Dans une société où la productivité et le travail jouent un rôle primordial, le nombre de workaholics augmente. Pour les concernés, il y a de quoi s’alerter. Car la passion pour le travail peut se transformer en risque grave pour la santé, comme en témoigne l’expérience de Sarah F.

Sarah F.* s’est investie corps et âme dans son travail pendant une dizaine d’années avant de faire un burn-out. Dans le cadre de son poste de fonctionnaire, elle voyageait régulièrement et avait une charge de travail importante : «J’avais beaucoup de responsabilités et j’adorais cela. Plus je travaillais, mieux je me sentais. Ça durait des années, tout allait bien en fait…»

Sarah était ce qu’on appelle une workaholic, une personne qui travaille de façon excessive et de manière compulsive. Elle avait tous les symptômes d’une addiction : obsession, besoin d’augmenter la dose et la sensation de manque. «Je ne faisais pas d’heures supplémentaires au bureau car je devais rentrer pour mes enfants. Mais dès qu’ils étaient couchés, je traitais mes mails professionnels, même la nuit», explique Sarah et enchaîne : «C’est simple, plus je travaillais, plus j’en avais envie. Et quand je ne travaillais pas, j’étais déprimée.»

Peut-on parler d’une réelle addiction ?

Le docteur Jean-Marc Cloos, directeur médical du pôle psychiatrie des Hôpitaux Robert Schuman, est confronté aux workaholics «en phase finale», c’est-à-dire en épuisement professionnel (burn-out). Pourtant, il voit la situation de manière très nuancée. «Être un workaholic n’est pas mauvais en soi. Le workaholisme n’est d’ailleurs pas considéré comme une maladie ou une addiction. Or, il peut le devenir !», explique-t-il. Le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, référence dans la matière aux États-Unis et cité par le docteur Cloos, ne mentionne d’ailleurs pas le workaholisme comme trouble d’addiction – contrairement aux jeux d’argent et de hasard.

Une désignation différenciée selon la langue témoigne, elle aussi, des interprétations possibles : si le terme workaholic (de «work» et «alcoholism») porte une connotation positive dans une société orientée vers la productivité, les mots «bourreau de travail», tel qu’utilisé en français, ou «Arbeitssüchtiger» en allemand, n’en ont point.

Attention à la Work-Life-Balance

Chez un workaholic, il n’y a plus de barrière entre vie privée et vie professionnelle comme le souligne Sarah : «J’emmenais mon travail partout, en week-end, même en vacances.» L’équilibre entre vie privée et vie professionnelle est complètement hors contrôle chez certaines personnes et peut varier selon les pays et leurs mœurs et coutumes.

Le Japon en est un bon exemple. Ses habitants se tuent carrément à la tâche, c’est le phénomène karōshi («mort par dépassement du travail») qui désigne la mort subite au travail par arrêt cardiaque, accident vasculaire cérébral ou encore suicide. Au Luxembourg, le temps de travail hebdomadaire réel dépasse en moyenne de 2,5 heures le temps de travail défini par le contrat de travail.

Quelle qualité de vie au travail au Grand-Duché?

Le Luxembourg fait partie des rares pays de l’OCDE où le pourcentage d’employés travaillant 50 heures ou plus par semaine a augmenté au cours de la dernière décennie. Selon les dernières statistiques, il atteint 3,8% (2016), soit une augmentation de 2,5 points en l’espace de dix ans. Le Luxembourg reste pourtant largement en dessous de la moyenne de l’OCDE qui est de 13%. La 5e enquête nationale Quality of Work Index de la Chambre des salariés (CSL) en coopération avec l’université du Luxembourg a révélé, qu’en 2017, 18% des participants ont dit avoir souvent ou presque tout le temps des difficultés à concilier travail et vie privée. En 2014, seulement 13% des participants donnaient cette réponse.

Les perfectionnistes, les workaholics parfaits

Avouant devoir tout contrôler, Sarah révèle son trait de caractère principal de perfectionniste : «Je voulais être super-woman : super-employée avant tout, mais aussi super-maman, super-épouse…». «Ce qui est typique avec un trouble du comportement pareil, c’est d’extrapoler sur d’autres domaines : famille, amis, loisirs…» explique Peter Kagerer, co-fondateur de Ausgespillt , association du Suchtverband. Il soigne parfois des workaholics qui ont développé une addiction aux jeux (vidéo ou d’argent), censés apporter initialement un peu de distraction.

Selon le psychiatre et addictologue Dr. Cloos, il n’est pas rare que les workaholics soient des perfectionnistes : «Le perfectionnisme est encouragé par notre société : celui qui travaille bien est méritant. L’amour des parents conditionné par les efforts scolaires de leurs enfants provoque ce perfectionnisme.» Contrairement aux croyances, un workaholic est certes souvent un perfectionniste, mais n’a pas forcément une bonne estime de soi. Se noyer dans le travail permet aussi de cacher un mal-être, ce dont le concerné est rarement conscient.

Si le docteur Cloos avance qu’il y aurait plus d’hommes concernés par le workaholisme, dû au fait qu’ils se définissent bien plus par leur travail que les femmes, Claudine Schmitt de Wellbeing at Work rencontre autant d’hommes que de femmes workaholics. Selon elle, il y a des secteurs qui favorisent cette dérive, comme la finance et l’audit, mais il n’y aurait pas réellement de profil type. C’est notamment cela, ainsi que le fait que la quantité de travail est une notion subjective, qui rend difficile la définition du seuil de travail au-delà duquel le travailleur tomberait dans une addiction pathologique.

Les workaholics, les employés parfaits ?

«Avec le temps, j’avais de plus en plus de mal à travailler en équipe », confesse Sarah, « je voulais tout faire moi-même, pensant être la seule compétente.» Elle s’isolait, avec toujours plus de dossiers sous le bras, sans se rendre compte de son état.

Avoir un workaholic dans son équipe, voire comme chef, n’est pas toujours bénéfique pour une entreprise. Tout dépend du degré de dépendance au travail. Le docteur Cloos explique qu’il faut faire la distinction entre un travailleur assidu et une personne qui a un comportement obsessionnel : «C’est le facteur plaisir qui fait toute la différence.» Une personne à risque ne ressent plus aucune satisfaction, uniquement un besoin compulsif de passer à la tâche suivante. «Un workaholic dans un stade critique est incapable d’être oisif. Il n’y a que le travail qui compte. Et là, la santé et l’entourage du workaholic en pâtissent», conclut le médecin.

Du travail tant aimé au burn-out

Chez Sarah, tout a basculé à un retour de vacances : «Pendant mon absence les choses ont avancé au bureau, sans moi. J’ai soudainement compris que je n’étais pas indispensable.» Sarah avait perdu le contrôle et aussi le sens de tout son engagement. À partir de ce moment-là, elle commençait à écouter son corps qui s’exprimait depuis des mois : fatigue, maux de tête, problèmes digestifs, sommeil agité, règles perturbées. Elle devenait de moins en moins productive : «Je mettais 2 heures à écrire un mail et j’avais des trous de mémoire.» Elle est allée voir son médecin sur le conseil de son chef : «Pendant plusieurs mois, j’allais bosser et étais arrêtée régulièrement… jusqu’au moment où mon généraliste m’a arrêtée complètement. Le verdict : burn-out.»

Sarah fait partie des 2 sur 10 salariés qui se sentent stressés par leur travail au Grand-Duché, le stress chronique étant le principal facteur de risque du burn-out, selon les chiffres avancés par le Gesondheetszentrum. Sarah revit aujourd’hui, elle s’est arrêtée pendant plusieurs mois, est suivie par un psychologue et a changé de poste. Et cette fois-ci, elle n’a ni portable professionnel, ni calendrier pro-privé synchronisé et, le travail reste au bureau.

Un sujet tabou ?

À travers les déclarations des différentes personnes consultées, il en sort que le Grand-Duché ne s’investirait pas assez dans la prévention des risques psycho-sociaux des workaholics. Peut-être est-ce un sujet tabou ? Toujours est-il que la population n’est pas assez sensibilisée. Selon Peter Kagerer de «Ausgespillt», c’est aussi ce manque d’information qui fait qu’il y a beaucoup de personnes qui souffrent en silence et qui ne savent pas qu’il existe de l’aide. Il y a par exemple le programme PROTEA. Le Programme Thérapeutique de l’Epuisement Professionnel en Ambulatoire, qui ne nécessite pas de prescription médicale, propose à n’importe qui un suivi par une équipe pluridisciplinaire (psychologues, psychiatre, diététicienne, coach sportif, etc.). Ce mi-temps thérapeutique de 15 semaines environ permet au patient de continuer une activité professionnelle. Non pris en charge par la CNS, les négociations seraient en cours avec certains grands employeurs et la CMCM pour prendre en charge une partie des dépenses.

Votre travail vous veut-il du bien ?

Seriez-vous un workaholic qui s’ignore ? Le test le plus reconnu dans le domaine (en langue anglaise) est celui du Work Addiction Risk Test (WART). Un autre test est disponible sur le site luxembourgeois de «Wellbeing at Work». C’est la seule organisation de ce type au Grand-Duché qui lutte pour une bonne qualité de vie au travail.

*Le prénom a été changé par la Rédaction pour préserver l’anonymat.

 


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