Comment les catholiques réagissent-ils au fait que les abus sexuels ont été couverts par l’institution? Nous sommes allés à la rencontre de cette communauté en crise, sur fond de diminution de la pratique religieuse. Au Luxembourg, les questions de la lutte contre le cléricalisme et de la place des femmes dans l’Église sont posées.
Ce jeudi 7 mars 2019, une centaine de catholiques sont réunis au Centre Jean XXIII au Kirchberg. La soirée est dédiée à un échange autour de la «Lettre au peuple de Dieu» envoyée au mois d’août par le Pape François aux 1,3 milliard de catholiques dans le monde.
Le Pape y dénonce le cléricalisme, «une manière déviante de concevoir l’autorité dans l’Église – si commune dans nombre de communautés dans lesquelles se sont vérifiés des abus sexuels, des abus de pouvoir et de conscience». Pour préserver le pouvoir de l’institution, certains ont préféré sacrifier les victimes en imposant une chape de silence sur les crimes.
La plupart des victimes ont perdu la foi ou ont pris une grande distance envers l’Église. Chez quelques-uns, c’est presque de la haine.“
Marie-Christine Ries est l’une des initiatrices de la soirée. Cette petite femme énergique, connue pour son franc-parler et son militantisme pour valoriser la place des femmes au sein de l’Église, est ministre des Cultes depuis 1997. Elle porte plusieurs casquettes au sein de l’archevêché, parmi lesquelles la responsabilité de «Reech eng Hand» qui coordonne les initiatives en faveur des réfugiés. Elle est aussi la représentante, au sein du Conseil épiscopal de Luxembourg, des laïcs qui travaillent pour l’Église. La révélation des crimes sexuels au sein de l’Église lui a «fait énormément de peine». Cela n’a pas pour autant ébranlé sa foi. «Je crois au Christ, je ne crois pas aux prêtres», dit-elle. En tant que membre de l’Église et de ce «peuple de Dieu» interpellé par le pape, elle estime avoir «une responsabilité de veiller à ce que cela ne se passe plus».
Crise de confiance
La réunion du 7 mars se tient au lendemain de la diffusion sur la chaîne de télévision Arte d’un documentaire expliquant comment des religieuses ont elles aussi été abusées par des prêtres. Le Vatican savait mais n’a rien fait. Plusieurs personnes dans l’assemblée ce soir-là sont sous le choc de ces nouvelles révélations. «Cela me conforte dans l’idée que l’institution est mauvaise et qu’il faut la réformer», nous dit une mère de famille. Pour autant, elle n’est pas ébranlée dans sa foi qui «n’a rien à voir avec l’institution. Hypocrites et compagnie, c’est précisément ce que dénonçait Jésus!»
Cette foi inébranlable n’est pas représentative de l’ensemble de la communauté catholique. Si les agressions sexuelles commises au sein de l’Église ont frappé les victimes dans leur chair, elles ont aussi eu un impact sur leur vie spirituelle. «La plupart des victimes ont perdu la foi ou ont pris une grande distance envers l’Église. Chez quelques-uns, c’est presque de la haine, ce qui est normal dans ces situations», nous explique Martine Jungers, la responsable au sein de l’archevêché de la prévention contre la violence sexuelle.

Alors que désormais il n’y a plus de cours d’instruction religieuse à l’école, «certains parents hésitent à envoyer leurs enfants au catéchisme», déplore un responsable. La suspicion sur l’institution éclabousse par ricochet les personnes qui s’y engagent. Une aubaine pour l’Alliance des Humanistes, Athéistes et Agnostiques (AHA), qui a diffusé en mars 2019 un communiqué intitulé «Halten Sie Ihre Kinder generell fern von sogenannten Geistlichen». Elle estime à 8.000 le nombre de personnes ayant manifesté leur intention de quitter l’Église depuis 2010 par révocation de leur baptême. L’archevêché indique de son côté qu’entre 2010 et la mi-mai 2019, il a reçu 5.428 demandes de sortie de l’Église catholique.
Cela s’inscrit dans un contexte de sécularisation de la société. Le dernier sondage TNS Ilres sur la pratique religieuse, daté de 2013, indiquait que 39% des personnes interrogées au Luxembourg se sentaient liées à la foi catholique. En 2018, il y a eu 2.084 baptêmes pour 6.274 naissances.
Un archevêque isolé
Seuls quatre prêtres ont fait le déplacement le 7 mars au Kirchberg pour assister à cette manifestation ouverte à tout public. «Cela ne m’étonne pas», nous confie le père Josy Birsens qui intervient comme conférencier avant les discussions en petits groupes, «le cléricalisme est un thème que le clergé n’aime pas mettre sur la table dans le pays». Le père Birsens définit le cléricalisme comme «le fait de se fonder sur le pouvoir spirituel que l’on a pour influencer des personnes ou des décisions». Il déplore que cette dérive ne soit pas empêchée par le droit canon, «malgré les bonnes intentions de Vatican II» qui avait déjà thématisé ce problème.

Toutes les paroisses ne sont pas sous la férule d’un prêtre clérical au Luxembourg. Mais cela existe bel et bien: «Il y a certains prêtres charismatiques qui se sentent au-dessus des autres. Ce sont souvent des personnalités attachantes mais qui restent à part. Or pour vivre le célibat de manière équilibrée, il faut être entouré par sa famille, par des amis», estime le père Birsens.
Ce phénomène ne serait d’ailleurs pas uniquement le fait du clergé. Certains laïcs usent aussi de leur position au sein de l’Église pour asseoir leur pouvoir. «Les cas documentés de violences physiques ou sexuelles sur mineurs dans les internats en sont l’une des manifestations», observe Marie-Christine Ries.
Le vicaire général Léo Wagener assiste à la première partie de la soirée au Centre Jean XXIII. Il s’éclipse avant les discussions par petits groupes et le rendu des remarques en assemblée plénière. «J’espère que notre parole sera entendue par l’archevêque», lance un participant. On lui répond qu’un compte-rendu lui sera envoyé. Parmi les remarques, il est noté «que le haut doit écouter la base», qu’il faut «développer la culture du débat dans l’Église», «mettre fin au double langage» ou encore «parler de la sexualité».
Depuis, rien n’a bougé. «Je ne vois aucun signe que l’archevêque veut aller de l’avant et creuser la question de la lutte contre le cléricalisme. Il ne s’investit pas pour ses ouailles mais a du temps pour la Conférence épiscopale européenne», déplore le député Charles Margue (déi gréng), qui a assisté à la réunion et que nous contactons deux mois plus tard.
Pour lutter contre le cléricalisme, il faut être exemplaire dans sa propre pratique.“
Nous avons souhaité nous entretenir avec monseigneur Hollerich dans le cadre de ce reportage pour l’interroger sur les mesures de prévention de la pédocriminalité et contre le cléricalisme. Son porte-parole nous a fait savoir qu’en raison de «contraintes d’ordre pratique au niveau de son agenda», il ne pouvait pas s’exprimer pendant l’Octave ni les semaines suivantes. Nous n’avons donc pas sa réponse à certaines critiques selon lesquelles il est lui-même un archevêque isolé dans sa conduite des affaires au Luxembourg.
«Pour lutter contre le cléricalisme, il faut être exemplaire dans sa propre pratique», nous confie un participant à la soirée. Une remarque que nous avons entendue de différentes sources, au-delà du cercle des opposants à l’accord signé avec le gouvernement sur la séparation de l’Église et de l’État. «L’archevêque a voulu secouer les choses après des années d’inertie. Ce n’est pas facile et il a eu tendance à s’isoler», modère un prêtre que nous interrogeons sur ce sujet.

De la démocratie dans l’Église
La question du cléricalisme pose celle de la démocratie au sein de l’institution. L’archevêque est assisté dans sa tâche par un Conseil épiscopal de 14 membres ecclésiastiques et laïcs (dont quatre femmes) dont émane un Conseil restreint (six hommes dont un laïc, l’économe général Marc Wagener). Leur avis est consultatif. De facto, «l’archevêque est tout puissant dans son diocèse», observe le père jésuite Josy Birsens, dont la liberté de parole s’explique car les jésuites ne sont pas des prêtres attachés à un diocèse, mais à leur congrégation (dont sont aussi issus le Pape François et l’archevêque Jean-Claude Hollerich). En Allemagne, les jésuites sont à la pointe du mouvement de réforme de l’Église catholique avec des positions très fortes pour davantage de démocratie dans l’institution mais aussi la fin de l’hypocrisie autour de la morale sexuelle.
Ce qui est dramatique est que, d’un côté, il y a des faits qui nous poussent à agir et, de l’autre, la forte poussée de mouvements identitaires au sein de l’Église catholique, très conservateurs,“
Il y a encore quelques années, il existait un Conseil des catholiques. Jean-Claude Hollerich ne l’a pas renouvelé à l’échéance des mandats. «C’est dommage car ce Conseil avait une voix à l’intérieur de l’Église mais aussi à l’extérieur. On s’écoutait les uns les autres. On pouvait s’exprimer ensemble sur des thèmes importants. C’est tout le sens de la ‘synodalité’ à laquelle on voulait croire après Vatican II», dit Marie-Christine Ries. Beaucoup observent un retour en arrière par rapport à l’esprit de Vatican II (1962-1965).
La place des femmes en question
Cette ministre des Cultes se fait aussi la porte-voix d’une évolution de la place des femmes au sein de l’Église. Elle constate que les femmes sont désormais représentées dans certaines instances consultatives, «mais pour avoir un vrai poste de pouvoir dans l’Église, il faut être ordonné prêtre. Or pour cela on regarde le sexe». Elle milite pour l’ordination de femmes. «Pour moi, c’est clair qu’un jour il y aura l’ordination de femmes prêtres. Dieu a créé l’homme et la femme à son image, de façon complémentaire. Pour mener à bien l’entreprise de la Communauté des croyants, il faut les deux!» Cela diminuerait-il les risques d’abus sexuels? «Oui, je le crois. Cela ouvrira les prêtres à une autre facette de la réalité au travers du regard féminin. Cela apportera aussi une autre sensibilité à de possibles dysfonctionnements», dit-elle.
L’aumônier de la prison de Luxembourg, le père Vincent Klein, ne participait pas à la réunion du 7 mars. Lorsque nous le rencontrons un peu plus tard, il nous tend un livre que vient de publier la religieuse dominicaine Véronique Margron, spécialiste des questions d’éthique. Dans «Un moment de vérité», elle écrit: «Je me suis décidée à écrire non pour enfoncer le glaive plus avant dans l’Église, mais pour proposer des voies afin de sortir de ce désastre». Le défi n’est pas mince, comme le souligne le prêtre: «Ce qui est dramatique est que, d’un côté, il y a des faits qui nous poussent à agir et, de l’autre, la forte poussée de mouvements identitaires au sein de l’Église catholique, très conservateurs, qui se replient sur de petites communautés».