Changer la société était l’une des grandes promesses de la nouvelle coalition au pouvoir en 2013. C’est aussi ce qu’elle met à l’actif de son bilan aujourd’hui. Parmi les défis prioritaires figurait une montée en puissance des femmes aux postes de décision pour en faire des actrices à part entière du destin national. Cinq ans plus tard, des progrès ont été accomplis. Mais les réformes ne sont pas encore parvenues à faire sauter les blocages à tous les étages politiques, économiques et sociaux.
Impossible de ne pas le remarquer: les affiches sur lesquelles sont présentés les candidats aux prochaines élections ont changé de look. On y voit plus de femmes. Plus de jeunes aussi. La loi du 21 décembre 2016 introduisant un quota d’au moins 24 candidats de chaque sexe (soit 40%) sur les listes a atteint son objectif, au-delà des mesures transitoires prévues pour permettre à certains partis d’encaisser le choc.
«Il est évident que les petits partis ne pouvaient pas se permettre le luxe d’avoir des pénalités financières. L’évolution est donc sensible. Mais même un parti comme le LSAP, qui a traditionnellement des difficultés à placer des candidates pour remplacer des hommes en place, a fait des efforts», observe le politologue de l’université du Luxembourg Philippe Poirier.
Dans son bureau de l’Hôtel des Terres Rouges où elle cohabite avec la Culture, la ministre de l’Égalité des chances, Lydia Mutsch (LSAP), défend cette loi sur les quotas qui a longtemps fait grincer des dents au sein de sa propre famille politique. «Les quotas permettent d’arriver plus rapidement à un résultat. On était pressé de rattraper le temps perdu», dit-elle non sans observer qu’idéalement, «les quotas devraient être des mesures transitoires».
La nouvelle loi a contribué à faire bouger les lignes au sein des partis avant même les élections d’octobre 2018. Du fait des désistements et remplacements, la chambre des députés comptait en fin de législature 19 femmes pour 60 mandats, alors que 14 avaient été directement élues en 2013. A l’heure des quotas, il fallait saisir la chance de donner une visibilité à de futures candidates. Avec désormais un taux de 31,6% de femmes à la Chambre, le Luxembourg n’atteint pas encore les 40% de représentantes mais se situe dans la moyenne européenne.
Chasses gardées
Toujours est-il que cette avancée doit être nuancée. Au plan national, les «Spëtzekandidaten» restent tous des hommes, à l’exception de déi Lénk qui a une direction collective. Au niveau des circonscriptions régionales, le tableau est contrasté. Le CSV a placé deux hommes et deux femmes en tête des quatre circonscriptions. déi Gréng continue à miser sur des têtes de liste bicéphales et mixtes. Le LSAP, l’ADR, le KPL et le Piratenpartei en revanche n’ont placé que des hommes en tête des listes régionales. Dans trois des quatres circoncriptions, le DP, mise sur deux hommes en tête de liste régionale, seul au centre, une femme figure en tête de liste à côté du Premier ministre.
L’autre inconnue est la manière dont va jouer cette année le fameux panachage des votes. Ancré dans les gènes des électeurs, celui-ci brouille les difficiles équilibres concoctés par les partis en donnant une prime aux têtes connues et aux sortants.
Du côté de la Confédération Nationale des Femmes du Luxembourg (CNFL), on mise sur la mobilisation en faveur du vote féminin. Une campagne #Votez l’équilibre a été lancée en faveur de la parité. La chargée de direction, Anik Raskin, n’en attend pas d’effet radical mais se veut quand même optimiste sur une «évolution positive de la composition de la future assemblée».
Le politologue Philippe Poirier pour sa part ne croit pas à l’efficacité d’une telle campagne. «Toutes les études faites au Luxembourg montrent que les femmes ne votent pas préférentiellement pour les femmes. Elles votent comme les hommes». Néanmoins, il nuance les effets du panachage. «En 2013, le vote préférentiel n’a pas fonctionné pleinement car c’est la dynamique de changement qui a été la plus forte pour faire sortir Jean-Claude Juncker». Cette dynamique devrait peu jouer en 2018 mais il pense que la conjoncture est assez favorable pour les candidates. «Depuis le début des années 2000, on a assisté à une progression du taux de professionnalisation des femmes. Cela leur donne une visibilité sociale supérieure qui peut jouer en leur faveur, même si elles ont encore davantage d’obstacles à surmonter que les candidats masculins», estime-t-il.
Quelles sont ces difficultés? Il cite le fait qu’elles ont davantage de scrupules que les hommes à mettre en sourdine leurs responsabilités professionnelles et familiales pour occuper le terrain politique. Elles sont également moins présentes dans les conseils d’administration du réseau associatif qui leur permettrait d’étendre leur cercle d’influence.
Progression dans le secteur public
Le constat du politologue souligne le lien entre la position des femmes dans la sphère politique et celle qu’elles occupent dans les sphères économique et sociale. Au-delà des passerelles entre les trois, cela joue globalement sur la légitimité des femmes aux yeux des électeurs.
Logiquement, la stratégie présentée en septembre 2014 par Lydia Mutsch, intitulée «Vers un meilleur équilibre entre hommes et femmes dans la prise de décision», ne concerne pas uniquement le volet politique. Un arsenal a également été mis en place sur le plan économique. Or là aussi, le diable est dans le détail. Les femmes sont désormais beaucoup plus visibles dans les institutions et la haute fonction publiques. Mais globalement, le plafond de verre n’a pas encore éclaté.
Le gouvernement s’était fixé un objectif de 40% de personnes «du sexe sous-représenté» (c’est-à-dire, dans la plupart des secteurs, des femmes) dans les conseils d’administration des établissements publics. Il n’a pas lésiné ses efforts pour y parvenir. Chaque ministre était prié d’analyser la situation avant toute nouvelle nomination et de justifier, le cas échéant, de ne pas avoir retenu une personne «du sexe sous-représenté».
Les résultats sont encourageants même si le taux de 40% n’a pas encore été atteint. Entre janvier 2015 et juillet 2018, le pourcentage total des femmes membres des conseils d’administration des établissements publics est passé de 27,41% à 34,06%, indique-t-on au ministère de l’Égalité des chances. Cet objectif a eu un effet de levier sur les nominations dans la haute fonction publique puisque c’est là que les ministres doivent puiser pour trouver les nouvelles administratrices. Entre 2013 et 2018, le nombre de femmes ayant un poste à responsabilité dans l’administration est passé de 20,5% à 35%.
Ironie de l’histoire, on retrouve désormais chez les femmes le même phénomène de cumul de mandats que d’aucuns déplorent chez les hommes. On observe par exemple que la directrice du Trésor, Isabelle Goubin, occupe entre autres les mandats de présidente de la Commission de Surveillance du Secteur financier, du Commissariat aux Assurances ou encore de l’Agence de Transfert de Technologie Financière. «C’est dû à la taille réduite de notre administration. Le pool de personnes susceptibles d’occuper ce type de fonction est limité», explique Lydia Mutsch.
Pas de décollage dans le secteur privé
Le gouvernement a aussi voulu peser sur les sociétés privées dans lesquelles il détient une participation. Mais alors que certains pays comme la France, la Norvège ou la Belgique ont introduit un quota de femmes pour les conseils d’administration des sociétés cotées en bourse, le pas n’a pas été franchi au Luxembourg. C’est ainsi que le groupe français BNP Paribas, coté à la bourse de Luxembourg et dont l’État détient 1,03% des parts, compte sept administratrices sur 14 membres; la BGL BNP Paribas, banque luxembourgeoise détenue à 34% par l’État, n’en compte pour sa part que quatre (déléguées du personnel) sur 21 membres. Le taux de femmes dans les conseils d’administration des entreprises cotées au Luxembourg n’a globalement progressé que de 11,3% à 14,3% entre décembre 2013 et juin 2018, d’après les chiffres du European Institute for Gender Equality.
Pour ne pas heurter de front les actionnaires luxembourgeois, une voie plus soft a été choisie, sous la supervision non pas du ministère de l’Égalité des chances mais de l’Économie. L’État veille désormais à nommer au moins 40% de ses représentants parmi «le sexe sous-représenté» dans ces entreprises. Avec 39,47% de femmes nommées au 1er juillet 2018, on peut dire que l’objectif est atteint. Mais si l’on renverse la perspective, les femmes n’occupent que 20% des mandats dans ces entreprises, d’après nos calculs qui se basent sur les données du site du ministère de l’Économie. Certaines n’ont toujours aucune femme dans leur conseil d’administration: la Société du Port de Mertert, l’exploitant de réseau de chaleur urbain Sudcal, l’incubateur de start up Technoport et la société de logistique WDP Luxembourg.
Entre indifférence, résistance et bonne conscience
Serait-ce par manque de potentielles candidates, comme on l’entend parfois? Cet argument ne tient pas, à entendre Rita Knott, la directrice du Female Board Pool. Cette association, créée en 2011 et soutenue par le ministère de l’Égalité des chances, a constitué au fil du temps une base de données de 574 profils de femmes «board-ready» ou «board-experienced» issues des secteurs privé, public ou associatif. En quatre ans, elle n’a été sollicitée que 26 fois et a placé sept administratrices.
«Pour chaque demande, nous avons transmis 152 profils dont trois à quatre disposaient des compétences spécifiques du secteur demandeur. Or pour 19 des 26 demandes, aucune des 152 candidates n’a été contactée ultérieurement», témoigne Rita Knott. Elle estime que seul un tiers des entreprises est vraiment dans une démarche de diversification de son conseil d’administration, un tiers est en train de réfléchir à la question et un tiers reste totalement réfractaire à l’idée. «Là, c’est un profil dinosaure. Cela me dépasse!», lâche cette Allemande qui vit depuis une quarantaine d’années au Luxembourg.
Encore ces statistiques ne concernent-elles que les conseils d’administration. La dernière étude du LISER (Luxembourg Institute of Socio-Economic Research) indique qu’en 2015 les femmes occupaient en moyenne 10% des postes de direction dans les entreprises privées. Elles sont davantage présentes dans les petites entreprises de moins de 15 employés que dans les grandes.
Pour l’heure, seules 60 entreprises (dont 13 depuis 2013) ont rejoint le programme des actions positives en faveur de l’égalité des genres au travail lancé en 2009. «Avec la loi de décembre 2016 qui pénalise les inégalités salariales, c’est un dispositif important», estime Lydia Mutsch.
On peut toutefois s’interroger sur l’efficacité réelle de ce label. A titre d’exemple, dans le secteur très féminisé de la finance, les labellisées BIL et BGL BNP Paribas n’ont aucune femme à leur comité de direction, Alter Domus n’en compte qu’une sur dix membres.