Les jeunes font leur éducation affective et sexuelle à l’heure des nouvelles technologies. Entre pornographie, hypersexualisation et difficulté de préserver son intimité. Tour d’horizon au Luxembourg.
«Wat zu Lloret geschitt, bleift zu Lloret». Ce dicton a placé sous le sceau du secret le rite de passage de générations de bacheliers à Lloret de Mar. Mais les téléphones portables et les réseaux sociaux ont changé la donne. L’été dernier, une vidéo pornographique a défrayé la chronique, en Espagne mais aussi au Luxembourg. Que s’est-il vraiment passé? La scène de fellation entre trois jeunes alcoolisés a été filmée dans l’obscurité. Les rumeurs se sont déchaînées sur l’identité des protagonistes, deux garçons et une fille. L’été a jeté un voile sur cette histoire que les personnes mises en cause auront tenté d’oublier en allant étudier sous d’autres cieux.
La vidéo de Lloret impliquait des jeunes majeurs mais sa diffusion ne s’est pas arrêtée à la barrière de l’âge. Les commentaires diffamatoires sont allés bon train sur les réseaux sociaux. «Ce qui m’a choquée est le déferlement de commentaires contre la fille. En revanche, il n’y avait rien contre le harceleur qui a diffusé la vidéo», déplore Serena Boukelmoun, une lycéenne qui prépare son bac tout en militant au sein de l’ECPAT. L’association lutte contre l’exploitation sexuelle des enfants et vise à sensibiliser le public sur les droits de l’enfant en la matière. L’intervention de la lycéenne a permis que certains retirent leurs propos sur les réseaux sociaux, dit-elle. Mais le mal était fait.
Cette affaire illustre trois phénomènes auxquels sont confrontés les jeunes à l’heure des nouvelles technologies: un accès précoce à la pornographie, un environnement hypersexualisé et la difficulté à contrôler leur droit à l’image. Autant de phénomènes qui ne sont pas sans conséquences.
Dès 12 à 13 ans
Dans quelle mesure les jeunes sont-ils confrontés à la pornographie au Luxembourg? Le Dr Bechara Ziadé, qui pilote à la direction de la Santé le Plan d’action national de promotion de la santé affective et sexuelle, reconnaît que les chiffres manquent. Il n’existe pas de diagnostic spécifique de l’état de santé affective et sexuelle des jeunes dans le pays. La seule étude HBCS (Health Behavior School-Aged Children), qui analyse le comportement des lycéens, concerne ceux de plus de 15 ans et reste partielle dans ses thématiques. On y apprend qu’en 2014, les deux-tiers des jeunes Luxembourgeois de 18 ans ont déclaré avoir des rapports sexuels. Mais la sexualité peut démarrer plus jeune. Parmi les garçons de 15 ans, 27% ont déclaré avoir eu des rapports sexuels, tandis que chez les filles, cette proportion était de 22%.

Concernant l’accès à la pornographie, les données s’appuient essentiellement sur des études réalisées à l’étranger. Le Dr Ziadé estime que «le Luxembourg ne se distingue pas des pays voisins». En France par exemple, 70% des jeunes entre 15 et 20 ans déclaraient avoir vu un film pornographique en 2017, d’après des chiffres cités par le Planning familial.
Si l’on en croit les professionnels sur le terrain, la situation est plus problématique au Luxembourg. Le Lycée Aline Mayrisch est l’un des 15 lycées du pays (sur 37) qui organise une formation spécifique sur la santé affective et sexuelle pour tous ses élèves de sixième, âgés de 12 à 13 ans. Céline Gabriel, assistante sociale du «Service psycho-social et d’accompagnement scolaire» (SePAS), témoigne que «tous les jeunes que nous voyons dans nos formations ont déjà vu des films pornos. Ce sont eux qui abordent la question. YouPorn a beau être réservé aux adultes, il est très facile de contourner l’obstacle», dit-elle.
Passé le choc de découvrir des images porno sur l’ordinateur de mon fils de 14 ans, j’ai fait une recherche sur internet.“Témoignage d’une mère de famille
De fait, les parents d’adolescents que nous avons interrogés ont tous été confrontés au problème. Le verrouillage des sites n’est pas toujours suffisant. «Passé le choc de découvrir des images porno sur l’ordinateur de mon fils de 14 ans, j’ai fait une recherche sur internet pour voir comment aborder la question avec lui. J’ai trouvé des infos. Cela m’a aidé à ne pas le culpabiliser et à lui expliquer que cela n’avait rien à voir avec la réalité», témoigne une maman. Une autre mère de famille a tenté de parler à son fils. Sans succès. «Je sais qu’il est addict mais maintenant il est majeur. C’est compliqué».
En France, le président Emmanuel Macron est monté au créneau à la tribune de l’Unesco lors de la Journée internationale des droits de l’enfant le 20 novembre dernier. Il a donné six mois aux «acteurs de l’internet» pour «mettre en place un contrôle parental par défaut», plutôt qu’une option volontaire comme c’est le cas actuellement. Par ailleurs, la France va préciser dans son code pénal que «le simple fait de déclarer son âge en ligne ne constitue pas une protection suffisante contre l’accès à la pornographie des mineurs de moins de 15 ans». Les sites qui ne respecteront pas cette loi seront bloqués.
Performance et hypersexualisation
La sexologue belge Valérie Doyen, qui est intervenue au Luxembourg dans le cadre d’une formation organisée par l’association «Femmes en détresse», observe depuis une dizaine d’années une augmentation des consultations de sexologie de jeunes de 17-18 ans. Un phénomène qu’elle explique par une augmentation d’un certain mal-être, mais aussi par le fait que «la parole se libère» pour l’exprimer.
L’accès à la pornographie construit la sexualité des jeunes sur des images brutales, dans des mises en scène qui suscitent chez le spectateur un paradoxe entre excitation et dégoût. Cela peut provoquer des troubles de la sexualité comme des douleurs pour les femmes, des troubles érectiles pour les hommes, des troubles de l’excitation sexuelle ou encore de l’addiction.
«Nous sommes dans une société de la performance, y compris sexuelle. À chaque consultation, la question de la normalité est abordée», dit-elle. Ses patients l’interrogent sur la fréquence et la durée des rapports sexuels, la taille normale du sexe, un corps qu’on n’aime pas.
D’après la spécialiste, la consommation de contenu pornographique a aussi banalisé une hypersexualisation des comportements. Cela se manifeste par des transformations du corps pour renforcer les signaux sexuels (épilation des poils du corps et des organes génitaux, musculation des bras et des fesses), des interventions chirurgicales (seins en silicone, lèvres gonflées au collagène), des postures exagérées du corps à caractère sexuel (seins bombés, bouche ouverte, déhanchés…), mais aussi des comportements sexuels inspirés par les fictions pornographiques.
Chez les plus jeunes, les selfies aux postures suggestives de gamines tout juste pubères inondent les réseaux sociaux. Une maman témoigne: «Une fois, j’ai piqué une crise en voyant ce que ma fille diffusait. Elle ne comprenait pas pourquoi je m’énervais. Je lui ai dit que j’allais imprimer vingt fois cette photo et la placarder dans tout le quartier. Là, elle n’était pas d’accord du tout. Je lui ai dit que ce qu’elle faisait sur les réseaux était bien pire. Elle a compris le message».
Une surexposition mal contrôlée
Dans son rapport «Feedback Compact 2017-2018», la plate-forme Bee Secure observe que tous les lycéens et la moitié d’élèves en cycle 4 (à partir de 10-11 ans) ont un téléphone portable. Or ses intervenants dans les écoles notent que «les élèves surestiment leur capacité à préserver leur vie privée sur internet». Ce que confirme une enseignante au Fieldgen: «Je dirais que chaque année, j’ai au moins une lycéenne dans chaque classe du cycle inférieur qui vient me voir en pleurs pour un problème de partage non consenti d’une photo. Cela va de l’image assez inoffensive à celle à caractère sexuel». Avec environ 25 élèves par classe, ce genre d’infraction touche dans ce lycée 4% des effectifs, indique l’enseignante. Le phénomène serait plus rare en revanche dans les classes du cycle supérieur.
En 2018, la stop line de Bee Secure a été alertée sur 2047 URLs de contenus d’abus sexuels sur mineurs, dont 1728 ont été classés illégaux. Elle est intervenue dans 26 cas de sextorsion, c’est-à-dire du chantage lié à la diffusion de contenu intime. L’association ECPAT attire l’attention sur le fait que les contenus pédopornographiques que l’on trouve sur le darknet proviennent régulièrement d’images ou vidéos postées sans précaution par des enfants mineurs.
C’est presque devenu normal aujourd’hui d’envoyer un sexto à son petit copain ou sa petite copine. Les jeunes ont souvent conscience que cette pratique est dangereuse. Mais ils le font quand même.“Fabienne Becker, ECPAT
Pour sensibiliser les jeunes aux risques liés au sexting, c’est-à-dire l’envoi de photos intimes à une autre personne, l’association vient d’éditer une bande dessinée réalisée par le dessinateur Andy Genen. Le scénario est né après des échanges avec des élèves, des professeurs et des parents. «C’est presque devenu normal aujourd’hui d’envoyer un sexto à son petit copain ou sa petite copine. Les jeunes ont souvent conscience que cette pratique est dangereuse. Mais ils le font quand même. Ils réalisent le problème lorsque la relation se termine, mais il n’est alors pas toujours facile d’en parler», indique la chargée de projets à l’ECPAT, Fabienne Becker. La BD est destinée aux enfants à partir de 11 à 12 ans. «C’est l’âge à partir duquel cela commence», dit-elle.
Le docteur Ziadé, qui est responsable de la médecine scolaire, tire la sonnette d’alarme sur l’utilisation d’internet chez les jeunes adolescents et veut y sensibiliser les parents. «Donner une connexion internet à un enfant de 12 ans, cela revient à mettre une pancarte au-dessus de sa maison en disant: venez ici, il y a un enfant libre!», dit-il. «Certains craignent que si on parle de ce sujet, cela va encourager les pratiques à risque chez leurs enfants. Or parler, cela permet au contraire de remettre les choses à leur juste place», insiste-t-il.
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