Le «Business for Culture Club» devrait devenir l’héritage immatériel d’«Esch2022». Pourtant, une enquête réalisée auprès d’artistes y ayant participé, révèle que son succès est tout sauf acquis. En même temps, le budget de la culture s’adapte aux réalités.
Le financement de l’après-Esch2022 suscite craintes, crispations et équivoque dans les milieux artistiques. Le «Business for Culture Club» (BFCC) est présenté par les organisateurs d’Esch2022 comme l’instrument de pérennisation après l’année culturelle. Ce mode de financement prévoit de tisser des liens entre le monde de la culture et les entreprises. Toutefois, dans un contexte économique difficile, le financement de la culture après l’année faste 2022 fait débat.
Le BFCC se présente comme «plus qu’une simple plateforme – il réunit la culture et les affaires». Il est au cœur de la vision politico-culturelle d’Esch2022 et de sa directrice, Nancy Braun: mettre en réseau les mondes économique et artistique. À travers des événements réguliers où sont invités des intervenants des deux sphères, le BFCC veut faire du «matchmaking» entre porteurs de projets culturels et entreprises.
La volonté de transposer une telle pratique, issue du monde des «start-uppers», sur le milieu très différent que celui de la culture et de ses financements, a été un des fils rouges de la capitale culturelle, même avant son lancement officiel.
Séminaires avec «E&Y»
Les travaux de mise en place de la plateforme ont débuté en 2020. Au printemps 2021, Nancy Braun annonçait des séminaires – en vidéo, Covid-19 oblige – monitorés par la firme d’audit «E&Y», pour lancer les rencontres. À l’époque, les porteurs de projets y avaient participé, avec des retours d’expérience mitigés: «Le flux ne passait pas vraiment et ce n’était pas seulement dû aux problèmes techniques», se rappelle une participante qui parle sous couvert d’anonymat. D’autres porteurs de projets confient y avoir pris part avant tout parce que les conventions entre Esch2022 et leurs compagnies respectives n’étaient pas encore signées. «Nous avons préféré y participer, par crainte de désavantages dans les négociations à venir pour notre budget», témoigne un autre candidat.
L’annonce que même si un projet remplissait les critères et remportait l’aval du jury, Esch2022 contribuerait au maximum à 50 pour cent du budget total avait fait monter l’inquiétude chez les travailleurs culturels. Beaucoup d’entre eux avaient déjà investi de l’argent et du temps considérable dans la conceptualisation de leurs projets. Comme dans une loterie, certains ont vu leur travail de plusieurs mois passer à la trappe, parce qu’ils ne rentraient pas dans la grille. Cela avait fait monter les mécontentements sur la place publique.
On se rappelle encore la lettre publique publiée par Claude Frisoni (ex-directeur général de la première capitale européenne de la culture en 1995) et du photographe Raymond Reuter, après le refus de leur projet. Le moral des 600 demandeurs de subventions – seuls 130 projets ont été retenus – n’était donc pas au beau fixe. Pousser les porteurs de projets sélectionnés vers les portes des entreprises privées pour y «pitcher» leurs idées en échange d’une aide matérielle était donc la panacée proposée par Nancy Braun – surtout pour les collectifs qui ont dû adapter la taille de leurs projets aux réalités budgétaires. «C’était un moment où nous nous sommes aperçus que beaucoup de projets avaient du mal à boucler leurs budgets de façon traditionnelle – ce qui nous a poussés à chercher des solutions alternatives», témoigne la directrice générale à Reporter.lu.
Projets fantômes
La rédaction de Reporter.lu a envoyé des questionnaires aux porteurs de 28 projets qui auraient cherché ou trouvé des financements auprès du BFCC. Les retours ont été mitigés: au moins cinq des porteurs de projets mentionnés sur le site web de la plateforme, ne savaient pas qu’ils y figuraient. Parmi eux le «Radio Art Zone», station de radio artistique qui a diffusé pendant 100 jours à partir du «Bridderhaus» à Esch. Paradoxalement, le BFCC a apposé la remarque «Financé» à ce projet. Pourtant, le co-directeur artistique Knut Auferman assure ne pas être au courant du BFCC, ne pas avoir cherché des financements et par ailleurs de ne pas trouver que cette initiative est une bonne idée. D’autres encore font valoir que les demandes listées par le BFCC ne correspondent pas aux sommes ou aux matériaux dont ils avaient besoin.
En général, les impressions recueillies se recoupent sur un élément. L’apparition du BFCC aurait été trop tardive et mal organisée – même si l’idée en soi n’est pas catégoriquement rejetée par la majorité des personnes interrogées.
«C’est toujours cool de se faire offrir des ‘Schnittercher’», résume un participant à plusieurs soirées de rencontre organisées par le BFCC. Pour lui, ces événements auront surtout servi à se rencontrer entre porteurs de projets pour faire le point: «Mais nous n’avons pas trouvé de partenaire business. Dans ce sens, la plateforme n’a pas tenu ce qu’elle a promis».
Une impression que partage aussi une metteuse en scène française, qui a cherché des financements à travers la plateforme pour monter une pièce de théâtre. «Je ne veux pas cracher dans la soupe», témoigne-t-elle, «Avec tout le mal qu’on a eu pour trouver les financements nécessaires côté français, le support luxembourgeois a été crucial pour faire vivre le projet». Pourtant, elle était moins enchantée par la mise en place du BFCC. Après avoir participé à des séminaires en ligne restés infructueux, elle est invitée à se rendre en présentiel à Esch pour une entrevue avec les entreprises. «Je fais donc imprimer des brochures en couleur, je prends ma voiture, je me réserve un hôtel pour la nuit et j’entame le trajet à partir de Paris. Juste pour découvrir un buffet végan, un concert de jazz et deux entreprises. Sur le coup, j’étais un peu fâchée».
L’artiste réussira tout de même à démarcher une des entreprises sur place, une start-up qui lui fera gracieusement une captation vidéo du spectacle et produira un ‘teaser’. Pour la metteuse en scène, ce n’est pas l’idée en soi qui est mauvaise, mais sa réalisation. Une impression que l’équipe autour de Nancy Braun rejette. Pour eux, c’est la start-up qui serait déçue – parce qu’elle n’aurait pas retrouvé son logo sur le matériel promotionnel du spectacle.
Une histoire de malentendus
D’autres porteurs de projet encore – qui ont parlé sous couvert d’anonymat – évoquent des expériences décevantes similaires. «Nous avons participé à deux de ces événements et c’était une véritable perte de temps. Il n’y avait presque pas de sponsors et ceux qui ont été présents se sont fait entourer par tous les porteurs de projet comme des hyènes qui essaient d’attraper leur proie», témoigne un artiste désillusionné. Il doute que ce genre d’initiatives présente une vraie alternative.
«Le BFCC est autre chose que demander de l’argent à un ministère ou une fondation», rétorque Nancy Braun face à ces critiques. Pour elle, c’est souvent une affaire de malentendus: «Pour gagner le support d’une entreprise pour son projet, il faut un vrai engagement humain et aussi une idée des échanges possibles. Il est normal pour une entreprise de s’attendre à un retour sur investissement. Je crois que certains porteurs de projets n’ont pas compris l’intérêt de notre plateforme». Le désintérêt des porteurs de projets expliquerait aussi selon elle, pourquoi certains artistes ignoraient qu’ils étaient sur la plateforme. Braun assure que son équipe était en échange constant avec tous les partenaires – pour voir où et dans quelle mesure ils avaient besoin d’un coup de main pour boucler leurs budgets. Elle affirme aussi que son équipe est en train de budgétiser un projet qui verrait la plateforme prendre une nouvelle identité après Esch2022, mais rester en place pour continuer à promouvoir ce genre de partenariats.
Trop tard ou superflue
Il est vrai que le secteur culturel au Luxembourg a ses propres moyens pour chercher des financements et que ce sont des mécaniques bien rodées. Au Grand-Duché, une des premières adresses, hors ministère de la Culture, est l’Œuvre Grande-Duchesse Charlotte qui redistribue les profits de la Loterie Nationale: 2,9 millions sur 22 ont été alloués à la culture en 2021. Sur cette somme, 300.000 euros sont allés directement au Fonds Culturel National. Dans cet entourage se trouvent aussi de multiples fondations, comme la «Fondation Indépendance» de la BIL et d’autres encore. Finalement, il ne faut pas oublier les communes qui disposent d’un budget culturel dont profite le secteur associatif.
En d’autres mots, la plateforme qui devrait être l’héritage d’Esch2022 n’est majoritairement pas perçue comme utile. Arrivée trop tard pour les uns, superflue pour les autres ou encore rejetée par d’autres encore – elle ne répond pas aux demandes du secteur: «Ce dont on a besoin, ce ne sont pas encore de nouvelles plateformes ou institutions. Il faut que l’argent donné aux infrastructures culturelles arrive enfin chez les artistes et ne se perde plus dans les administrations», commente un artiste.
Car tout le monde sur la scène culturelle redoute l’austérité qui viendra: avec les crises de l’énergie et l’inflation galopante, les budgets culturels ont vocation à être sacrifiés en premier. C’est d’ailleurs ce que plusieurs acteurs culturels se sont fait dire par des communes avec lesquelles ils voulaient pérenniser des projets démarrés sous le label Esch2022.
Budget adapté post-Esch2022
En tout cas, comme Nancy Braun l’avait assuré, Esch2022 ne financera aucun projet au-delà de l’année culturelle. Selon un proche du dossier, le ministère de la Culture pourrait aider certains projets existants à continuer sur leur lancée – mais les négociations n’ont pas encore commencé. Le budget de la culture, présenté ce jeudi augmentera tout de même dans la même ligne que le budget pluriannuel présenté en 2021. Avec une différence notable: la part prévue pour les conventions – des financements stables sur une période donnée – augmentera de 9,3 millions à 11 millions d’euros. Ceci, selon la source, aussi pour répondre à certaines sollicitations post-Esch2022. Des sollicitations émanées du secteur culturel lui-même. Selon les informations de Reporter.lu, aucune demande de pérennisation de projets de la part d’Esch2022 n’est parvenue au ministère de la Culture.
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