Edmond de Rothschild Europe est au cœur d’une nouvelle affaire judiciaire mettant en cause sa gestion défaillante. L’ancien patron du groupe pétrolier russe Rosneft a porté plainte à New York contre la banque accusée d’escroquerie. A Luxembourg, l’enquête s’est enlisée.  

Les ennuis volent en escadrille pour la banque Edmond de Rothschild Europe à Luxembourg. Le dernier en date a fait l’objet d’un éclairage médiatique comparable à l’affaire 1MDB qui a éclaboussé la banque et son ancien dirigeant Marc Ambroisien en 2017 et leur a valu de lourdes sanctions de la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF). Une amende de 8,9 millions pour la banque et une interdiction d’exercer des fonctions dans le secteur financier pour l’ex-CEO.

L’attaque cette fois vient d’un discret homme d’affaires russe et ancien patron du groupe pétrolier Rosneft, Sergueï Bogdantchikov. Il a porté plainte le 14 octobre pour fraude et escroquerie contre la banque Edmond de Rothschild Europe (ERE) devant un tribunal de New York.

Aux États-Unis, les plaintes sont publiques. L’affaire a d’abord été relayée par le Financial Times et l’agence Bloomberg avant que d’autres titres internationaux s’en emparent, notamment en Suisse où la prestigieuse maison mère a son siège.

Sergueï Bogdantchikov, l’homme discret

La plainte de Bogdantchikov donne un aperçu sur les pratiques peu orthodoxes de l’établissement financier notamment sous Marc Ambroisien, qui était à sa tête entre 2012 et 2015. Le Russe ne met pas directement en cause le dirigeant. La procédure vise le gestionnaire de ses comptes, qui avait le titre de premier vice-président de ERE, le Luxembourgeois Carlo Thewes.

Les allégations sont graves. Le gestionnaire est entre autres accusé d’avoir encaissé des commissions indues et des dessous de table de la part d’intermédiaires financiers établis à New York et visés nommément par la plainte (d’où la saisie de la juridiction états-uniennes). Thewes aurait fait des investissements très spéculatifs sans avoir eu le mandat de son client russe pour ce faire.

Bogdantchikov avait gagné beaucoup d’argent chez Rosneft (…) C’est un homme discret et normal et son argent est clean de chez clean. »Proche du dossier

Thewes a quitté la banque Rothschild en 2016, peu avant que Sergueï Bogdantchikov ait eu connaissance des pertes de valeurs importantes sur son portefeuille, qui était structuré à titre fiduciaire dans la société de patrimoine familial luxembourgeoise Fortinvest Investments Holding. ERE offrait les administrateurs, parmi lesquels Marc Ambroisien qui y siégera jusqu’à son limogeage en 2015.

«Bogdantchikov avait gagné beaucoup d’argent chez Rosneft. Il a accumulé une belle fortune, mais ce n’est pas un oligarque. C’est un homme discret et normal et son argent est clean de chez clean», assure un de ses proches à Reporter.lu.

12 millions de dollars de commissions

En un peu plus d’une décennie de gestion, la banque a encaissé 12 millions de frais et commissions.

Se décrivant lui-même comme un investisseur ultra conservateur, l’ex CEO de Rosneft prétend ne jamais avoir confié de mandat de gestion discrétionnaire à son banquier.

Il pensait disposer d’avoirs de 122 millions de dollars en portefeuille à Luxembourg. C’est en tout cas le dernier reporting que lui fournira Carlo Thewes en août 2015. Or, les états financiers que lui présentera la banque en 2016 lorsqu’il commence à avoir des doutes sur la probité de son gestionnaire, ne s’élèvent plus qu’à 64 millions de dollars, dont 22 millions ont été investis dans des produits illiquides et seulement 3 millions de dollar en cash. La moitié des fonds a donc été siphonnée.

Le client estime que l’escroquerie présumée lui a causé un préjudice de 100 millions de dollars, en tenant compte du manque à gagner du fait des investissements hasardeux et non autorisés réalisés par le gestionnaire.

Dans un premier temps, le Russe tente de trouver une solution à l’amiable avec ERE. Les discussions s’enveniment à l’automne 2016 et obligent le client à passer à la vitesse supérieure et à saisir la justice luxembourgeoise. En avril 2017, il porte plainte avec constitution de partie civile pour escroquerie et faux contre la banque, les ex-administrateurs de Fortinvest et l’ancien gestionnaire de son compte.

De son côté et selon une source proche de l’enquête, Edmond de Rothschild Europe a porté plainte contre Carlo Thewes, son ancien employé. Contactée par Reporter.lu, la banque n’a pas donné suite à nos sollicitations.

Transfert à la BIL bloqué

L’homme d’affaires a eu toutes les difficultés du monde à changer de banque à Luxembourg, après la découverte du forfait de son gestionnaire.

Il avait alors ouvert un compte à la BIL dans l’intention d’y transférer les 64 millions de dollars qui lui restaient en compte.

Toutefois, la Rothschild a refusé d’exécuter l’ordre de transfert à l’établissement concurrent et a bloqué les fonds sous prétexte de l’absence d’un audit de compliance du client. Il faudra attendre juin 2019 et un jugement d’un tribunal civil (ERE ne fera pas appel de la décision) pour que l’argent aille enfin sur le compte à la BIL.

Le dossier pénal est en rade au Luxembourg. »Un proche du dossier

C’est d’ailleurs à la faveur de ce jugement de l’été 2019 et de la restitution de ses fonds que l’ex-patron de Rosneft a découvert les circuits frauduleux de son argent entre 2001 et 2016 vers les intermédiaires aux États-Unis. La plainte à New York que Reporter.lu s’est procurée, fait état de deux sociétés Fontanelle Capital et OIM Capital auxquelles la banque luxembourgeoise a eu recours pour investir les fonds de Fortinvest. Les deux intermédiaires ont notamment utilisé le cabinet d’avocats Mossak Fonseca, qui fut au cœur du scandale des Panama Papers portant sur des schémas de fraude fiscale internationale à partir du Panama.

En parallèle de son action pénale, Bogdantchikov a introduit en 2017 une action en responsabilité civile pour tenter de récupérer sa mise de départ. Mais en vertu du vieux principe qui veut que le criminel tient le civil en état, la procédure est actuellement bloquée par la plainte pour escroquerie.

Un autre plaignant russe

Plus de trois ans après le dépôt de plainte, l’affaire est toujours en instruction. Le client a été entendu en 2018 par la police judiciaire qui a produit un premier rapport en 2019, selon une source proche du dossier. L’enquête a été confiée à la juge Colette Lorang, mais cette dernière n’a pas procédé à des inculpations. «Le dossier pénal est en rade au Luxembourg», déplore notre source.

Bogdantchikov s’est aussi tourné vers la justice pénale en Suisse. Il a mis en cause la maison mère de ERE pour défaut de surveillance des activités de sa filiale luxembourgeoise. Le parquet helvétique s’est déclaré non compétent en première instance. Un appel a été interjeté contre cette décision. Là encore, l’affaire suit son cours tranquille.

La procédure new yorkaise pourrait donner un coup de boutoir pour faire avancer le dossier luxembourgeois. D’autant que Bogdantchikov n’est pas le seul client à faire grief à la banque Edmond de Rothschild Europe de pratiques financières borderline.

De source judiciaire, Reporter.lu a en effet appris qu’un autre client de la banque luxembourgeoise avait également porté plainte contre l’établissement pour escroquerie. Il s’agit d’un autre ressortissant russe, Philipp Kaplun. L’enquête est également toujours en cours. Elle est aussi diligentée par la juge d’instruction Colette Lorang.


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