À la suite d’investissements chinois massifs, l’Union européenne a mis en place un mécanisme de filtrage. Le Luxembourg peine à transposer le règlement. En coulisse, des représentants de la place financière tentent d’affaiblir un texte qui touche au cœur de son modèle économique.

En 2013, HNCA prend 35 pour cent de Cargolux, en 2018 Legend Holdings devient actionnaire majoritaire de la BIL et en 2019 un quart des actions de Encevo, qui gère les réseaux d’électricité passe aux mains de la China Southern Power Grid – une entreprise étatique. Ces trois investissements, qui ont fait couler beaucoup d’encre à l’époque, ne seraient plus aussi faciles à réaliser en 2022.

La raison: l’Union européenne a mis en place en 2019 un règlement «établissant un cadre pour le filtrage des investissements directs étrangers (IDE)». Applicable à partir d’octobre 2020, le règlement n’a pourtant pas été transposé dans la législation luxembourgeoise. Au contraire de 18 autres États-membres, et pas des moindres comme l’Allemagne, la France, l’Italie, l’Espagne et les Pays-Bas, le projet de loi n’a été déposé qu’en septembre 2021 par le ministère des Affaires étrangères.

Protéger les infrastructures critiques

Ce que regrette l’eurodéputé Christophe Hansen (CSV) qui est notamment le rapporteur pour un autre règlement touchant aux IDE – concernant les subventions étrangères qui pourraient fausser le marché intérieur: «Le Luxembourg est souvent critiqué au Parlement européen pour ne pas avoir transposé ce règlement», explique-t-il à Reporter.lu. Et d’ajouter: «Un règlement ne peut être efficace que si tous les États-membres l’appliquent – des points noirs comme le Luxembourg affaiblissent l’Union en son entièreté».

D’ailleurs selon Christophe Hansen, le CSV se soucie depuis longtemps de cette problématique: «Cela fait deux ans qu’une proposition de loi de Claude Wiseler dort dans les tiroirs. Et ce n’est que maintenant qu’ils se mettent à élaborer leur texte», déplore l’eurodéputé.

On se demande si les fonds d’investissement ne devraient pas être exclus du champ d’application. C’est un aspect essentiel pour la compétitivité de la place financière.“Prise de position de la Chambre de commerce

Pour la définition d’un IDE, il s’agit d’une prise de participation par un investisseur étranger, que ce soit une personne physique ou morale qui prendrait le contrôle d’une entité de droit luxembourgeois en y acquérant la majorité des droits de vote des actionnaires. Si cet investissement vise des infrastructures dites critiques, comme la défense, l’approvisionnement en eau et électricité, la santé, les télécommunications mais aussi les médias, un mécanisme de filtrage est mis en marche.

Ce qui ne veut pas dire que l’investissement ne se fera forcément pas. Juste qu’un comité interministériel entre les ressorts de l’Économie et les Finances, appuyé par un groupe d’experts évaluera l’investissement potentiel et lui donnera soit son accord, soit des conditions soumises à son accord ou un refus.

Les lobbies sur les barricades

Et pourtant, les lobbies de la place financière sont tout sauf contents. Dans leurs avis sur le projet de loi, la Chambre de commerce tout comme l’Association de l’industrie des fonds d’investissement (ALFI) critiquent les risques que cette transposition aurait sur la compétitivité du pays. Surtout l’ALFI demande que les fonds d’investissement ne soient pas pris en considération du tout pour cette loi. Son argumentaire: Si les fonds d’investissement alternatifs réservés sont soumis à la loi, mais d’autres formes de fonds comme les fonds d’investissement spécialisés ou ceux à capital à risque ne le sont pas – la loi ne ferait aucun sens.

Interpellé par Reporter.lu pour avoir plus d’explications sur leur position, l’ALFI n’a pas souhaité commenter. La Chambre de commerce était plus loquace et se rallie à cette position: «Nous avons été en contact avec l’ALFI sur ce dossier et nous avons reçu leur position», écrit le service presse. «La Chambre de commerce se demande si les fonds d’investissement ne devraient pas être exclus du champ d’application de la réglementation en la matière. C’est un aspect essentiel pour la compétitivité de la place financière», poursuit-il, en mentionnant que de toute façon ces fonds sont soumis à «des règles spécifiques détaillées qui sont principalement fondées sur le droit européen».

Le FMI à la chasse aux fantômes

Le problème, c’est que les fonds d’investissement forment la grande majorité des investissements directs étrangers au Luxembourg. Les exclure rendrait inefficace le mécanisme de filtrage. Selon Eurostat, le Luxembourg dépasse de loin tous les autres États-membres dans la matière d’IDE dans le secteur des services – comprenant aussi les fonds d’investissement.

Un état de fait pour lequel le Luxembourg a déjà été cité dans un papier scientifique publié par le Fonds Monétaire International (FMI) en septembre 2019. Dans «The Rise of Phantom Investments», des chercheurs critiquent les quatre trillions de dollars que le Luxembourg générerait en IDE. Surtout parce que ceux-ci seraient des investissements dits «fantômes», donc non reflétés dans l’économie réelle, mais attirés pour des raisons fiscales.

À l’époque le ministère des Finances avait mis en doute le sérieux de cette publication, en disant que l’article «ne reflète pas les vues des institutions auxquelles les auteurs sont affiliés». «Pourtant, bien d’autres pays européens avec une place financière forte ont adopté le règlement en question, même Malte», observe Christophe Hansen par rapport aux revendications de l’ALFI et de la Chambre de commerce. On pourrait ajouter les Pays-Bas dans cette liste de pays en compliance avec les demandes de la Commission européenne.

L’Europe doit toujours défendre ses intérêts stratégiques. C’est la raison pour laquelle nous proposons aujourd’hui un nouveau cadre de l’UE sur l’examen des investissements.“
Jean-Claude Juncker en 2017

Plus étonnant encore concernant cette lenteur et timidité luxembourgeoises à transposer un règlement aussi essentiel est le fait que c’est un Luxembourgeois qui l’a jadis promu. La naissance de cette législation a été un des moments marquants de la présidence de la Commission européenne de Jean-Claude Juncker (CSV).

Dans son adresse sur l’état de l’Union de 2017, Jean-Claude Juncker avait trouvé ces mots: «Je voudrais le dire une fois pour toutes: nous ne sommes pas des partisans naïfs du libre-échange. L’Europe doit toujours défendre ses intérêts stratégiques. C’est la raison pour laquelle nous proposons aujourd’hui un nouveau cadre de l’UE sur l’examen des investissements».

Les raisons de la mise en place du filtrage

La raison derrière cette profession de foi se trouve dans un papier du professeur d’université allemand et conseiller économique Steffen Hindelang de 2020. Dans «The Art of Casting Political Dissent in Law: The EU’s Framework for Screening of Foreign Direct Investment», l’expert donne le contexte: «Traditionnellement, l’UE a maintenu un des régimes les plus libéraux pour IDE dans l’économie mondiale. Même si la masse d’IDE s’est réduite ces trois dernières années (…) l’UE a été un des plus grands importateurs d’IDE et le plus important exportateur d’IDE dans le monde», écrit-il.

Le changement de perspective serait dû à deux changements: le retour au bercail de certaines grandes multinationales américaines sous les années Trump et les investissements à répétition de la Chine dans des infrastructures critiques européennes comme les réseaux électriques. C’est surtout la non-réciprocité des conditions d’investissement avec la Chine – tandis que les entreprises étatiques chinoises pouvaient investir en Europe à leur guise, l’inverse n’était pas vrai – qui aurait fait pencher la balance vers un mécanisme de filtrage.

Quelle serait la conséquence de l’adoption du règlement au Luxembourg? Est-ce que des investissements chinois dans Cargolux, Encevo ou la BIL seraient encore possibles? Pour la Chambre de commerce: «C’est difficile à dire sans avoir une parfaite connaissance de ces dossiers. Il est envisageable que de tels investissements, du fait de l’activité exercée par ces entreprises, rentrent dans le cadre du mécanisme de filtrage. Toutefois, ce n’est pas parce qu’un investissement donnera lieu à une procédure de filtrage que le gouvernement le bloquera». Quant à la mise en œuvre de la loi au Luxembourg, la Chambre estime que «Cela demandera une forte pédagogie de la part du ministère qui le mettra en œuvre».