Persona non grata dans les bureaux de la Banque centrale du Luxembourg, un agent a engagé un bras de fer judiciaire avec son employeur. Il suspecte sa hiérarchie d’avoir manipulé un dossier de candidature. Le parquet est saisi. D’autres dossiers sont en cours.

Mercredi 14 décembre, le conseil de gouvernement a donné son feu vert à un nouveau mandat de directeur à Roland Weyland. Le renouvellement de poste s’est fait dans la discrétion. Le communiqué de presse faisant suite à la réunion hebdomadaire des ministres est resté muet à ce sujet. Le Journal officiel n’a pas encore documenté la prolongation pour six ans du numéro 2 de la Banque centrale du Luxembourg (BCL), alors que d’autres nominations ont été actées publiquement dès vendredi 16 décembre. Sollicitée par Reporter.lu, la BCL n’a pas non plus communiqué l’information, signe de l’embarras qu’elle suscite.

La veille du conseil de gouvernement, mardi 13 décembre, les oreilles de Roland Weyland ont dû bourdonner, car son nom a été abondamment cité devant les juges de la Cour administrative. Le recours en appel d’un agent de la BCL, cadre informaticien depuis 25 ans, a été plaidé. L’homme conteste les conditions dans lesquelles le recrutement à un poste de chef de service, poste qu’il visait et qu’il assumait en intérim depuis trois ans, a été réalisé. Les griefs sont graves: son dossier de candidature aurait été manipulé a postériori et falsifié pour justifier le choix d’une candidate concurrente. Le dossier pourrait rebondir sur le plan pénal.

Une affaire aux multiples facettes

Dans le cadre d’une autre procédure devant le tribunal administratif, toujours en cours, l’agent met en cause l’interdiction qui lui fut faite en novembre 2021 d’accéder à tous les bâtiments de la BCL. Cette affaire de harcèlement moral présumé sera examinée en 2024 seulement, en raison de l’encombrement des juridictions administratives. «On a préféré la secrétaire de Monsieur X à Monsieur X»: dans sa plaidoirie, Me Agathe Sekroun, avocate de l’informaticien de la BCL, résume ainsi le dossier à trancher par la Cour administrative. La secrétaire est quand même titulaire d’un Bac+4. Le poste exigeait un Bac +5.

L’affaire aux multiples facettes montre les rouages d’une institution qui revendique haut et fort son indépendance, qui cultive une gouvernance à part et qui échappe au contrôle du gouvernement. Les syndicats y sont très faibles.

Le point de départ du recours est un recrutement en 2019 qui a mal tourné pour le conseiller de direction, alors qu’il était profilé pour le poste et ne doutait pas de ses chances de promotion. La société de consultance «Qualia», recrutée pour départager les candidats, a douché ses espoirs. Ses qualités managériales ont été mises en doute. L’agent en a pris ombrage. Il a demandé une réaffectation pour quitter le service informatique, mais ça lui a été refusé. S’ensuit un long parcours vers la placardisation, qui pèse sur ses plans de carrière ainsi que son état de santé moral. La direction l’a assigné à un poste d’assistant au chef d’un des départements informatiques, fonction jugée dévalorisante qui lui fournit quelques heures de travail à peine par mois.

Un job de quelques heures par mois

L’agent a saisi le tribunal administratif, mais les juges de première instance estiment que le recrutement s’est fait dans la légalité et que le requérant n’a pas pu documenter à suffisance ses accusations de harcèlement moral et actes d’humiliation dont il se prétend la victime. La décision est contestée et le dossier revient le 13 décembre devant la Cour.

Dans l’intervalle, des éléments nouveaux se sont greffés au dossier de l’informaticien qui demande la transparence totale sur les conditions dans lesquelles le recrutement controversé s’est fait. Il constate que toutes les pièces ne lui ont pas été communiquées, ou ont été caviardées. Ses exigences lui valent l’inimitié de sa hiérarchie pour qui, il est devenu un agent perturbateur.

En novembre 2021, au sortir de la crise sanitaire, il reçoit par mail l’injonction de son chef de service de ne plus mettre les pieds dans les bureaux de la BCL. Décidée par Gaston Reinesch, le directeur général de la BCL, la mesure sera levée peu avant la saisine d’urgence du président du tribunal administratif – un autre recours qui s’ajoute au premier –, qui trouvera le procédé peu cavalier.

Aucune justification de cette décision n’avait été initialement signifiée au fonctionnaire. Ce n’est que plus tard, en cours de procédure, que l’avocate de la BCL a fourni le motif de l’interdiction d’accès aux bureaux. Les dirigeants font valoir «un risque de perturbation du climat de travail au sein de la BCL, et notamment au sein du département IT ‘informatique’ (et) un risque de confrontation verbale et physique (volontaire/involontaire)». «Monsieur X, précise l’avocate, prenait le temps, et surtout celui de ses collègues, pour se promener de bureau en bureau pour raconter ses déboires judiciaires avec la BCL (…). (Il) a développé une animosité exacerbée à l’égard de la direction».

Conflit d’intérêts

Pour autant, son exclusion est intervenue peu après qu’il eut demandé à sa hiérarchie d’éclaircir, documents à l’appui, certains points obscurs de la procédure de recrutement. «La BCL n’a eu de cesse de construire un dossier ex-nihilo et a posteriori afin de justifier des décisions litigieuses et de protéger les personnes impliquées», a expliqué Me Sekroun à l’audience. L’avocate a soulevé des problèmes de gouvernance et de conflit d’intérêts que le directeur de la BCL, Gaston Reinesch, connaît sans pour autant les avoir résolus: les relations intimes supposées entre son numéro 2, qui a sous sa responsabilité les ressources humaines de l’institution, et la compliance officer qui a notamment en charge les questions liées au respect des normes.

Me Sekroun n’a ménagé personne lors de sa plaidoirie: «M. Weyland, directeur, a tout au long de la procédure, œuvré pour préserver ses intérêts. (…) Il a agi en coopération avec sa compagne (…), compliance officer de la BCL, qui a tronqué un document afin que (le requérant) n’ait pas connaissance des évaluations supposées avoir servi de base à la décision contestée, tout en lui faisant croire qu’elle les lui avait envoyées».

Pour Me Sekroun, «ces faits relèvent d’infractions pénales caractérisées». «La BCL n’a jamais pu démontrer que les falsifications dénoncées n’ont pas eu lieu», a-t-elle avancé à l’audience. «Il n’y a pas eu de falsification», lui a répondu la défense de la BCL, reconnaissant avoir commis l’erreur de ne pas avoir soumis certains documents du recrutement litigieux au début de la procédure administrative. «Vous étiez tenue de verser toutes les pièces», l’a sermonnée le magistrat de la cour. «Il y avait à boire et à manger dans le dossier. J’ai estimé que la communication de toutes les pièces n’était pas une position adéquate», a-t-elle répliqué.

Autres dossiers en cours

Face à ces soupçons de manipulation de documents, l’informaticien de la BCL ne s’est pas fait prier pour dénoncer des faits aux autorités compétentes, comme son statut d’agent public le lui commande. En septembre dernier après un premier jugement qui l’avait débouté, il expliquait sur le réseau interne de la BCL accessible à ses 500 agents, que «ces multiples falsifications, outre ce qu’elles supposent et impliquent en matière de gestion des ressources humaines et juridique de la banque, sont susceptibles de constituer des infractions pénales me portant directement préjudice».

«Ce n’est pas, ajoutait-il, parce que des dérives personnelles sont dénoncées au sein de la BCL que la BCL est attaquée. Je pense au contraire que ce sont ces dérives qui portent avant tout atteinte à notre réputation». «Le rôle et l’importance de notre institution ne doit pas être un paravent derrière lequel tout est permis», signalait-il encore.

Selon les informations de Reporter.lu, le ministère des Finances a bien été saisi d’un signalement de faits en date du 17 novembre dernier. Les services de Yuriko Backes (DP) ont à leur tour relayé le signalement au procureur d’Etat en application de l’article 23 du code d’instruction criminelle qui oblige tout fonctionnaire ou toute administration à dénoncer des agissements susceptibles d’être contraires à la loi.

L’affaire administrative a été prise en délibéré. Aucune information ne filtre sur la date à laquelle les juges rendront leur verdict. Sur le front judiciaire, le parquet pourrait être tenté de s’intéresser de près aux affaires de la BCL, ce qui constituerait une première depuis la création de l’institution en 1998.

Selon les informations de Reporter.lu, le tribunal administratif a été saisi il y a quelques semaines du recours d’un autre agent de la BCL pour des griefs de harcèlement moral, assez proches du cas de l’informaticien. Un troisième dossier, qui n’a pas franchi le seuil d’un tribunal, met également en cause les conditions dans lesquelles une candidature à un poste de chef de service a été menée. L’agent met également en cause le manque d’indépendance et d’objectivité de la gestion des ressources humaines et de la compliance au sein de l’établissement.


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