Il y a deux ans, nous avions publié un reportage sur un Luxembourgeois sans domicile fixe qui cherchait désespérément un logement et un travail. Son appel à l’aide a été entendu. Cet homme de 43 ans, qui vit et travaille désormais à Differdange, nous raconte comment il s’en est sorti.
«C’est petit, mais c’est chez moi». Christian Weber n’est pas peu fier de nous accueillir dans son logement. Dix années sans domicile fixe lui ont appris à vivre avec le minimum nécessaire. Il dispose aujourd’hui d’une vingtaine de mètres carrés avec une entrée-coin cuisine, une salle de douche et une chambre. De quoi caser un lit, un canapé, une table basse, quelques étagères ainsi qu’une télévision dont les programmes assurent en bruit de fond une présence. Et pour ce qui concerne l’installation électrique, nous sommes dans le haut de gamme. Une enceinte connectée à Alexa lui permet de varier l’atmosphère lumineuse grâce à des spots couleur pastel fixés au faux-plafond. La cafetière, reliée à l’installation, se met en marche avant le saut du lit le matin. «C’est moi qui ai fait tout rénover. C’est mon métier alors je me suis fait plaisir!»
Son appartement appartient à l’entreprise d’électricité qui l’a embauché il y a un an en contrat à durée indéterminée. À l’étage, une cuisine collective flambant neuve permet aux locataires de se retrouver. «Mes voisins sont sympas. Il nous arrive de cuisiner une Bouneschlupp ensemble», apprécie Christian qui est arrivé dans l’immeuble il y a huit mois. Il s’est déjà forgé une réputation pour les petits travaux de dépannage. Sa caisse à outils est stockée sous la table de sa kitchenette. À disposition si besoin.
Une cicatrice qui reste
Le parcours pour en arriver là n’a pas été sans difficultés. «Le plus important, c’est dans la tête. Si on veut sortir de la rue, il faut le vouloir vraiment», dit Christian. Il a eu des hauts et des bas mais sa volonté n’a pas flanché. «Aux échecs, on sait que même si on perd un pion, la partie n’est pas perdue», lance l’ancien champion junior de la discipline – à l’époque où il était étudiant au Lycée technique Emile Metz. Un échiquier attend d’éventuels partenaires sur la tablette derrière son lit.
J’aime mon travail. Je rentre fatigué le soir. Je mange, je regarde la télé et je dors bien. Depuis que j’ai un CDI, je suis tranquille dans ma tête.“Christian Weber
Pour lui, le déclic a eu lieu en 2016, après huit ans de galère sans domicile fixe et une opération du poumon dont il a failli ne jamais revenir. «On voit encore la cicatrice», dit-il en soulevant son tee-shirt jusqu’à la hauteur des côtes. La trace s’est estompée mais son corps reste marqué par l’expérience de la rue et de l’addiction à «toutes sortes de substances». Avoir vu la mort en face lui a fait réaliser qu’il voulait vivre. Cela impliquait de rompre avec la scène de la drogue, concentrée autour du quartier de la gare à Luxembourg et sans laquelle les consommateurs de substances psychotropes ne peuvent survivre. Les acteurs du terrain estiment que le budget d’un consommateur d’héroïne peut varier de 60 à 100 euros par jour.
D’après la responsable du service «Kontakt 28» de la Fondation Jugend- an Drogenhëllef, Martina Kap, plus de la moitié des quelque 80 clients suivis en accompagnement socio-administratif et médical en 2020 étaient des sans-abri. «Pour les stabiliser, il faut un logement et une caisse de maladie», observe-t-elle. Une gageure, compte-tenu de la pénurie de logements sociaux dans le pays. Grâce à «Kontakt 28», Christian a pu démarrer un traitement de substitution sous contrôle médical. Celui-ci est remboursé par la Caisse Nationale de Santé.
Les bons samaritains
La première fois que nous le rencontrons, en novembre 2018, son périmètre oscille entre le kiosk de la place d’Armes et le passage piéton au pied du chantier du Royal Hamilius. La vitrine d’une prospérité luxembourgeoise sur laquelle le profil des SDF fait tache. Un carton pend au cadre de son vélo. On peut lire son appel à l’aide. Ce titulaire d’un CATP d’électrotechnicien recherche un travail et un logement. Des jeunes filles s’en émeuvent, filment et relaient largement son message sur les réseaux sociaux.

Christian est au bout du rouleau lorsqu’un dénommé Marco vient le trouver. L’homme a vu l’appel sur Facebook. Il propose de lui mettre à disposition un logement, libre entre deux locations, à Dudelange. «Je n’oublierai jamais ce jour, un peu avant Noël 2018. C’était le plus beau cadeau de toute ma vie!» Il va rester huit mois dans l’appartement, pour commencer à remonter la pente et mettre en règle ses papiers.
Cette main tendue a été sa bouée de sauvetage. «Marco m’a encouragé pour faire les démarches, il m’a donné les contacts. Moi je n’avais pas d’énergie, je ne faisais rien. Je sais que je l’ai déçu par mon comportement. Mais il m’a poussé et, en fin de compte, ça a marché». Christian régularise sa situation administrative, obtient le Revis (revenu d’inclusion sociale). En septembre 2019, il s’installe dans une chambre meublée de 9 mètres carrés, louée 300 euros par l’intermédiaire des services sociaux de la ville de Dudelange. «Chaque démarche prend énormément de temps. Il faut parfois attendre un mois pour faire aboutir une demande et passer à la suivante». Il dit avoir mis cinq mois avant de toucher le premier versement du Revis.
Le pari de l’autonomie
L’affaire se corse lorsque son médecin lui donne un arrêt de travail en raison de ses problèmes aux poumons: «L’office social a voulu me mettre dehors en disant qu’ils ne pouvaient pas me laisser la chambre si je ne travaillais pas». Le président de l’Office social de Dudelange, Romain Zuang, indique que les logements sociaux sont mis à la disposition des personnes dans le besoin moyennant un contrat d’accompagnement de trois ans. Ce «projet de vie», fixé individuellement, peut concerner l’épargne, le travail, l’hygiène. Des rencontres régulières permettent de faire le point et de prévenir tout dérapage.
Le Revis est versé par le Fonds National de Solidarité à l’Office social communal qui gère le paiement du logement, des différentes factures et peut mettre de côté une épargne, suivant un montant convenu d’un commun accord entre l’Office social et le bénéficiaire. Lorsque le contrat s’achève, les comptes sont – si possible – soldés.
Je n’oublierai jamais ce jour, un peu avant Noël 2018. C’était le plus beau cadeau de toute ma vie!“Christian Weber
De facto, cette «mise sous tutelle» passe mal chez les bénéficiaires de l’aide sociale, des personnes fragiles mais qui aspirent à l’autonomie. Le logement proposé par son patron permet à Christian de déménager en juin 2020 à Differdange, trois mois après le début de son contrat de travail. Au moment de notre entretien, il n’avait pas encore récupéré son épargne accumulée à l’Office social de Dudelange.
«Les conflits entre les administrations et les personnes toxicomanes ou en traitement de substitution ne sont pas exceptionnels», observe Martina Kap. «Souvent, ces personnes ne sont pas crues. C’est très démotivant pour nos clients. Cela peut les pousser à bout en provoquant des réactions d’agressivité». C’est pourquoi elle encourage ceux qui sont passés par ses services à ne pas rompre le lien avec Kontakt 28. La frustration accroît les risques de rechute. «Nous sommes là pour l’éviter. C’est notre mission», dit-elle.
Christian pour sa part évite autant que possible les relations avec les services sociaux. Il les a suffisamment écumés par le passé et souhaite tourner la page. «J’y ai rencontré des gens qui voulaient vraiment aider. D’autres qui étaient seulement là pour toucher leur paye», observe-t-il. Il veut faire le pari de l’indépendance.
Retrouver confiance
En sortant de «la scène», il a renoué avec sa mère et des copains d’avant. En juin 2019, il a pu participer à un pèlerinage à Rome avec un groupe de Luxembourgeois, parmi lesquels trois personnes dans la précarité. Christian a les yeux qui brillent lorsqu’il nous montre les photos des églises qu’il a visitées et d’une fameuse journée Place Saint-Pierre. «On avait réussi à se faufiler au premier rang sur l’esplanade et on servait de bodygards à une petite dame de 90 ans. Le pape François lui a serré la main. J’ai touché son coude. C’était la folie. On se serait cru à un concert de Rammstein!»

La directrice du pèlerinage, Renée Schmit, avoue qu’elle était «un peu anxieuse» à l’idée d’emmener les trois hommes. «J’avais peur qu’on n’arrive pas à les gérer». Deux accompagnateurs se sont joints au groupe. Elle ne regrette pas l’expérience. «Il y a une grande richesse dans ces moments de partage et c’est important pour les aider à retrouver confiance en eux», dit-elle.
Aller de l’avant
Aujourd’hui, le travail rythme les journées de Christian. Celui-ci n’est pas peu fier de partager avec ses 145 amis sur Facebook les photos qui documentent ses prouesses d’installateur électrique, les aphorismes qui le motivent ou les blagues qui le font rire. Chacun y va de ses mots d’encouragement ou de ses recommandations. C’est ainsi qu’il a été mis en contact avec son actuel patron, lequel lui a immédiatement offert un contrat à durée indéterminée.
Sa nouvelle liberté a coïncidé avec le début de la pandémie. «C’était juste avant le premier confinement mais on n’a pas chômé. Il fallait intervenir sur les urgences». Les contraintes liées à la crise sanitaire ne lui pèsent pas vraiment. «J’aime mon travail. Je rentre fatigué le soir. Je mange, je regarde la télé et je dors bien. Depuis que j’ai un CDI, je suis tranquille dans ma tête». Et puis, l’ancien SDF n’a pas peur du virus. «Onkraut vergeet net!», dit celui qui a traversé toutes ses épreuves sans perdre le sens de l’humour et de l’autodérision. La «mauvaise herbe» a les racines solides et les atouts en main pour ne plus retomber dans le ruisseau.
Il projette désormais d’écrire le récit de sa vie. Il a commencé à taper sur son ordinateur le récit de son expérience de SDF et de personne dépendante de substances psychotropes. Déjà une cinquantaine de pages au compteur. «J’aimerais le publier pour que les gens aient une autre image de ceux qui sont dans la rue, pour qu’on comprenne qui nous sommes vraiment et par quoi on passe», dit-il. Une manière aussi de faire un bilan, et de ne plus faire marche arrière.
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