L’administration fiscale a échoué à récupérer près de 200 millions d’euros d’impôts lui ayant échappé grâce à des rulings signés par le plus célèbre de ses préposés. L’affaire Hellas Telecom illustre la difficulté pour le Luxembourg de tourner la page de la finance en mode débridé.
Marius Kohl n’aura pas de statue érigée à sa gloire au Kirchberg. Longtemps adulé par la place financière, le célèbre préposé du bureau 6 de l’Administration des contributions directes (ACD) est devenu, cinq ans après le scandale des Luxleaks, un anti-héros. En posant sa signature sur des milliers de décisions fiscales anticipées, Kohl a fait économiser beaucoup d’impôts aux multinationales et en a aussi fait perdre beaucoup aux Etats, y compris au Luxembourg.
A la limite de l’abus de droit
Depuis janvier 2016, l’ACD, et donc l’Etat luxembourgeois, réclame à la société Hellas Telecom 189 millions d’euros d’impôts qui lui ont échappé justement grâce à des opérations de cavalerie fiscale qui avaient été validées en leur temps par Marius Kohl. L’ancien préposé est aujourd’hui à la retraite.
L’affaire Hellas Telecom, c’est tout un poème dédié aux montages fiscaux agressifs mis en place par une équipe d’avocats d’affaires qui rêvaient de jouer dans la cour des grands».
Ce sont presque quatre années de combat devant les juridictions administratives qui ont débouché sur de cuisants échecs pour le fisc. D’abord celui de ne pas avoir pu revenir sur une décision anticipée qui a eu des conséquences catastrophiques pour de nombreux investisseurs. Ensuite d’avoir été incapable de recouvrer les impôts sur une opération à la limite de l’abus de droit qui a permis de vider la trésorerie d’une entreprise tout en enrichissant ses actionnaires aux dépens d’autres investisseurs.
L’affaire Hellas Telecom, c’est tout un poème dédié aux montages fiscaux agressifs mis en place par une équipe d’avocats d’affaires qui rêvaient de jouer dans la cour des grands et de mettre le Luxembourg sur la carte mondiale du private equity, c’est-à-dire l’investissement dans des sociétés non cotées en bourse.
Un dividende bien trop gourmand
L’avocat d’affaires Guy Harles, ancien bâtonnier et cofondateur avec Me Paul Mousel de la firme Arendt&Medernach figurait parmi les dirigeants de Hellas Telecom.
L’affaire, qui porte le nom d’un opérateur de télécommunications en Grèce qui avait son siège et plusieurs structures à Luxembourg, a fait parler d’elle à l’automne 2015 lors d’un retentissant procès devant le tribunal de commerce de Luxembourg. Ce fut un procès aux enjeux financiers colossaux que le liquidateur de Hellas en Grande-Bretagne avait intenté à ses anciens actionnaires ultimes, deux fonds de private equity, l’Anglais Apax Partners Ltd et l’Américain TPG.
Ces fonds prédateurs avaient acheté le groupe en s’endettant sur les marchés financiers. Avant de le revendre, ils ont vidé la caisse en se servant en décembre 2006 un dividende de près de 1 milliard d’euros, alors que la société n’en avait pas les moyens. Déjà fortement endetté et à court de trésorerie, Hellas ne se remit jamais de cette opération. Il fut déclaré en faillite en 2009. Ses créanciers courent toujours après leur argent.
Des valorisation aberrantes qui témoignent de «la volonté des investisseurs finaux de voir remonter ou plutôt d’extraire une somme prédéterminée par eux».Guy Heintz, ex-directeur de l’ACD
Les complexes opérations de remontée de dividendes et de yoyo sur la dette avaient été rendues possibles grâce à l’utilisation de certificats d’actions convertibles (CPEC) et la bénédiction du préposé du bureau 6 de l’ACD. Marius Kohl avait en effet émis un ruling validant le traitement fiscal avantageux de la série de rachats ayant permis à ses actionnaires de se servir le beau dividende.
Les regrets tardifs de Marius Kohl
Le procès de l’automne 2015 révéla par ailleurs que Marius Kohl regretta d’avoir donné son accord au traitement fiscal de l’opération.
La presse internationale, qui avait suivi le procès au Luxembourg l’avait décrit comme celui de «la fausse facture financière». Intervenue un an après le scandale des Luxleaks, ces milliers d’accords fiscaux secrets révélés au grand jour et ayant permis aux multinationales d’échapper à l’impôt, l’affaire Hellas n’avait pas contribué à redorer le blason de Luxembourg.
Près de dix ans après la transaction controversée et à la faveur du médiatique procès devant le tribunal de commerce, le directeur de l’ACD a décidé de revenir sur l’accord de son bureau 6, arguant que la transaction n’avait pas respecté toutes les conditions du ruling en raison de l’absence de substance du dividende. En janvier 2016, il a demandé à son service de révision d’annuler le bulletin d’impôts de 2006, de requalifier la transaction et d’émettre un nouveau bulletin d’imposition pour Hellas Telecom sàrl, la structure luxembourgeoise ayant survécu à la faillite du groupe.
Un redressement record de 189 millions
L’opération de rachat par emprunt sur les marchés financiers par les deux fonds prédateurs à travers l’émission de CPEC le 21 décembre 2006 au prix de 35,82 euros l’unité, puis la revente des titres au prix d’un euro le 6 février 2007, était dans la ligne de mire. «Il n’est pas clair pourquoi la valeur de l’instrument financier CPEC a pu diminuer en 47 jours de 35,82 euros à 1 euro», s’était ému Guy Heintz, le directeur de l’ACD. Il a vu «dans cette valorisation aberrante» des titres «la volonté des investisseurs finaux de voir remonter ou plutôt d’extraire une somme prédéterminée par eux». Car, sur un marché de pleine concurrence, comment expliquer autrement une valeur de rachat des CPEC 35 fois supérieure à leur valeur réelle?, fit-il valoir en substance pour justifier le redressement fiscal.
Ce fut le redressement le plus important jamais opéré par l’ACD, qui réclamait 189,256 millions (sans compter les intérêts de retard) à Hellas Telecom sàrl au titre de distribution cachée de bénéfice. Les dividendes distribués auraient dû être frappés d’une retenue à la source de 20%.
«Le préposé n’aurait jamais donné son aval à un traitement fiscal avantageux pour une opération devant se traduire par une chaîne de faillites et de liquidations judiciaires et par des investisseurs non remboursés de leurs prêts.»Représentant du gouvernement devant la Cour administrative
La loi sur les impôts permet à l’administration fiscale de revenir sur ses décisions du passé, même des années après avoir émis un bulletin, si elle est confrontée à un «fait nouveau». Le caractère dommageable de l’opération Hellas pour ses nombreux créanciers non remboursés, révélée lors du procès de 2015, relevait manifestement du fait nouveau aux yeux du fisc luxembourgeois.
Coup de tonnerre et trahison
Ce fut aussi un coup de tonnerre dans le paysage luxembourgeois. Les cabinets d’avocats d’affaires et les firmes de consultants, habitués à une administration plutôt accommodante, le vécurent comme une trahison.
La décision fut aussitôt contestée devant les juridictions administratives. L’administration fiscale argumenta qu’au moment où le ruling fut délivré, Marius Kohl en méconnaissait les véritables enjeux. Il ignorait le caractère prédateur, déloyal, voire frauduleux du mécanisme qui fut ensuite déployé et des valorisations extravagantes des CPEC. «Le préposé du bureau d’imposition n’aurait jamais donné son aval à un traitement fiscal avantageux pour une opération devant se traduire par une chaîne de faillites et de liquidations judiciaires et par des investisseurs non remboursés de leurs prêts», avait ainsi fait valoir le représentant du gouvernement lors de la procédure devant les juridictions administratives.
Ni les juges de première instance, ni ceux de la Cour administrative n’ont retenu l’argumentation. Ils ont estimé que le préposé du bureau 6 avait eu connaissance de tous les aspects pertinents des opérations litigieuses. Aucun fait nouveau ne justifiait donc la rectification du bulletin d’impôt de Hellas Telecom. La Cour l’a donc annulé en octobre dernier pour «défaut de base juridique».
La place savoure sa victoire
L’arrêt Hellas de la Cour administrative a fait l’objet de commentaires abondants sur la Place financière qui savoure sa victoire. Une conférence à visée commerciale a même été organisée en janvier pour faire partager les enseignements d’une décision qui a fait jurisprudence. Les fiscalistes se réjouissent de ce nouvel échec de l’administration fiscale à remettre en question ses propres décisions.
L’Administration fiscale a voulu tester ses limites et revenir en arrière et ce n’est pas une bonne politique que d’aller dans ce sens»Alain Steichen, avocat fiscaliste
Si les temps ont changé et si les autorités luxembourgeoises ont mis la lutte contre les pratiques fiscales agressives au cœur de leur priorité, l’arrêt Hellas montre que les largesses du passé sont un héritage à assumer.
«L’administration fiscale ne peut pas revenir si facilement sur sa parole. Elle a voulu tester ses limites et revenir en arrière et ce n’est pas une bonne politique que d’aller dans ce sens», s’est félicité l’avocat Alain Steichen dans un entretien à REPORTER. «Le Tribunal puis la Cour ont dit qu’il fallait des éléments vérifiables et objectifs pour pouvoir remettre en cause un bulletin d’imposition», a-t-il ajouté. L’ACD a échoué à les démontrer.
Du côté de Hellas Telecom, c’est également le soulagement. Le rapport annuel 2018 de la société, remis le 2 janvier dernier, témoigne de la satisfaction des dirigeants de ne pas avoir de taxes supplémentaires à payer au titre de l’exercice 2006.
600 euros d’impôts, 1 million de frais d’avocats
L’affaire est loin d’être terminée. La Cour d’appel siégeant en matière commerciale doit encore trancher le litige principal à 1 milliard d’euros qui oppose les liquidateurs de la structure britannique aux fonds Apax Partners et TPG. Le dossier ne sera pas plaidé avant 2021, selon l’un des avocats des parties.
La justice luxembourgeoise est attendue au tournant dans l’arbitrage d’un conflit entre d’un côté des investisseurs victimes de la rapacité des fonds de capital-risque et d’autre part les représentants de l’industrie du private equity qui paie peu d’impôts mais qui rapporte des revenus importants aux avocats d’affaires et aux firmes de consultants.
En 2015, Hellas avait dépensé 962.319 euros en «frais légaux» et versé moins de 600 euros d’impôts.
L’industrie luxembourgeoise du private equity, grande utilisatrice des CPEC qui lui ont longtemps permis d’échapper à l’imposition à la source, se trouve elle aussi entre deux feux. D’un côté, les victoires judiciaires dans l’affaire Hellas sont de nature à rassurer les professionnels. D’un autre côté la règlementation européenne, notamment la directive ATAD II, transposée par le Luxembourg en décembre 2019. En revanche, les règles pour contrôler l’utilisation d’instruments financiers hybrides notamment en lien avec les Etats-Unis n’entrent en vigueur qu’en 2022.
Les opérateurs de la planification fiscale retiennent leur souffle.
Mise à jour: La directive Atad II a été transposée par la loi du 20 décembre 2019. L’article a été actualisé sur ce point.
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