Les premières inculpations dans l’affaire «1MDB» viennent d’être prononcées aux Etats-Unis. Au Luxembourg, la banque incriminée a été sanctionnée d’une amende record, mais encourt encore un risque judiciaire. Comment en sommes nous arrivés là? Histoire d’un scandale.
Silence, enquête en cours. Nous interrogeons ce lundi le porte-parole du parquet sur d’éventuelles avancées dans l’instruction relative aux centaines de millions d’euros détournés du fonds souverain malaisien 1MDB qui ont atterri dans les coffres de la banque luxembourgeoise Edmond de Rothschild.
Le mutisme est devenu loi depuis de longs mois sur la cité judiciaire quand on aborde l’épineux dossier. Mais, la semaine dernière, les Etats-Unis ont donné un coup de pied dans la fourmilière. Les agents du FBI associés à la brigade des fraudes américaines ont officialisé par voie d’inculpation l’identité des trois premiers accusés de ce détournement de plusieurs milliards de dollars d’argent public.
Dans son communiqué de la semaine dernière, le «Department of Justice» dit même apprécier «l’assistance significative» des autorités judiciaire et policière du Luxembourg dans l’investigation. Les autorités luxembourgeoises n’ont, quant à elles, pas communiqué depuis l’annonce de l’ouverture de l’instruction au Grand-Duché le 31 mars 2016. Malgré l’impatience des journalistes luxembourgeois, l’avancement de l’enquête aux Etats-Unis n’a pour l’instant rien changé à la donne.
Le scandale 1MDB : De quoi s’agit-il et quel est le rapport avec le Luxembourg ?
- Plusieurs milliards d’euros ont été détournés du fonds souverain public malaisien « 1MDB » (pour « 1 Malaysia Development Berhad »), une partie de l’argent a transité par le Luxembourg.
- 472,5 millions de dollars ont atterri en 2012 sur un compte de la banque Edmond de Rothschild basée à Limpertsberg.
- La Commission de Surveillance du secteur financier luxembourgeois (CSSF) a condamné Edmond de Rothschild (Europe) à une amende record de neuf millions d’euros pour «manquement à ses obligations en matière de lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme».
- La Justice américaine a inculpé la semaine dernière les premières personnes dans le cadre de ce scandale. Il s’agit de l’homme d’affaires malaisien Jho Low, proche de l’ancien Premier ministre, et de deux banquiers de Goldman Sachs.
- L’enquête judiciaire est toujours en cours au Luxembourg.
La presse précède le judiciaire
On tente donc notre chance en cette rentrée automnale. Mais le représentant du ministère public repousse malicieusement l’approche au moyen de deux coupures de presse.
La première est une brève du «Quotidien». Dans son édition du 30 juin 2016, le journal francophone révélait la descente la veille d’une centaine de policiers dans les locaux d’Edmond de Rothschild. Le rapprochement de cette perquisition (hors norme pour le Grand-Duché) avec 1MDB n’était effectué que trois mois plus tard dans le «Luxemburger Wort».
La seconde publication est une dépêche Reuters parue en mai cette année. L’agence de presse révèle que les autorités luxembourgeoises cherchent à savoir que faire des 100 millions de dollars d’actifs gelés au Grand-Duché. Quelques jours plus tôt et à la surprise générale, l’autoritaire Premier ministre malaisien Najib Razak avait électoralement succombé aux accusations de participation active aux détournement du fonds 1MDB (1 Malaysia Development Berhad) qu’il avait institué en 2009 pour financer le développement du pays. Sa mainmise sur le système judiciaire malaisien n’est plus. Les différentes juridictions dans lesquelles l’argent a transité peuvent dorénavant compter sur le concours du tigre asiatique pour progresser dans leurs enquêtes respectives.
Goldman Sachs, d’une crise à l’autre
Les Etats-Unis ont ainsi dévoilé jeudi de la semaine dernière, les mécanismes d’une partie de l’escroquerie. Elle porte sur la levée de trois obligations bancaires opérées entre 2012 et 2013. Des six milliards de dollars collectés, 2,7 ont été détournés, selon les actes d’inculpations publiés la semaine passée. Les membres de l’équipe de choc théâtralement nommée «Kleptocracy» révèlent l’identité de trois protagonistes: l’homme d’affaires malaisien Jho Low, le banquier Roger Ng et son patron Tim Leissner.
Les autres personnes clés, physiques ou morales, sont anonymisées. Un observateur de ce dossier déjà largement exposé dans la presse internationale identifie néanmoins sans difficulté les institutions et les personnages. «U.S. Financial institution #1» se réfère à la banque d’investissement américaine Goldman Sachs. «Malaysian Official #1» désigne l’ancien Premier ministre Najib Razak.
L’on comprend ainsi que, début 2012, Jho Low (37 ans) et le banquier de Goldman Sachs Roger Ng (51 ans), se rencontrent en Malaisie. Le jeune homme d’affaires au visage joufflu et au sourire sympathique bénéficie déjà des grâces du chef de l’exécutif malaisien. Il s’est lié d’amitié avec le fils (Riza Aziz) de la deuxième épouse (Rosmah Mansor) de l’ex-Premier ministre malaisien (Najib Razak), alors qu’ils étudiaient tous deux à Londres au début des années 2000.
Un peu plus tard, en 2009, le brillant Jho Low assiste déjà celui qui venait d’accéder aux manettes du pays dans le développement de son fonds souverain. Un premier détournement de fonds est d’ailleurs rapidement organisé (en septembre 2009) avec la complicité d’un courtier énergétique, Petrosaudi, ainsi que le détaillait en juillet 2016 le ministère de la Justice américain dans une saisie record évaluée à un milliard de dollars, des actifs financés par l’argent mal acquis.
Backchichs à gogo
Mais, dans son inculpation de la semaine passée, la Justice américaine dévoile cette réunion de M. Low et le représentant de Goldman Sachs début 2012. Parmi les décisions prises figure la nécessité d’obtenir la garantie d’une institution financière étrangère pour l’émission d’une obligation. Jho Low devait jouer le rôle d’intermédiaire entre le Premier ministre malaisien et les «représentants d’Abu Dhabi», plus précisément de l’un de ses fonds souverains Aabar.
Lors d’une rencontre organisée à Londres en février 2012, Jho Low explique à ses complices, auxquels s’ajoutent Tim Leissner et des collaborateurs de la banque, qu’ils auraient à payer des pots de vin en Malaisie et dans le petit Emirat du Golfe. Les parties prenantes s’assurent également de pouvoir contourner les mécanismes de conformité de la banque américaine, notamment au moyen de bakchichs.

Le 22 mai 2012, 577 millions de dollars générés la veille par l’obligation de 1,75 milliard, baptisée «projet Magnolia», sont transférés d’un compte américain d’une filiale de 1MDB vers un compte offshore (BVI) ouvert au nom de la société d’investissement Aabar et dont les administrateurs sont les dirigeants du fonds, Mohamed Al Husseiny et Khadem Al Qubaisi.
Le 17 octobre 2012, 1MDB lève encore 1,75 milliard de dollars. Le projet prend cette fois le nom de Maximus. Enfin, le projet «Catalyze» génère trois nouveaux milliards d’argent frais le 19 mars 2013. Les 2,7 milliards de fonds détournés transitent essentiellement via Aabar-BVI dans les jours suivants les transactions. Les centaines de millions affluent ensuite vers une myriade de comptes ouverts dans des banques suisses, singapouriennes ou malaisiennes aux noms de sociétés offshore.
Le loup est une femme
Les deux les plus significatives sont Blackstone, un nom répliquant celui d’une célèbre société d’investissement, et Red Granite Capital Limited, du nom de la société de production du beau-fils du Premier ministre Razak. La maison de production de Riza Aziz a notamment utilisé cet argent pour monter, au côté de Léonardo di Caprio, le blockbuster «Le Loup de Wall Street». Le film met en scène un banquier voyou entraîné dans une folie des grandeurs, une frénésie à laquelle semblent avoir succombé les protagonistes du détournement 1MDB.
Dans les échanges des protagonistes exposés par les autorités américaines apparaît notamment le rôle majeur joué par l’épouse de M. Razak Rosmah Mansor dans les motivations du détournement. Il faut envoyer des «gâteaux» («des pots de vin» traduit la justice américaine) à «madame la patronne» («madam boss»), peut-on lire. Le 10 octobre 2014, 4,1 millions de dollars sont par exemple transférés sur le compte d’un «joaillier new yorkais», «en partie pour financer les bijoux de l’épouse du Premier ministre malaisien».
A deux pas de la «Schueberfouer»
Comme dans un jeu de passe-boule, entre le 29 mai et le 30 novembre 2012, 472,5 millions de dollars échouent dans un compte baptisé Vasco Investment Services ouvert auprès de la banque Edmond de Rothschild, basée au Limpertsberg. La presse internationale, et notamment la journaliste Clare Rewcastle Brown (Sarawak Report), a détaillé le rôle joué par son ancien directeur général, le Thionvillois Marc Ambroisien, bénéficiaire, à l’en croire de généreux cadeaux en provenance de Khadem Al Qubaisi, titulaire du compte bancaire – et qui, pour rappel, était également l’administrateur de la société d’investissement Aabar qui détenait le compte off-shore BVI où a atterri l’argent du projet Magnolia.
L’ingénieur patrimonial et ancien fonctionnaire du fisc français repousse quant à lui la responsabilité sur le groupe bancaire, lequel aurait selon ses dires introduit le riche Emirati. La Commission de surveillance du secteur financier (CSSF) a condamné Edmond de Rothschild (Europe) à une amende, là encore, record de neuf millions d’euros. Le 23 juin 2017, le régulateur sanctionnait l’établissement pour «manquement à ses obligations en matière de lutte contre le blanchiment et contre le financement du terrorisme».
Des têtes connues
Le jeu de chaises musicales à la direction du groupe ces 24 derniers mois témoigne d’une volonté de faire «table rase du passé», comme l’explique un ancien collaborateur, mais aussi de satisfaire au régulateur. L’organigramme fait la part belle aux fonctions de «compliance», en mode bretelle, ceinture et parachute. «Le groupe Edmond de Rothschild (Europe) a pris dès le premier semestre 2016 des mesures pour renforcer ses procédures de conformité et de contrôle, avec notamment à court terme l’appui d’équipes dédiées supplémentaires et la mise en place d’un plan de remédiation (sic), et par le maintien permanent de standards élevés», rassure la directrice «Affaires internationales», Florence Gaubert, depuis Paris ce mardi.
Des banquiers connus et respectés localement, comme Frédéric Genet, Yves Stein (il a remplacé le premier nommé en septembre) ou encore François Pauly ont rejoint le conseil d’administration ces derniers mois. Alors que l’actionnaire Ariane de Rothschild a quitté ses fonctions au sein de la filiale luxemboirgeoise aux premières odeurs de soufre en juillet 2016. La banque, qui emploie quasiment 500 personnes au Grand-Duché, souhaite maintenant laisser le scandale 1MDB derrière elle. «C’est une question qui appartient au passé», nous disait Mme Gaubert lundi soir par téléphone.
Dans leurs lectures des comptes annuels du groupe (consolidé et au niveau local) et après correspondance avec le régulateur concerné et les directeurs juridiques de l’établissement, les commissaires au compte (PwC Suisse et Luxembourg) identifient comme «élément clé», les «provisions en relation avec les réclamations clients et les procédures judiciaires et fiscales». «La Banque fait face à des réclamations de la part de certains de ses clients et est impliquée dans diverses procédures judiciaires entrant dans le cadre de l’exercice de ses activités », peut-on lire.
A ce titre, la Banque a enregistré des provisions pour réclamations et procédures judiciaires, ainsi que des provisions pour honoraires d’avocats prévisionnels y relatifs pour un montant de 9.5 millions euros», lit-on dans le rapport annuel 2017 de la filiale luxembourgeoise. Affaires à suivre donc.