La seconde audience du procès d’André Lutgen pour outrage à magistrat et intimidation a donné lieu à un coup de théâtre. Le juge d’instruction à l’origine des poursuites contre l’avocat a demandé la récusation du magistrat qui juge l’affaire. Stéphane Maas est accusé de partialité.
L’audience est inédite dans les annales de la Cité judiciaire. Jeudi 1er juillet au second jour du procès de l’avocat André Lutgen pour outrage à magistrat, Filipe Rodrigues, juge d’instruction et principal témoin de l’affaire, a fait interrompre les débats. La séance a été levée par Stéphane Maas, le président de la 7e chambre du tribunal devant laquelle le dossier était traité. D’un ton rageur, Rodrigues a demandé la récusation du juge, suspecté d’a priori favorables envers le prévenu.
Cette initiative fait suite au témoignage deux jours plus tôt du juge d’instruction par lequel l’affaire Lutgen a été lancée en juillet 2019 à la suite d’une brouille sur la levée tardive des scellés sur des installations électriques d’une usine d’ArcelorMittal après un accident mortel. La nonchalance du juge d’instruction et son refus de communiquer des informations à l’avocat avaient poussé ce dernier à écrire aux deux ministres de la Justice et de l’Economie ainsi qu’à la procureure générale d’Etat.
Une audition sans gants
Filipe Rodrigues a d’abord été entendu mardi pendant plus d’une heure comme témoin et c’est par la suite qu’il a fait déposer sa partie civile par son avocat Daniel Cravatte du Barreau de Diekirch. Il demande un euro symbolique de dommage contre André Lutgen et 1.500 euros de frais de procédure.
Les questions de Maas, lui-même ancien juge d’instruction – et ancien collègue de travail de Filipe Rodrigues – par leur pugnacité ont mis mal à l’aise le juge d’instruction et l’ont fait sortir de sa zone de confort. Le juge président n’a en effet pas pris de gants lorsque Rodrigues était à la barre. Il a demandé sans ménagement au témoin de s’expliquer sur ses méthodes de travail et de dire pourquoi il a mis du temps à lever les scellés sur les installations électriques alors qu’ils n’étaient plus nécessaires. Filipe Rodrigues a également dû dire pourquoi il a ressenti les messages d’André Lutgen, qui était alors l’avocat d’ArcelorMittal, comme autant d’actes d’intimidation et d’humiliation à son encontre. Le juge d’instruction a aussi été interpellé sur son refus de prendre l’avocat au téléphone.
C’est un geste prémédité. Il s’agit d’un acte particulièrement agressif à l’encontre du juge.“François Prum, avocat de la défense
Me Daniel Cravatte a fait savoir que son client avait été «choqué» par la teneur de son audition par le juge Maas, alors qu’il se posait comme «victime» d’une infraction présumée. Le témoignage a laissé une «impression de règlement de comptes contre Filipe Rodrigues», a-t-il souligné. L’avocat a demandé à ce que soient actés dans le plumitif d’audience «ses doutes profonds au sujet de l’impartialité du procès», laissant ainsi entendre que Stéphane Maas avait clairement penché du côté du prévenu. Ce à quoi le juge président a répondu qu’il est resté dans son rôle, celui d’instruire un procès et de mettre l’affaire dans son contexte pour éventuellement trouver des circonstances atténuantes au prévenu.
Un événement inédit
La requête en récusation du juge Maas, qui est basée sur l’article 521-9 du code de procédure civile – il ne s’agit pas d’une requête en suspicion légitime prévue, elle, par le code pénal – a été présentée au président du tribunal d’arrondissement de Luxembourg Pierre Calmes (qui était d’ailleurs présent aux deux audiences et que l’on dit peu amusé par la teneur de l’audition de Rodrigues) juste après les plaidoiries de la partie civile. Une initiative que l’équipe de défense d’André Lutgen a jugé «regrettable» et «déloyale» et décrit comme une défausse après son audition du juge d’instruction qui est à l’origine du renvoi de l’avocat en correctionnel. «C’est un geste prémédité. Il s’agit d’un acte particulièrement agressif à l’encontre du juge», a expliqué en marge de l’audience Me François Prum, un des avocats d’André Lutgen.
Après ce coup de théâtre et la suspension d’audience, le procureur d’Etat Georges Oswald, qui a hérité du dossier Lutgen un peu malgré lui, a fait savoir au juge Maas qu’il pouvait renoncer à présider le procès et que l’affaire pouvait être continuée la semaine prochaine dans une autre composition. Une offre que l’intéressé a déclinée en levant la séance «sine die».
Les requêtes en récusation d’un juge sont rarissimes. Il est encore plus inédit que l’initiative émane d’un témoin, qui plus est magistrat lui-même. La recevabilité de l’acte de récusation sera toisée par le président Pierre Calmes. Dans une seconde étape et si la demande est conforme, Stéphane Maas devra prendre position sur les accusations d’impartialité. Soit le magistrat les conteste soit il accepte de se faire remplacer. Dans la première hypothèse, un débat contradictoire devra alors traiter la question. On ignore, vu le caractère exceptionnel de la procédure, si les débats auront un caractère public ou non et si le prévenu peut y prendre part.
Quelle qu’en soit l’issue, l’affaire ne sert pas la justice ni sa crédibilité. Elle met en scène les clivages au sein même de la magistrature, entre d’un côté les magistrats du siège et de l’autre ceux du parquet. Elle interroge aussi sur la suite qui lui sera donnée si le juge Maas était maintenu dans le procès. Une non récusation pourrait alors être interprétée comme une atteinte par l’accusateur à l’honneur du président de la 7e chambre correctionnelle.