Privé d’une promotion de chef de section et placardisé depuis lors, un agent de la Banque centrale du Luxembourg a mis en cause la gestion des ressources humaines de l’établissement. Saisi de l’affaire, le tribunal administratif a traité avec circonspection ses allégations.
Il a bravé par deux fois l’omerta qui pèse sur le personnel de la Banque centrale du Luxembourg (BCL). Emilien, prénom d’emprunt, diplômé d’une grande école de commerce et 25 ans d’expérience dans la finance, n’a pourtant rien d’une tête brûlée.
En mars dernier, cet agent de la BCL relevant de la carrière supérieure obtient du tribunal administratif sa réintégration physique au siège de la BCL, après que son chef l’eut sommé, quelques semaines plus tôt, de ne plus mettre les pieds au bureau, mais de travailler depuis son domicile. Son badge d’accès au bâtiment du boulevard Royal est préalablement désactivé. Il interprète alors cette injonction à télétravailler comme une mesure de rétorsion à son égard, faisant suite à un premier recours devant la juridiction pour contester une promotion interne et une réaffectation qui lui ont été refusées.
Saisi de l’affaire en référé, le président du tribunal administratif lui donne d’abord raison. Il enjoint à l’établissement public de le rétablir d’urgence dans tous ses droits. Dans son ordonnance du 4 mars dernier, le juge dénonce au passage «l’attitude récalcitrante de la Banque centrale du Luxembourg».
Reporter.lu relate l’affaire. Le jour de la publication, la direction de la BCL invite ses 500 agents à lire «avec circonspection» l’article jugé «tendancieux».
La retenue des juges
Le cœur du litige opposant Emilien à son employeur connaît le 29 juillet dernier un dénouement peu favorable. L’agent, qui accuse la BCL de maltraitance et de harcèlement moral depuis trois ans et réclame 600.000 euros de dédommagements, est en effet débouté de son recours principal. Les juges administratifs estiment que le recrutement d’une concurrente d’Emilien au poste de chef de service d’un département informatique s’est fait dans la légalité.
La décision du tribunal administratif est susceptible d’appel.
Le raisonnement des magistrats sur la question du harcèlement moral est aussi prudent qu’alambiqué, comme si l’exploration de cette problématique du droit du travail était un terrain miné. Le jugement de la fin juillet illustre en tout cas la difficulté des employés, quel que soit leur statut public ou privé, de documenter valablement et factuellement le harcèlement et les actes d’humiliation dont ils disent être ou avoir été victimes. L’indigence de la législation luxembourgeoise sur le harcèlement moral ne plaide pas en faveur des victimes.
Le 11 juin 2019, Emilien se fait annoncer par la direction de la BCL le rejet de sa candidature au poste de chef de service d’un des départements informatiques, en pleine restructuration qui s’est étalée sur trois années. Une de ses collègues lui a été préférée, alors qu’il occupait officieusement depuis 2016 le poste convoité, sans pour autant en avoir le titre ni la rémunération.
Le choix de sa concurrente s’est fait aux termes d’une procédure de recrutement peu ordinaire pour un établissement public, ayant fait intervenir un consultant externe. L’arbitrage de ce dernier a été déterminant dans la sélection finale. Aux termes d’un jeu de rôle et de simulation, Emilien n’a pas le meilleur profil en matière de management des équipes pour devenir chef de service. Le consultant rend en effet «un avis nuancé» sur sa candidature, selon les termes politiquement corrects employés dans le cadre du contentieux administratif. Le rapport d’évaluation a été produit par la BCL en fin de procédure, après de longues hésitations.
Entretiens factices et intimidations
Recalé, l’agent tire de cet échec un certain ressentiment. Il se voit mal être aux ordres d’une collègue dont il fut auparavant le chef faisant fonction. Toutefois, le malaise dépasse des questions d’amour propre froissé.
L’agent demande sa réaffectation dans un autre service, mais essuie un refus de la direction. Un poste de «Coordination SEBC et transversale» de son département informatique est spécialement créé pour lui à partir du 1er janvier 2020. Il voit cette affectation comme une placardisation destinée à le faire démissionner.
Il juge «non-valorisantes» ses nouvelles fonctions d’assistant au chef d’un département informatique, qui consistent au tri de redistribution des courriers électroniques provenant des comités de la Banque centrale européenne. La tâche ne dépasserait pas une charge de travail d’une demi-journée par semaine.
Pour autant, sa situation factuelle et juridique auprès de la BCL est inchangée: il a conservé son poste, un rang identique et le même traitement. La charge mentale, elle, a changé. Le climat de travail est devenu toxique.
La direction invite l’agent à effectuer son travail au sein du département IT avec le sérieux et le professionnalisme requis et dans le respect de sa fonction et de la hiérarchie.“Courriel de la BCL, avril 2020
La BCL conteste le caractère dévalorisant et subalterne du travail qui lui a été désormais assigné.
L’agent accuse sa hiérarchie de «harcèlement managérial conscient et organisé» qui se manifeste, selon les arguments relayés dans le contentieux administratif, par des «entretiens factices, (…) des propositions de postes relevant de la carrière moyenne, alors qu’il fait depuis toujours partie de la carrière supérieure et des intimidations pour avoir contesté une décision de la direction de la BCL ainsi que des insinuations douteuses à son égard».
Il engage alors un bras de fer avec la direction de la BCL, la sommant d’abord de motiver formellement son refus de réaffectation. La réponse est donnée – tardivement – en avril 2020. La direction «juge la requête (…) non recevable et condamne fermement l’attitude irrespectueuse de l’agent vis-à-vis de la direction» et l’invite «à effectuer son travail au sein du département IT avec le sérieux et le professionnalisme requis et dans le respect de sa fonction et de la hiérarchie (…)».
Face à l’impasse, le 30 juin 2020, Emilien saisit le tribunal administratif. Il demande rétroactivement l’annulation de la nomination de sa collègue, jugée douteuse. Il conteste également le refus de sa réaffectation que la direction lui a opposé.
Droit d’ingérence
Son recours est assorti d’une demande de condamnation de la BCL a lui payer les arriérés et suppléments de rémunération. Il invoque également un préjudice matériel et moral du fait d’actes de harcèlement moral. Un montant de 600.000 euros est avancé, ce qui est inédit dans l’administration luxembourgeoise.
Les juges administratifs se déclarent incompétents pour toiser la demande en réparation du préjudice matériel et moral, cette faculté relevant de juridiction civile.
En revanche, le tribunal fait valoir un droit d’ingérence dans les affaires de personnel et les processus de recrutement de la BCL. L’exercice est assez inédit pour une juridiction. Toutefois, ce droit de regard est limité compte tenu du caractère particulier de la Banque centrale, qui revendique jalousement depuis sa création en 1998 son indépendance totale de tout pouvoir.
Pour permettre aux agents et aux supérieurs hiérarchiques de savoir de quelle manière se comporter face à un éventuel cas de harcèlement, un certain nombre d’informations sont mises à disposition.“Ministère de la Fonction publique
De fait et en l’absence de disposition légale ou réglementaire, «la BCL peut a priori organiser le fonctionnement de ses services en fonction de ses besoins sans devoir avoir égard aux convenances personnelles de ses agents à ce sujet qui n’ont a priori aucun droit de formuler une quelconque revendication quant à leur affectation à un poste déterminé», relèvent les juges dans leur décision du 29 juillet. Bien qu’elle soit un électron libre dans l’écosystème administratif luxembourgeois, la BCL ne peut pas échapper à tout contrôle, au risque de se faire consacrer un pouvoir arbitraire.
Le contrôle juridictionnel de l’établissement public est donc possible pour évaluer la légalité de ses décisions et vérifier leur caractère proportionnel, estime, pour droit, le tribunal.
Pour le reste, les juges n’identifient pas de faille dans le processus de recrutement qui a mis Emilien sur la touche en juin 2019: aux termes de la sélection, ce dernier a obtenu 72 points tandis que sa concurrente en a eu 81. Aucune erreur d’appréciation des candidatures ne peut être reprochée à la BCL qui vaudrait l’annulation de ses décisions, font valoir les magistrats.
Manque de documentation
Ils montrent en revanche la plus grande circonspection dans le traitement des allégations de harcèlement moral. L’agent, estiment-ils, n’a pas été en mesure de documenter factuellement et juridiquement le rapport entre la toxicité de sa situation professionnelle et la contestation de la procédure de la nomination de sa collègue au poste de chef de section.
L’avocate de l’agent de la BCL a construit une ligne de défense avec les moyens du bord, c’est-à-dire pas grand chose sur le plan du droit. Elle a notamment fait valoir l’obligation de tout responsable d’un établissement public, d’une administration et même d’une entreprise de préserver la santé physique et psychique de ses agents ou employés. Dans la fonction publique, le statut général du fonctionnaire interdit toute forme de harcèlement, mais sans en tirer de conséquences sur le plan des sanctions.
Le fantôme de la commission spéciale
Les affaires de harcèlement ne relèvent pas du champ de compétence des juridictions administratives.
Les juges renvoient ainsi le requérant à la commission spéciale, instituée auprès du ministre de la fonction publique pour veiller au respect de l’interdiction de harcèlement moral. Théoriquement, soutient la juridiction dans son jugement, cette commission spéciale peut adresser des «recommandations» à la BCL pour faire cesser les actes de harcèlement, si, bien sûr, les faits sont avérés.
Or, les juges convoquent une commission spéciale qui ne siège plus depuis près de 8 ans, après que la Cour constitutionnelle, sur question préjudicielle de la Cour administrative, eut déclaré sa base légale non conforme à la Constitution. Il y a donc, outre une erreur de droit de la part de la juridiction qui ne consulte pas sa propre jurisprudence, un vide juridique total et peu de volonté politique de le combler.
Désert juridique
Le ministère de la Fonction publique (MFP) convient, qu’à défaut de base légale, c’est la méthode D, comme débrouille, qui sert de référence. «Pour permettre aux agents et aux supérieurs hiérarchiques de savoir de quelle manière se comporter face à un éventuel cas de harcèlement, un certain nombre d’informations sont mises à disposition sur le portail de la Fonction publique et notamment (une) brochure», explique son service communication.
Fin 2021, la Chambre des fonctionnaires et des employés publics déplorait dans un avis à la Chambre des députés ce désert juridique et dénonçait l’indigence des moyens mis à la disposition du service psychosocial de la Fonction publique pour soutenir les victimes de harcèlement moral.
Le premier gouvernement Bettel s’était engagé en 2017 à mettre en place un nouveau cadre légal pour sanctionner efficacement le harcèlement dans la fonction publique, mais le projet de loi est en jachère depuis décembre 2018.
Il n’y a pas de statistiques officielles sur les cas de harcèlement dans la fonction publique, fait savoir le MFP. Toutefois, une «analyse superficielle» de ses services fait état de 17 affaires de harcèlement (dix de harcèlement moral et sept de harcèlement sexuel) entre 2017 et 2022. Sur ces 17 affaires, quatre cas sont toujours en cours d’instruction, deux sont en attente d’une décision devant le conseil de discipline et quatre ont été classées sans suite.
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