Evincé d’un groupe immobilier sur des soupçons de conflit d’intérêts, Didier Mouget demande l’arbitrage des juges pour sa réintégration dans l’entreprise. Cette affaire qui semble a priori banale donne lieu à un déballage public sur les méthodes de management de l’ex-patron de PwC.
Retraité depuis 2015 de la direction de la firme PwC, administrateur indépendant, Didier Mouget s’est converti dans les affaires immobilières aux côtés de son épouse et d’anciens partenaires de la firme d’audit. A l’été 2018, sa route a croisé celle d’un entrepreneur français trentenaire, Brice Ménégaux, fondateur en 2014 d’un fonds d’investissement spécialisé dans la gestion d’actifs immobiliers Trium et accessoirement neveu du PDG de Michelin. Leur association en affaires a été de courte durée. Les deux hommes sont aujourd’hui brouillés, leurs positions irréconciliables.
Brice Ménégaux soutient dans la procédure que Mouget et son épouse «se sont personnellement enrichis à hauteur de 8,5 millions d’euros du fait de leurs investissements dans le groupe Trium». L’ancien chef de PwC considère que sans lui, les affaires du jeune homme n’auraient pas rencontré de succès.
Accusations réciproques de déloyauté
Actif à Luxembourg depuis 2014, Ménégaux se présente pourtant comme un as de la gestion d’actifs immobiliers. Son groupe Trium gère ainsi quelque 90 millions d’euros en portefeuille. Il a été parmi les premiers à lancer un fonds alternatif (RAIF) investi dans l’immobilier luxembourgeois. Les investisseurs français en sont très friands. Didier Mouget a également flairé la bonne affaire.
Limogé brutalement de sa position de co-gérant du holding du groupe en septembre 2020, Mouget conteste la légalité de sa révocation. Les deux hommes s’accusent réciproquement aujourd’hui de pratiques déloyales, de conflit d’intérêts, voire de fraudes et d’abus de biens sociaux. Ils s’affrontent devant différentes juridictions au Luxembourg. Didier Mouget a tiré le premier. Il a lancé en décembre une procédure en référé pour réclamer sa réhabilitation dans Trium, où à tout le moins la nomination d’un administrateur provisoire.
Le nom de l’avocat Yann Baden a été cité pour prendre cette mission, en raison de son expérience déjà acquise dans les litiges immobiliers. Me Baden est en effet administrateur ad hoc du fonds Olos depuis 2017, qui oppose les promoteurs Flavio Becca et Eric Lux.
La requête en nomination d’un tiers pour sortir du conflit a été soutenue par les interventions volontaires de Marie-Béatrice Noble, épouse Mouget et de Pascal Rakovski, ancien partner de PwC. L’affaire a été plaidée lundi 1er mars et donné lieu à un grand déballage de linge sale, notamment sur les méthodes de management de celui qui dirigeait encore PwC lorsque le scandale des Luxleaks a éclaté.
Torpillage de projets
En février, Brice Ménégaux a contre-attaqué. Il a assigné son partenaire, qui est aussi son créancier, devant le tribunal de commerce et lui reproche d’avoir torpillé des projets d’investissements de la société et de les avoir repris à son propre compte. Il suspecte aussi Mouget d’avoir cherché à prendre le contrôle de Trium à travers une opération controversée de nantissement.
Dans une autre procédure, l’entrepreneur français a introduit une citation directe devant le tribunal correctionnel, entre autres contre Mouget qu’il accuse de l’avoir harcelé et mis sous emprise et d’avoir abusé de sa position de créancier en exerçant abusivement une garantie financière sur une filiale de Trium. «Brice Ménégaux est la victime de Didier Mouget», a fait valoir son avocate Karine Vilret lundi devant la juge des référés. Me Olivier Poelmans, qui occupe pour l’ancien chef de PwC, impute au jeune Français des griefs de déloyauté envers son partenaire: «Il lui a fait des choses dans le dos», a assuré l’avocat.
Le 18 septembre 2020, aux termes d’un conseil de gérance, Didier Mouget, absent, est révoqué avec effet immédiat du conseil de gérance de Trium Re, une société à responsabilité limitée qui est la tête de pont du groupe Trium et co-investisseur de certains projets immobiliers au Luxembourg. Il y était entré en mars 2019, d’abord à hauteur de 3% du capital puis de 10% aux côtés du fondateur Brice Ménégaux (0,08%), et d’un autre holding contrôlé par le Français, BPAM qui détenait alors une participation de 89,92%. Il a mis dans le groupe, avec son épouse, des fonds personnels.
Pour autant, il ne s’est pas contenté d’une place d’investisseur dormant. L’ex-PwC a négocié son entrée dans la gouvernance de Trium. Il en a aussi restructuré l’organisation, officiellement pour s’assurer que ses économies étaient bien protégées.
Prêt obligataire à 8%
Avec le recul, Brice Ménégaux considère aujourd’hui qu’il a, par excès de naïveté, fait entrer le loup dans sa bergerie et prête à son associé la volonté de faire main basse sur une partie de son groupe. «Mon client n’a pas vu venir la perfidie de Mouget qui a privilégié son intérêt personnel sur l’intérêt de la société et qui veut s’accaparer le groupe», a exposé Me Vilret.
Les époux Mouget ont prêté 5 millions d’euros. L’investissement se fait sous la forme d’un emprunt obligataire à 8% d’intérêts, ce qui est bien rémunéré par rapport aux taux planchers du marché. Ils souscriront ultérieurement un deuxième prêt obligataire à hauteur de 6,3 millions d’euros. Les prêts sont assortis de garanties financières sur les titres de BPAM. En janvier 2021, quatre mois après son limogeage qu’il conteste, Didier Mouget a exercé le contrat de garantie financière pour des fautes de gestion imputées à Ménégaux. Ce dernier le conteste catégoriquement.
L’exercice du nantissement, réalisé abusivement selon son contradicteur, en raison des fautes de gestion de Brice Ménégaux selon Didier Mouget, a en tout cas permis à ce dernier de monter à 99,92% dans le capital social de Trium Re. L’ex-patron de PwC revendique en outre devant le tribunal des référés sa réhabilitation à la co-gérance en raison de l’illégalité de son éviction au regard des statuts de la sàrl. Des statuts taillés sur mesure par et pour Didier Mouget.
Statuts conformes à l’ordre public?
En effet, une disposition conditionne la révocation du co-gérant à un quorum de 98% du capital, ce qui, de facto, le rend inamovible. Or, Brice Ménégaux n’a disposé que de 90% des voix pour consommer la rupture à l’automne 2020. Son avocate Me Vilret considère contraire à l’ordre public cette clause statutaire au regard notamment du droit des sàrl, lequel ne prévoit aucun quorum dans les assemblées. «Quand on viole les statuts, on viole la loi. Il fallait demander l’annulation des clauses litigieuses», lui a rétorqué Me Poelmans, l’avocat de Didier Mouget. La juge des référés tranchera le 12 mars prochain.
L’audience à couteaux tirés du 1er mars par avocats interposés a montré que la brouille entre Ménégaux et Mouget avait précédé de beaucoup le départ forcé de ce dernier de Trium Re. De sérieux accrocs ont émaillé les relations entre les deux hommes depuis leur entrée en affaires. En septembre 2018, Didier Mouget avait remis en question la valorisation d’un immeuble de Capellen, pourtant réalisée par BNP Paribas. Une contre-expertise fut demandée à PwC, l’ancienne firme de Mouget. L’offre d’achat fut toutefois rejetée par Ménégaux qui la jugea trop faible.
Un beau-frère, cheval de Troie
Les crispations vont crescendo. En juin 2019, la signature de la 2e émission obligataire de 6,3 millions en lien avec l’achat d’un immeuble administratif à Leudelange a failli tourner court dans l’étude d’une grande firme d’avocats. Vers 21.30 heures, un contrat de cession est sorti du chapeau à l’improviste permettant à Didier Mouget de monter de 3 à 10% sa participation dans Trium Re pour un prix d’acquisition «ridicule» des titres. Surpris, Brice Ménégaux se sent piégé, mais signe quand même la transaction, car il craint de laisser passer le deal immobilier. Il assure que ni lui ni son avocat ne furent informés au préalable de l’existence de ce contrat.
Les deux hommes seront désormais dans la défiance l’un de l’autre et douteront de leur loyauté réciproque vis-à-vis de la société dont ils assurent la gérance. Un projet commun d’investissement à Belval – le rachat du siège du laboratoire Ketterthill (Bio K) –, via Trium Re et un fonds alternatif du groupe, avec à la clef une «très grosse plus-value», a précipité leur rupture. Les époux Mouget ont voulu associer à l’opération d’anciens partenaires de PwC, dont Pascal Rakovski et Jean-François Kroonen. Un audit de faisabilité de l’investissement est réalisé pour un coût de 490.000 euros.
Embauché comme directeur financier par Trium, Romain Salden, le beau-frère de Didier Mouget participe au tour de table et détient à ce titre de précieuses informations. Il fait d’ailleurs l’objet d’une plainte avec constitution de partie civile pour avoir emporté un ordinateur lors de la rupture de son contrat de travail à l’essai.
Bio K, le projet qui déclenche le divorce
Pour Brice Ménégaux, il a été «le cheval de Troie du clan Mouget» dans une opération qui va d’abord s’enliser puis échouer. Dans un échange de mail, le Français reproche au cogérant d’avoir interféré dans le projet en contactant directement le vendeur de l’immeuble Bio K à Belval et son avocat. «Nous comprenons que vous avez fait état de votre qualité d’ancien managing partner de PwC Luxembourg auprès de vos interlocuteurs afin d’obtenir du crédit auprès des différentes parties prenantes», écrit Ménégaux. Mouget lui répond le 25 août 2020: «De mon côté, j’ai déjà fait le deuil du Bio K. Aucun souci pour moi». Or, Didier Mouget et ses proches, à travers la société Avesta, feront par la suite l’acquisition de l’immeuble. Un geste qui va encore envenimer les relations entre les deux clans.
Didier Mouget est sommé de rembourser les frais d’audit ainsi que la commission de 1,5% sur la vente qui a échappé à Trium Re. «Je n’ai aucune objection à ce que tu reprennes le deal Bio K pour autant que Trium Re, BPAM et moi-même restions indemnisés», lui fait savoir Brice Ménégaux. Le remboursement, selon les informations ayant transparu dans la procédure, ne se fera pas.
C’est le coup de trop pour Brice Ménégaux qui convoque d’urgence un conseil de gérance. A l’audience, Karine Vilret justifie la démarche de son client, tout en reconnaissant que la décision de révoquer le gérant se fait au mépris des statuts de Trium Re: «Monsieur Mouget fait preuve de beaucoup de largesse dans sa notion de conflit d’intérêts. Monsieur Ménégaux ne s’est pas laissé faire. Il n’avait pas le choix».
La réunion se tient le 18 septembre et met fin prématurément au mandat de Didier Mouget. Quelques semaines plus tard, ce dernier saisit la justice. Au risque d’un déballage public de l’affaire dont il se serait sans doute passé.