La banque Caixa Geral de Depositos a été victime d’un vol de 3,5 millions d’euros. L’enquête désigne un ancien employé qui accuse à son tour sa hiérarchie de complicité. Ouvert cette semaine, le procès met la lumière sur un réseau de blanchiment entre l’Asie et le Luxembourg et son amateurisme.
Il a arrêté l’école après la 10e, a travaillé d’abord comme réceptionniste dans un hôtel avant d’être embauché par la banque Kaupthing entre 1995 et 2002. A la fermeture de la banque islandaise pour fraude, il pointe à l’Adem, fait un crochet dans le secteur gastronomique pour revenir en novembre 2009 dans le secteur financier avec un contrat dans la succursale de la banque portugaise Caixa Geral de Depositos (Caixa). Il y fait très forte impression à ses supérieurs et est promu, après six mois seulement, responsable des clients «préférentiels».
La fulgurante carrière de Raul De Jesus Antunes Lata dans le secteur financier a pris fin à l’automne 2011 où il va basculer dans le camp des délinquants en col blanc, mais version «Pieds Nickelés». La vie de château, la fréquentation des casinos et des escort-girls durera environ six mois jusqu’à son arrestation en mars 2012.
25 enquêteurs mobilisés
Raul De Jesus Antunes Lata, bientôt 51 ans, est le principal accusé du procès pour vol, faux et usage de faux, escroquerie et blanchiment qui s’est ouvert mardi devant la 16e chambre correctionnelle. L’homme comparait, aux côtés de six autres inculpés, pour le vol en septembre 2011 de 3,527 millions d’euros d’un compte client de la Caixa. Les audiences vont s’étaler sur trois semaines.
Rarement, la justice a mis autant de moyens pour retracer des flux financiers. Cette affaire a mobilisé jusqu’à 25 enquêteurs. Les deux policiers qui se sont relayés pour diriger l’enquête ont rendu plus de 70 rapports et entendu une trentaine de suspects et de témoins. Des commissions rogatoires ont été lancées, avec plus ou moins de succès, en France, en Israël, en Grande-Bretagne, en Suisse, au Maroc, à Dubaï, en Espagne, à Hong-Kong, en Lettonie et au Liechtenstein pour tenter de remonter la piste des 3,5 millions d’euros disparus. A peine 300.000 euros ont pu être récupérés.
Le sous-directeur de la Caixa a commis une grosse bêtise.»Un des enquêteurs à la barre des témoins
Les enquêteurs luxembourgeois ont ainsi pu lever le voile sur des réseaux de blanchiment de l’argent sale au Luxembourg et ses filières en Asie et en Europe. Leurs investigations ont permis la découverte d’une autre affaire dans l’affaire, une vaste escroquerie financière aux diamants qui a fait de nombreuses victimes dans la Grande Région ainsi qu’au Grand-Duché. Plus de 20 millions d’euros seraient en jeu. L’enquête est toujours en cours.
Sur le radar de la CSSF
Le 16 septembre 2011 fut le dernier jour de travail de Raul De Jesus Antunes Lata à la banque Caixa, qui lui avait signifié trois jours plus tôt son licenciement pour cause de performances insuffisantes. Ce fut aussi le jour où Lata a commis la fraude à 3,5 millions d’euros sur le compte de la cliente «Julietta». L’employé avait préparé son larcin depuis des mois, selon l’un des enquêteurs en chef venu témoigner au procès. A coup de mensonges, il avait convaincu la cliente de vendre une assurance vie et d’alimenter son compte courant dans la perspective de changer de banque.

Lata confectionne un faux ordre de transfert, qui vide pratiquement le compte «Julietta». Il fait contresigner le document par un directeur adjoint de la succursale naïf et imprudent. Le dirigeant ne prend pas la peine de contacter le client pour confirmer l’ordre. «Le sous-directeur de la Caixa a commis une grosse bêtise», glisse un enquêteur à la barre. Il ajoute que cette bévue reflète l’état de désorganisation et de non-conformité de la Caixa. «La banque était déjà sur le radar de la CSSF», affirme le policier qui ne s’explique pas pourquoi Caixa a laissé travailler Lata après qu’il ait reçu sa lettre de licenciement. L’enquêteur fait par ailleurs remarquer que la boite mail de Lata fut détruite 15 jours après son départ de la banque et que des données de son ordinateur professionnel furent effacées.
Nous n’avons trouvé aucun indice accréditant la participation des anciens dirigeants de la banque.»Enquêteur
Le directeur de Caixa Luxembourg et son adjoint seront d’ailleurs limogés début 2012 par la maison mère à Lisbonne. La succursale a fermé à l’été 2018, après 21 ans de présence au Grand-Duché.
L’argent détourné de Luxembourg part sur un compte de la BSI à Lausanne que Lata a ouvert quelques semaines plus tôt. Il en est le bénéficiaire économique. Il a raconté au banquier suisse gagner 300.000 euros par an, être propriétaire d’un appartement de 1,2 million d’euros et avoir gagné en bourse 2 millions d’euros. En réalité, l’employé est couvert de dettes.
Plainte tardive de la banque
Ce n’est que le 17 octobre 2011, après que le fils de la cliente se soit enquis des états financiers des comptes luxembourgeois, que le vol est découvert. Les dirigeants de la succursale sont convoqués le lendemain au siège portugais. Il faut attendre le 24 octobre pour que la plainte soit déposée par l’étude Wildgen. L’instruction est ouverte le 28 novembre contre Lata. L’enquête de la PJ démarre véritablement le 2 février 2012, avec un mandat d’amener contre le suspect numéro 1. Lata est interpelé à Saint Moritz en Suisse en mars 2012 en compagnie de dames russes puis extradé à Luxembourg.
L’ex-employé a eu le temps de s’acheter deux montres de luxe, un véhicule Hummer, un appartement au Maroc et de dépenser sans compter sur les tables de jeux de Macao.
Le suspect accuse le directeur et le sous-directeur de complicité et assure n’être «qu’un petit poisson» aux ordres de ses supérieurs. Dans un premier temps, les policiers épousent la thèse de la complicité, mais après des mois d’investigations, ils se rendent compte que Lata les mène sur une fausse piste. «Nous n’avons trouvé aucun indice accréditant la participation des anciens dirigeants de la banque», assure l’un des enquêteurs. A l’ouverture du procès mardi, le principal inculpé a toutefois maintenu ses allégations initiales.
Deux filières de blanchiment
Grâce à l’entraide judiciaire internationale et la coopération de la banque, l’enquête permet la découverte de deux circuits de blanchiment et de ses «planificateurs» qui ont aidé Lata à dissimuler les 3,5 millions d’euros.
Une première filière mène au Liechtenstein. Un montant de 1,8 million d’euros est débité de la BSI sur un compte auprès de la Valartis Bank à Vaduz (aujourd’hui Licorum Bank). La filière s’appuie sur des mécanismes de blanchiment sophistiqués, dont des fausses factures (achat d’un yacht notamment). Leur mise en place et leur maintien, assez onéreux, ont demandé le recours à de l’ingénierie financière.
Les policiers sont alors convaincus que Lata n’a pas agi seul. Leurs investigations les conduisent vers quatre personnages troubles, également renvoyés cette semaine devant le tribunal correctionnel.
Parmi elles figure Nadav Bensoussan, fondateur de l’enseigne France Offshore à Paris, spécialisé dans le blanchiment via une logistique de sociétés écrans en Grande-Bretagne, un système de fausses factures et de comptes auprès de la banque lettone Rietumu.
Le roi de l’offshore entre en scène
Le personnage est présenté par la presse française comme le «roi de l’offshore» qui a voulu mettre les paradis fiscaux à la portée de tous. Il s’est lancé dans la démocratisation de la finance offshore à l’intention d’une clientèle française fortunée via France Offshore. Son nom apparait dans une vaste fraude à la TVA sur le marché de la taxe carbone. Bensoussan a été condamné en 2017 à Paris à 5 ans de prison pour avoir blanchi 200 millions d’euros et fait échapper au fisc 700 millions d’euros. Il a été inculpé en Suisse en janvier 2020 pour avoir mis en place des schémas de fraude comparables à ceux de la France.

L’enquête montre que les routes de Bensoussan et de Lata se sont croisées à Paris au siège de France Offshore. Toutefois, la société a été fermée par la justice française dans le cadre d’une autre enquête. Les serveurs de France Offshore au Canada n’ont jamais pu parler.
Un fonds diamantaire
Le «roi de l’offshore» a été entendu à trois reprises dans le cadre de l’enquête luxembourgeoise. Bensoussan n’est pas présent à son procès devant la 16e chambre. Il est représenté par deux avocats qui ont demandé que leur client soit soustrait de la procédure grand-ducale au nom du principe du «non bis in idem», selon lequel un individu ne peut pas être jugé deux fois pour des faits identiques. Le tribunal a joint la demande au fond.
La seconde filière par laquelle 1,2 million d’euros ont transité passe par Hong-Kong. Les complices de Lata passent pour des amateurs en comparaison avec le professionnaliste de la première filière. Ses principaux protagonistes, mis à part un ressortissant chinois, Wenqi Wang (qui n’a pas pu être inculpé), sont tous des résidents au Grand-Duché.
Le personnage central s’appelle Emmanuel Abramczyk, 53 ans, à la tête de la société luxembourgeoise Rawstone Business Holding. Il a pu s’offrir cette société grâce à l’argent de «Julietta». L’homme s’est fait passer pour un diamantaire et a monté une escroquerie présumée à l’investissement dans les pierres précieuses avec sa société Rawstone qui proposait des obligations rapportant 9,90% d’intérêts. Abramczyk est au cœur d’une enquête qui l’a conduit à l’automne 2019 à Schrassig. Il en est sorti à la faveur du confinement. L’instruction est toujours en cours.
Des rendez-vous sur Play-Station
Le point de départ de cette affaire Rawstone et de la fraude aux diamants, qui ne fait pas une bonne publicité pour la place financière, est l’enquête Caixa. «Nous avons constaté un grand nombre d’irrégularités concernant les activités d’Abramczyk et nous avons dès lors alerté le Parquet», signale un des enquêteurs à la barre des témoins.
Le retraçage des téléphones portables d’Abramczyk et de Lata a révélé de nombreux contacts entre les deux hommes, avant le vol des 3,5 millions d’euros et après, lors de la cavale de l’ex-employé de banque. «Ils communiquaient aussi à travers la play-station, ils se donnaient rendez-vous soit disant pour jouer», raconte un des policiers. Il explique aussi qu’une perquisition dans les bureaux de Rawstone, avenue de la Liberté, a exhumé le scanner de la carte d’identité de Lata.
Nous avons constaté un grand nombre d’irrégularités concernant les activités d’Abramczyk et nous avons dès lors alerté le Parquet.»Enquêteur
Quelques semaines avant le vol de la Caixa, Abramczyk y ouvre avec le restaurateur Manuel de Carvalho Macedo un compte pour la société offshore Loxley Management à San Diego, qui a toutefois pignon sur rue à Luxembourg. Les deux hommes en détiennent alors chacun 50% des actions.
Le 10 octobre 2011, le compte Loxley est approvisionné via le compte Wang à Hong Kong. Le train de vie d’Ambramczyk va alors changer. Il s’achète de belles voitures et un diamant, qui sera probablement le seul qu’il n’ait jamais possédé dans sa vie. Par la suite, il s’offre un chauffeur pour conduire sa Bentley.
Le 26 octobre 2011, il constitue Rawstone avec les fonds «Julietta» qui sont en partie revenus à la Caixa. Preuve de l’amateurisme de la filière Hong-Kong. Les opérations se font avec le concours, moyennant commissions, de Philippe Schmit, dirigeant de Montesquieu & Associés, qui avait un agrément de courtier en assurances du Commissariat aux assurances. Schmit a vendu Loxley et a prêté ses services pour le rapatriement de 100.000 euros, ce qui lui vaut de comparaitre au procès Lata pour blanchiment parmi les six autres inculpés de ce procès hors norme.