez Aldi. Seule la clientèle du quartier reste fidèle pour faire le plein de provisions. Les travailleurs journaliers ont disparu des rayons.

Une page se tourne

L’entrée de la zone d’activité est gardée par le Luxemburger Wort. Le plus ancien quotidien luxembourgeois du pays fait partie de l’ADN du quartier. L’imprimerie Saint-Paul, sa maison-mère, a été la première entreprise industrielle à s’y installer. C’était en 1978, «au milieu des champs à vaches», se rappelle l’ancien rédacteur en chef du journal et directeur général du groupe Saint-Paul, Léon Zeches. Lui-même a trouvé à cette époque un terrain dans la rue Louis de Froment pour bâtir sa maison, entre le Wort et le tout nouveau «quartier Giorgetti». Beaucoup d’employés ou anciens employés du journal ont pris racine dans le coin. C’est aussi mon cas.

À 18 heures ce mercredi, une demi-douzaine de voitures se tiennent à distance sur les parkings désertés du Wort. La plupart de mes anciens collègues télé-travaillent, sont en congé ou en chômage partiel. Ne restent plus sur place que les techniciens qui font tourner la rotative, six jours sur sept, ou assurent l’expédition du journal. Nul ne sait alors que dans les coulisses se négocie, depuis des mois, la vente du groupe à un actionnaire étranger et un recentrage sur les activités digitales. L’affaire sera conclue le vendredi. Avec le Covid-19, le spectre de la crise de 2008, qui avait mis 10 ans à être surmonté, ressurgit. Par le passé, les coups durs se surmontaient autour de la machine à café ou se digéraient à la cantine. À l’heure du Covid-19, c’est chacun chez soi derrière son ordinateur.

Au bout du jardin de Léon Zeches, la végétation printanière masque la façade seventies du Wort. L’annonce de la vente du groupe Saint-Paul n’ébranle pas celui qui s’est retiré de son conseil d’administration il y a cinq ans. «Cela pourrait avoir un effet positif», dit-il. Ce qu’il n’a toujours pas digéré en revanche, c’est l’annonce du déménagement de Gasperich à Howald en 2021. «Depuis la création du titre en 1848, les propriétaires ont tout fait pour rester le journal de la capitale. Et là, le Luxembuger Wort va devenir le journal d’Hesperange!»


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Avec ses 7.700 habitants de 111 nationalités, le quartier de Gasperich au Luxembourg est au carrefour du monde globalisé dans lequel nous vivons, tout en ayant l’échelle et l’organisation d’un village. Comme le reste du monde, il vit désormais à l’heure du coronavirus.