Qui ne connaît pas Jo Kox? Le réseau de l’incontournable président du Fonds culturel national va bien au-delà de son écosystème primaire. Pourtant, alors qu’il s’apprête à présenter le 28 juin le Plan de développement culturel promis par l’accord de coalition en 2013, la question se pose: qui est vraiment Jo Kox? Et surtout: est-il l’homme de la situation?
Il a une petite mine ces derniers temps, Jo Kox. L’ancien marathonien au teint hâlé a désormais le visage pâle de ceux qui accumulent les nuits courtes et les journées sans soleil. La silhouette élancée s’est insensiblement courbée aussi sous le poids de la charge qu’il assume depuis le 2 juillet 2016, jour où le président du Focuna a été nommé par le premier ministre et ministre de la Culture Xavier Bettel «chargé de mission pour la rédaction du Plan de développement culturel».
Officiellement, ce plan sera présenté le jeudi 28 juin au matin à la Chambre des députés, l’après-midi à la presse et les deux jours suivants à l’ensemble de la scène culturelle réunie en Assises pour en débattre. Le document commence à circuler partiellement sous le manteau. Histoire de titiller les incrédules qui veulent le voir pour y croire, et de calmer les réfractaires prêts à dégainer l’artillerie lourde de leurs critiques.
Le chargé de mission accepte de nous rencontrer. Mais à ses conditions: 1) «Pas au ministère de la Culture!»; on lui a octroyé un bureau à raison de 30 heures par semaine pour rédiger son Plan mais en période préélectorale la communication y est verrouillée. 2) «On laisse ma vie privée de côté!»; son épouse Patricia ne transige pas sur ce point. 3) «On ne dit rien sur le Plan de développement culturel!»; les députés en ont la primeur. 4) «Je choisis les photos qui accompagnent le texte!» Là, il est temps de dire non et de reprendre la main.
Un épisode traumatique
Séance photo place de la Constitution à Luxembourg avec en arrière-plan l’hôtel des Terres Rouges qui abrite le ministère de la Culture. L’homme, habitué des médias auxquels il donne régulièrement des entretiens, prend naturellement la pose, assis sur le parapet qui surplombe la vallée. En octobre 2012, il s’était glissé le temps d’une interview au Tageblatt dans la peau d’un virtuel ministre de la Culture. Il y faisait ce constat sur un ton mi-ironique, mi-sérieux: «En fin de compte, ce n’est pas toujours facile en politique de faire ce que l’on souhaite». Six ans plus tard, alors que certains spéculent sur ses ambitions cachées, il affirme que ce poste-là ne l’intéresse pas. «J’ai été vacciné de la politique lorsque j’avais 16 ans. Ma mère était sur la liste CSV aux législatives de 1974. Peu avant les élections, un candidat est décédé. Le parti a organisé un congrès extraordinaire pour remplacer le défunt. C’est ainsi qu’on l’a écartée pour mettre sur la liste Fernand Boden et Mme veuve Nelly Duhr-Hirtt». La presse en avait fait les choux gras.
Un épisode traumatique pour le jeune adolescent de l’époque qui parle toujours, avec une ombre dans le regard, de cet événement comme d’une «humiliation». Et d’ajouter: «Là, je me suis dit que je ne m’engagerai jamais en politique». Cela contrairement à deux de ses frères membres du parti Déi Greng, Martin qui est 1er échevin de la commune d’Esch-sur-Alzette et Henri qui est député et ancien bourgmestre de Remich.
C’est aussi ce souvenir douloureux qui explique sa difficulté à encaisser «L’affaire Lunghi», durant laquelle le directeur du Mudam et ancien partenaire pendant 13 ans au Casino Luxembourg Forum d’art contemporain a été lâché par le ministre de la Culture, avant même que la prétendue agression dont il était accusé ait été éclaircie. «Il lui est arrivé la même chose qu’à ma mère. Être ainsi jeté en pâture devant l’opinion publique est très difficile à vivre. Luxembourg est un village».
A l’ombre du clocher de Remich
La figure maternelle reste la grande inspiratrice de sa vie, dit le huitième enfant d’une fratrie de 11, né à Luxembourg en 1958. «C’est une femme qui s’est toujours engagée pour les autres, pas pour elle-même. On a tous hérité de cela, c’est dans les gènes».
Cette éducation est teintée de culture chrétienne dans cette famille qui compte dans son arbre généalogique bon nombre de nonnes et de curés. «Jo, ça vient de Joseph! Ce n’est pas un hasard», lâche celui qui a été scout et enfant de chœur.
Lorsque je rentre dans certains édifices religieux, je dois dire que cela m’interpelle.“Jo Kox
Après l’école primaire de Remich, on l’envoie en pension à l’école apostolique de Clairefontaine tenue par les prêtres du Sacré-Cœur. Il y a parmi ses condisciples l’actuel archevêque de Luxembourg, Jean-Claude Hollerich. Un autre Jean-Claude, Juncker, est aussi passé par là quelques années plus tôt. «Je n’en garde pas un mauvais souvenir. Il fallait prier tous les matins et on travaillait plus le dimanche qu’en semaine, mais à l’époque on prenait les choses comme elles venaient, sans se poser trop de questions. Et puis il y avait la Drëp à la fourmi que l’on allait boire à Eischen les mercredis après-midi!», confesse-t-il.
Même s’il n’est pas pratiquant, il a gardé de cette éducation catholique une forme de foi personnelle et reconnaît ne pas être insensible à une certaine mystique. «Lorsque je rentre dans certains édifices religieux, je dois dire que cela m’interpelle».

Il poursuit ses études en Belgique, à l’Athénée Royal d’Arlon puis à Bruxelles où il s’oriente, «un peu par hasard», dans la voie du tourisme. A l’entendre, son idée première était de suivre des études d’histoire de l’art à Aix-en-Provence. Il avait suivi avec bonheur quelques cours d’aquarelle et de modelage qui lui avaient ouvert les cimaises d’une exposition d’amateurs à Remich. Se voyait-il en nouveau Sosthène Weis? Pas de chance: un ajournement au bac lui fait manquer les délais d’inscriptions. Ce sera donc le tourisme en Belgique. «Ces études m’ont au moins permis de connaître sur le bout des doigts le patrimoine culturel belge, et par la suite celui des différentes villes arpentées pour le compte de Luxair Tours».
Il date son premier choc culturel en 1985-1986, lorsqu’il voit pour la première fois du pop art au Whitney Museum of Modern Art de New York. «Je me suis dit que c’était du grand n’importe quoi. Je n’en avais pas les clés de lecture», observe l’ancien gamin des vignes qui passait son temps libre à jouer au foot avec ses copains. Et sa première révélation? «Le musée de la civilisation anatolienne à Ankara. Je suis resté bouche-bée devant les vitrines».
De 1982 à 1993, Jo Kox travaille pour l’opérateur touristique avant de postuler pour le projet de la première capitale européenne de la Culture à Luxembourg. Il y est responsable de la coordination touristique aux côtés de Guy Wagner, «l’un de mes deux godfathers culturels avec Paul Reiles». Pourquoi ce jeune père de famille a-t-il lâché un CDI confortable pour un CDD dont il ne pouvait soupçonner qu’il entraînerait l’aventure de la création du Casino Luxembourg? «En 1993, j’avais connu Madrid capitale européenne de la Culture. Cela m’avait permis de découvrir l’attractivité d’une offre culturelle pour une ville. Et puis j’avais envie de nouveaux défis». Avec la persévérance, c’est l’une des clés de sa personnalité.
Le marathonien de la culture
L’ancien scout soumis à l’autorité bienveillante de ses grandes sœurs cheftaines a conservé aujourd’hui encore son côté «toujours prêt», au point d’en faire parfois trop.
Un double pontage coronarien a stoppé une carrière de marathonien amateur démarrée sur le tard, alors qu’il avait 37 ans, sous la houlette de la championne de raids de l’extrême et amie Simone Kayser. Mais le marathon se poursuit sur la scène culturelle où Jo Kox va quasiment tout voir, au-delà de ce qu’imposeraient ses fonctions de président du Fonds culturel national et beaucoup plus que l’ensemble de ses colocataires du ministère de la Culture.
«Je le fais par curiosité intellectuelle et parce que j’ai énormément d’admiration pour ces artistes qui vivent leur engagement artistique comme un sacerdoce, qui sacrifient beaucoup de choses pour décrocher la première place. Je le fais aussi parce que j’estime que le métier m’y oblige. Je n’ai pas eu d’éducation artistique. J’ai dû m’approprier les clés de compréhension de l’art et je continue à apprendre. Pour cela il faut voir, voir et revoir».
La scène culturelle ne l’a pas accueilli à bras ouverts.“Enrico Lunghi
Enrico Lunghi a créé le Casino Luxembourg Forum d’art contemporain avec Jo Kox en 1996. Le premier était directeur artistique, le second directeur administratif. «La scène culturelle ne l’a pas accueilli à bras ouverts parce qu’il ne connaissait pas grand-chose à l’art. Elle a appris à l’apprécier», confie l’ex-directeur du Mudam. «Il faut dire que Jo a un contact très naturel avec les artistes et que ce grand travailleur n’a pas peur de mettre la main à la pâte». Et ce n’est pas une façon de parler: il lui arrivait régulièrement d’officier aux fourneaux lors des conférences de presse, en habitué des grandes tablées.
Cette approche presque sacerdotale de sa mission culturelle ne passe pas inaperçue et force, de fait, l’admiration de la plupart des artistes. «Il est partout», confirme une plasticienne non sans noter dans un sourire l’avoir aussi vu s’assoupir de fatigue lors d’un spectacle, «mais au moins il est là!»
Au demeurant, on trouvera sur la scène culturelle peu d’artistes qui le critiquent ouvertement. Il faut dire qu’en 2017, le Focuna a distribué 540.000 euros d’aides ou subventions à 241 projets, mais aussi 48 bourses pour un montant de 147.000 euros. Il est de fait quasi incontournable pour développer un projet sur la scène artistique. Ce n’est pas un petit pouvoir, quand bien même la présidence est bénévole.
Des antennes tous azimuts
Alors, le moteur de Jo Kox relève-t-il de la mission ou est-ce une affaire de pouvoir? En fin de compte, ne regrette-t-il pas le serment que le jeune adolescent blessé par la politique s’était fait à lui-même? «La politique m’intéresse à mort mais je connais trop ses jeux de pouvoir internes, les bagarres pour conserver des postes en CDD. Je pense que je peux faire bouger les choses tout autant dans les coulisses et sur le terrain».
La culture se défend au-delà de son petit périmètre.“Jo Kox
Ce constat est peut-être aussi une forme de sagesse chez celui dont l’activisme téléphonique, lorsqu’il a un point de vue à faire valoir, ne manque pas de revenir aux oreilles des principaux acteurs visés. Ce qui fait lever les yeux au ciel à certains responsables d’institutions culturelles. «Gérer les sensibilités politiques n’est pas son point fort», lâche l’un d’eux. «Son point fort, c’est qu’il connaît tout le monde. Son point faible, c’est qu’il connaît tout le monde», ajoute une autre personne.
De fait, nul dans le pays n’a probablement un carnet d’adresses aussi fourni que Jo Kox. «Je le tiens à jour depuis 1995, première année européenne de la Culture au cours de laquelle j’étais en charge de la coordination touristique». Et cela va au-delà de la sphère culturelle? «Oui, on peut dire que le tout Luxembourg y est. La culture se défend au-delà de son petit périmètre. Ne serait-ce que pour activer des sponsors par exemple». Entre la place de la Constitution, où s’est déroulé le shooting photo, et le café de la Grand-Rue où se poursuit l’interview, notre interlocuteur est salué tous les 50 mètres par l’un ou l’autre passant à qui il répond d’un franc sourire assorti d’un signe de tête, faute d’avoir le temps d’échanger les dernières nouvelles.
Cet activisme public s’arrête sur le seuil de sa maison et de son intimité familiale. «Il a un cercle d’amis restreint auquel il est fidèle depuis de longues années», observe Enrico Lunghi qui est l’un des rares professionnels de la scène culturelle à en faire partie.
L’analyse plus que la synthèse
Lorsqu’on l’interroge sur sa principale fierté professionnelle, l’ancien directeur du Casino cite la création de l’association d’Stater Muséeën qui a permis, «en surmontant les égos», la mise sur pied en 2001 de la Nuit des musées, désormais bien ancrée dans l’agenda culturel du pays. Des regrets? «Je n’en ai pas. Bien sûr certaines choses ont été moins réussies que d’autres mais j’ai une mémoire sélective. Je suis encore dans l’action et je préfère regarder vers l’avant».
Aussi n’évoque-t-il pas ce passage à vide dans sa carrière, après l’annonce prématurée de son départ du Casino Luxembourg, un an avant la date effective de mars 2016. La ministre de la Culture de l’époque, Maggy Nagel, lui avait fait miroiter la professionnalisation du Fonds culturel national et la création d’un poste de directeur, dont il aurait eu la charge. Or en novembre 2015, la très controversée ministre était priée de plier bagage pour laisser la place à Xavier Bettel. Trop tard pour que Jo Kox revienne dans le giron du Casino. Toujours président bénévole du Focuna mais devenu conseiller indépendant, il ira proposer ses bons offices à Xavier Bettel lorsque les premières Assises culturelles se tiennent en juillet 2016. Le 2 juillet, le Premier ministre annonce qu’il l’a choisi pour faire le suivi et travailler à la rédaction du Plan de développement culturel.
Les conditions de cette nomination avaient surpris à l’époque. Jo Kox, qui était rapporteur de l’une des tables-rondes organisées pendant les Assises, avait confisqué la tribune en faisant non pas le compte-rendu des discussions de son panel mais en annonçant que le Focuna allait devenir le futur «Luxembourg Art Council». Depuis lors, le Focuna a subi une profonde mutation pour se mettre en ordre de marche pour cette mission. Et le doute peut planer: l’objectif du Plan de développement culturel se limitera-t-il à la création d’un Luxembourg Art Council?
Le chargé de mission a effectué un colossal travail de collecte de données en vue de la réalisation de ce Plan. Les professionnels qu’il a approchés pour cela en attestent. Mais celui qui reconnaît être «plus un homme d’analyse que de synthèse» est-il parvenu à en dégager des grandes lignes?
Si le doute subsiste, c’est que la responsabilité du ministère de la Culture dans cette affaire n’est pas claire. Aurait-on envoyé l’incontournable Jo Kox au charbon pour se débarrasser d’un projet auquel le libéral ministre de la Culture n’a au fond jamais cru?
Le «Monsieur Plan de développement culturel» ne répond pas à la question. Son expresso macchiato est depuis longtemps terminé. Il est temps pour lui d’aller à son prochain meeting.