Le ministre des Finances veut en finir avec les rulings de l’ancienne génération qui ont sali la réputation du Luxembourg. Sa décision fait resurgir des vieux démons sur la place financière. Les lobbies réclament une année de grâce avant d’enterrer ces instruments d’optimisation fiscale.
La place financière aurait-elle la nostalgie de l’époque de Marius Kohl, le préposé du Bureau 6 de l’Administration des contributions directes (ACD) qui a signé des milliers de rulings qui ont valu sa mauvaise réputation au Luxembourg?
La Chambre de commerce a produit un avis détonant sur les mesures fiscales du «paquet budgétaire» pour 2020. Faut-il y voir la marque de son nouveau président et ancien ministre CSV des Finances, Luc Frieden? L’organisation s’était en tout cas tenue, au cours des derniers mois, à une appréciation volontairement consensuelle des mesures du gouvernement pour améliorer la gouvernance de la place financière.
Or, dans son avis du 8 novembre, ses revendications sur les rescrits fiscaux se situent aux antipodes de la rhétorique officielle qui veut montrer que le Luxembourg s’est assagi.
Production en chute libre
La Chambre de commerce demande au gouvernement de reculer d’un an la date de caducité des rulings émis par l’ADC avant le 1er janvier 2015. A cette date fut introduit un nouveau régime conforme aux normes fiscales internationales.
Les rulings sont toujours possibles, mais les pratiques d’optimisation fiscale, à la limite de l’abus de droit, ont désormais été proscrites. Du coup, leur production a chuté de 80% entre 2015 et 2018, selon les chiffres les plus récents du ministère des Finances.
Les pratiques agressives, qui étaient acceptables encore hier, ne le sont plus aujourd’hui»Pierre Gramegna, ministre des Finances
Les rescrits fiscaux signés avant l’entrée en vigueur de la loi sont restés valides. Le gouvernement n’a pas osé toucher au veau d’or qui a assuré des revenus de commission importants aux opérateurs du secteur financier. Ces rescrits à l’ancienne génération cohabitent avec une nouvelle génération de rulings, lesquels répondent à des règles strictes de conformité avec la loi sur les impôts.
Le dispositif introduit à partir de 2015 prévoit une durée de validité des accords avec l’ACD de 5 ans, alors que les rescrits signés avant cette date n’ont pas de date de péremption.
La méthode radicale de Gramegna
Pierre Gramegna, ministre des Finances (DP) a pris tout le monde de court à la mi-octobre lors de la présentation du projet de budget 2020 en annonçant l’arrêt de mort des rulings «à l’ancienne» pour le 31 décembre 2019.
«Cette décision a surpris tout le monde», indique Me Jean Schaffner, avocat fiscaliste de l’étude Allen&Overy à REPORTER. Son confrère Alain Steichen, fondateur de l’étude BSP, assure pour sa part n’avoir été qu’à moitié surpris. «Je m’y attendais», dit-il en y voyant la marque d’une «approche cohérente qui s’inscrit dans l’ère de la transparence et de la fin des stratégies fiscales critiquables». «Il faut faire avec», ajoute l’avocat de BSP.
Exit le temps des structures agressives qui ont réduit à une peau de chagrin le taux d’imposition des nombreuses multinationales, comme l’ont montré les LuxLeaks, du nom de la fuite de centaines de rulings émis pour l’essentiel par Marius Kohl, l’agent des impôts le plus célèbre du monde. «Les pratiques agressives, qui étaient acceptables encore hier, ne le sont plus aujourd’hui», s’est justifié Pierre Gramegna.
Génération Marius Kohl
Combien de rulings de la génération Kohl existent-ils encore sur la place? Franz Fayot, député et président du LSAP a posé la question au ministre des Finances avant de la retirer. Quel que soit leur nombre, ces rulings sont des stigmates du passé que les autorités veulent enterrer par la méthode radicale, après avoir échoué par la méthode douce.
Cela n’a rien à voir avec la sécurité juridique, mais plutôt avec l’appât du gain»Alain Steichen, avocat fiscaliste
L’ACD a déjà cherché depuis 2015 à remettre en cause la validité de dizaines de rulings qui avaient été émis pour des sociétés par ses propres bureaux d’imposition. L’exercice s’est soldé par un échec devant les juridictions administratives. Les juges ont considéré que les accords du passé liaient l’administration fiscale luxembourgeoise, même si ses préposés avaient autorisé des structurations internationales aberrantes du point de vue du droit fiscal.
Régulièrement, des montages juridiques à faire rougir remontent à la surface. L’été dernier, la Cour administrative a ainsi estimé que l’ACD ne pouvait pas mettre en question des accords qui ont autorisé le dépeçage des actifs du groupe Hellas Telecom. L’opération s’est faite au détriment de milliers de petits épargnants grecs déjà très affectés par la crise financière dans leur pays.
C’était l’abus de trop qui a sans doute convaincu le ministre des Finances de mettre fin au régime des rulings d’avant 2015.
Pour autant, la Chambre de commerce n’entend pas enterrer aussi vite les pratiques d’un autre âge. L’organisation réclame la prolongation d’une année des rulings signés avant 2015, «au nom de la confiance légitime en une certaine sécurité et prévisibilité juridiques».
Ce délai laisserait aux entreprises 13 mois, au lieu d’un seul si le gouvernement ne revient pas sur sa décision, pour restructurer leur stratégie fiscale et éventuellement solliciter un renouvellement des accords avec le fisc luxembourgeois.
Cette revendication de l’organisation patronale s’apparente à un exercice désespéré de bouche-à-bouche pour réanimer des pratiques qui ont fait leur temps.
Réindustrialiser l’activité des rulings?
Alain Steichen voit dans l’avis de la Chambre de commerce l’influence des lobbies de certaines banques et grands cabinets d’audit, pris de court par la brutalité de la décision de Pierre Gramegna. «Cela n’a rien à voir avec la sécurité juridique, mais plutôt avec l’appât du gain», souligne-t-il.
Face au recul de leur chiffre d’affaires dans leurs départements taxes, les Big Four chercheraient-ils à réindustrialiser l’activité des rulings, comme à l’époque de Marius Kohl? L’avocat le pense.
L’organisation patronale pousse en tout cas les exigences à l’extrême en exhumant dans son avis du 8 novembre des revendications qu’elle avait déjà formulées en 2014, lors de la réforme de la règlementation sur les rulings.
L’absence de recours contre les rulings est une anomalie, car ce sont des actes administratifs»Jean Schaffner, avocat
Elle soutient ainsi l’idée d’introduire des recours devant les juridictions administratives contre les refus que l’ACD opposerait aux demandes de rescrits fiscaux ou, surtout, à leur renouvellement. Il y a cinq ans, le Conseil d’Etat avait fait un accueil glacial à cette proposition: «La question des recours (…) est sans pertinence dans le cadre des décisions anticipées.»
«Les recours sont une idée saugrenue, car les refus d’accorder un ruling ne préjudicient en rien la situation du contribuable», fait valoir Me Steichen. Me Schaffner ne partage pas cette vue. Il voit dans la proposition de la Chambre de commerce «une bonne chose» et juge anormal l’absence de recours dans l’actuel règlementation sur les rescrits fiscaux. «Il s’agit d’une anomalie, car ce sont des actes administratifs», fait-il observer.
A l’heure du mieux disant règlementaire, de l’échange automatique des rulings dans l’UE et de la normalisation de la fiscalité internationale, il serait toutefois surprenant que des députés aient assez d’aplomb pour soutenir les propositions de la Chambre de commerce.