Le régulateur de l’audiovisuel recadre le Groupement des magistrats luxembourgeois après sa plainte contre un reportage de RTL sur la traite qui lui a déplu. L’ALIA examine les limites de la liberté d’expression et du droit des journalistes de critiquer les juges et même d’exagérer.

Les oreilles de Georges Everling, juge et président du Groupement des magistrats luxembourgeois (GML), ont dû siffler jeudi dernier lors de la cérémonie d’intronisation de Roger Linden à la magistrature suprême. Les orateurs ont abondamment parlé de la défiance croissante envers la justice, du risque de délitement démocratique suite à cette perte de confiance et de la nécessité pour les juges d’accepter la critique.

Or, quelques jours avant cette audience solennelle, l’autorité indépendante de l’audiovisuel (ALIA), présidée par le juge Thierry Hoscheit, infligeait un camouflet au GML pour avoir accusé une journaliste de RTL Télé d’avoir dépassé les limites de la liberté d’expression et d’avoir mis en cause l’honneur «de l’ensemble des magistrats».

Zones grises de l’enquête

Diffusé le 11 décembre 2019, le reportage de la journaliste rapportait le cas d’un jeune ressortissant indien, victime de traite par son ex-patron restaurateur, condamné en appel à de la prison ferme pour viol. La victime, mineure au moment des faits, était la fille du restaurateur incriminé. L’accusé clamait son innocence, considérant avoir fait l’objet de la vindicte de son ancien patron.

La journaliste évoquait en les commentant les zones grises de l’enquête judiciaire et relayait les doutes de l’avocat du prévenu selon lesquels les préjugés à l’encontre des ressortissants indiens n’avaient pas contribué à le disculper, pas plus que la composition exclusivement féminine de la chambre ayant rendu en appel un verdict plus sévère qu’en première instance. Le reportage est la suite d’une enquête de la journaliste, deux ans plus tôt, sur la traite des êtres humains dans le secteur Horeca.

La critique a déplu à la Cité judiciaire. Un mois et demi après sa diffusion, l’association qui défend les droits et intérêts des magistrats a saisi l’ALIA et le Conseil de presse (organe de supervision des journalistes) d’une plainte.

Le GML a jugé le reportage «tendancieux». Il a vu dans les propos de l’avocat du jeune Indien une stigmatisation de «l’institution judiciaire en son ensemble (…) mettant en cause l’honneur et la probité ainsi que le comportement professionnel non seulement de la Cour d’appel ayant eu à connaître la prédite affaire, mais encore de l’ensemble de la magistrature». «S’il n’est pas interdit de critiquer l’institution judiciaire, il est toutefois important de conserver mesure et pondération», écrit le GML. Sa plainte est publiée sur son site Internet.

Pas de manquement à l’éthique

«Ce reportage est conçu à dessein comme une sorte de procès public où on tente de blanchir un condamné déclaré coupable en dernier ressort par la justice luxembourgeoise et ce au détriment des victimes et des organes de poursuites», s’indigne l’association pour laquelle «la justice ne se rend pas dans les médias». Elle convoque aussi «les principes fondamentaux de la presse, ceux de la crédibilité, du sérieux, de l’éthique et de la déontologie» pour dézinguer la journaliste.

L’ALIA, présidée par le juge Thierry Hoscheit – ce qui donne plus de poids à la décision -, ne voit pas de faute déontologique ni de manquement à l’éthique de la part du diffuseur. Le régulateur de l’audiovisuel a regardé le dossier sous l’angle du respect par RTL Télé de son cahier des charges et de la charte de ses journalistes. Tout le monde est resté dans les clous, à commencer par la journaliste qui a rempli son rôle de «chienne de garde» de la démocratie.

La décision du 20 septembre 2021 de classer l’affaire sans suite se lit comme un rappel du droit à la liberté d’expression (y compris le droit de critiquer des décisions de justice), par un magistrat à ses pairs. L’analyse minutieuse que fait l’ALIA, notamment de la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l’Homme, mériterait d’ailleurs de figurer au programme d’enseignement obligatoire des candidats à une carte de presse et à l’examen d’attaché de justice.

Il n’y a pas de place à la restriction de la liberté d’expression dans deux domaines, fait valoir l’ALIA: les discours politiques et les sujets d’intérêt général, la traite des êtres humains et l’exploitation des travailleurs immigrés au Luxembourg en étant un.

Pas d’atteinte à l’autorité judiciaire

Le régulateur rappelle d’ailleurs que les juges ne sont pas à l’abri des critiques dans le cadre de leurs fonctions et que «la liberté journalistique comprend aussi le recours possible à une certaine dose d’exagération, voire de provocation».

«Les interrogations et réflexions critiques émises de part et d’autre par les différents intervenants lors du reportage sur les circonstances de l’affaire et le procès en cause, telle la différence de verdict des deux juridictions impliquées et l’appréciation d’éléments de preuve retenus ou encore le comportement des principaux protagonistes, relèvent de la liberté d’expression et ne sauraient être qualifiées, ni individuellement, ni prises ensemble, d’attaques gravement préjudiciables sans aucun fondement visant ou de nature à porter atteinte à l’autorité judiciaire dans son ensemble ou à l’honneur et la probité des magistrats», note l’ALIA.

Le régulateur estime que le reportage litigieux répond aux exigences de sérieux et d’honnêteté, qu’il s’inscrit dans le respect des règles déontologiques et que RTL a fait un juste usage de la liberté d’expression en le diffusant.


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