Avec ses 7.700 habitants de 111 nationalités, le quartier de Gasperich à Luxembourg est au carrefour du monde globalisé dans lequel nous vivons, tout en ayant l’échelle et l’organisation d’un village. Comme le reste de la planète, il vit désormais à l’heure du coronavirus.
Rien n’a changé pour elle. Elle veut s’en persuader. Madame Flor est toujours assise sur la chaise de la courette devant sa maison, rue de Gasperich à Luxembourg. Emmitouflée dans une robe de chambre molletonnée rose fuchsia, ses longs cheveux blancs au vent, elle arbore ce sourire qui m’a toujours émue lorsque je passais devant chez elle pour me rendre à pied à mon travail.
Son nom, peint sur des carreaux de faïence colorée au-dessus de sa porte, s’harmonise avec cette mini oasis de verdure dans une rue où s’alignent, à flanc de trottoir, des petites maisons individuelles et quelques immeubles. Dès les beaux jours, madame Flor était là, entourée de ses copains et copines du quartier qui venaient lui rendre visite. Je trouvais ça sympa. On s’échangeait un «Moien ! » et je passais mon chemin, sans la déranger.
Cette semaine, ses amis n’étaient pas au rendez-vous. J’ai saisi l’occasion pour échanger quelques mots avec elle, à distance, en sortant de chez le boulanger. Elle: «Vous savez que j’ai été miss Légionnaire? Je suis Belge mais j’ai connu mon mari à Marseille. Ah, si vous m’aviez vue à l’époque! Vous voulez venir voir les photos dans ma maison?». Moi : «Mais madame Flor, vous savez qu’on ne peut pas faire de visites chez les gens. On doit rester à distance. Vous êtes au courant?» Elle : «Oui, oui. J’ai regardé RTL Télé. J’y comprends pas grand-chose mais je sais, cette histoire de virus…». Madame Flor a ses fleurs pour la consoler de l’absence de ses amis qui restent calfeutrés chez eux. Dieu sait pour combien de temps! Enfin, lui aussi est aux abonnés absents.
On va essayer de tenir. »Marylin Roux, patronne de Pain de Mary
L’Église, en face, est fermée jusqu’à nouvel ordre. Plus grand monde n’y allait, mais quand même…
En attendant, le spectacle des clients qui font la queue à la boulangerie est une distraction. Tout le monde sait au Luxembourg que l’une des meilleures boulangeries du pays est à Gasperich. «Au Pain de Mary», tenue par un couple de Français, a succédé à la fameuse boulangerie Bock dirigée par plusieurs générations de la famille du même nom. Peu importe qu’on y parle désormais français et non plus luxembourgeois, en temps normal la boutique ne désemplit pas. En quelques jours, on y est passé en mode «confinement».
Les employés, masqués, viennent chercher la commande des clients qui attendent dehors, à un bon mètre de distance les uns des autres. Plus question de rester saliver devant les gâteaux en respirant l’odeur du pain qui sort du four. «On va essayer de tenir», dit derrière son masque Marylin Roux, la patronne. Les commandes des restaurants, écoles ou traiteurs ont plongé. En back office aussi l’heure est à la réorganisation. Au troisième jour du confinement, 11 employés – des frontaliers venus de France – manquaient à l’appel, sur un effectif de 18 personnes. Motif: des enfants à garder, les quatre apprentis qui ne travaillent plus, une mise en quarantaine, un malade. Certains heureusement tiennent le coup: «Les clients nous remercient d’être là. Ça fait plaisir», dit l’une des employées.
Alors que s’annonce le printemps, un cerisier du japon, aux couleurs assorties à la robe de chambre de madame Flor, nous en met plein la vue. Les forsythias rayonnent dans les haies mitoyennes des anciennes maisons ouvrières désormais hors de prix et rachetées par les employés du quartier d’affaires de la Cloche d’Or. Les oiseaux font chorale dans les arbres de la cour d’école désertée de ses bambins. Route d’Esch, le sans-domile-fixe qui squatte le pas de porte de l’ancienne épicerie Ludig est toujours là, enfoncé dans ses couvertures sans couleurs. À sa façon, il a compris le message: Bleift doheem !
Chaque semaine, nous vous proposons à travers de cette chronique de Marie-Laure Rolland de découvrir comment un quartier du centre-ville fait face à la crise du Coronavirus.