Renforcer la place de la langue luxembourgeoise dans le pays est-il un vœu pieux ou un objectif réaliste? Immersion dans le quartier en pleine mutation de Gasperich, où deux boulangeries sont le reflet de deux modus vivendi radicalement différents.
Sept heures du matin rue de Gasperich. Le jour commence tout juste à se lever. Un flux ininterrompu de personnes converge vers la boulangerie située en face de l’église du quartier. La plupart des clients passent chercher une baguette ou un croissant avant d’aller au bureau. Les tailleurs et costumes croisent les tenues de jogging, les combinaisons de techniciens et les jeans. Quelques cartables aussi feront leur apparition avant 8h00.
Depuis un peu plus de quatre ans, une boulangerie-pâtisserie française, «Au Pain de Mary», a investi les locaux de l’ancienne institution luxembourgeoise qu’était la boulangerie Bock. La clientèle est restée fidèle au lieu, même si désormais les vendeuses ne s’expriment qu’en français. «C’est vrai qu’à l’époque de Bock les vendeuses parlaient luxembourgeois», se rappelle une cliente retraitée qui habite à Gasperich depuis 32 ans, «mais pour moi c’est surtout la qualité du produit qui compte. Je n’ai pas de problème avec le français. Mon grand-père était Belge».
Sur la terrasse, un trentenaire portugais sort la tête de sa tasse de café fumante et écrase sa cigarette: «Franchement, cela me paraîtrait normal que l’on me parle luxembourgeois ici. Moi je ne connais pas la langue nationale, à part quelques formules de politesse. Je n’en suis pas fier.»
«Cela fait dix ans que je vis dans le pays. Je suis employé dans une banque française. Au début je n’ai pas appris la langue car je travaillais comme un fou. Ensuite je me suis rendu compte que je n’en avais pas besoin et que le français suffisait puisque les quelques collègues luxembourgeois au bureau le pratiquent». Outre le portugais et le français, il peut s’exprimer en italien, espagnol, allemand et anglais. Dans quatre mois, il repart définitivement au Portugal: «Là-bas, avec qui pourrais-je parler le luxembourgeois?»
D’après l’étude sur «L’Etat de la population de la ville de Luxembourg par quartier en 2017», Gasperich comptait 5.959 résidents. Sur ce territoire en pleine mutation urbanistique et sociale se côtoient 102 nationalités.
Les Luxembourgeois restent les plus nombreux mais voient leur part régresser de 48% des habitants en 2011 à 35,6% en 2017. Suivent les Français (16,8%), les Portugais (13,5%) et les Italiens (7%). D’après le dernier recensement de 2011, la population se répartissait de manière homogène entre ceux disposant d’un niveau d’éducation faible (34,5%), moyen (31,5%) et élevé (33,9%).
Principe de réalité
Côté cuisine, les équipes tournent à plein régime. C’est la semaine du «Bretzelsonndeg». Une tradition que Jonathan Schneider, 33 ans, pâtissier résidant à Metz, est fier de pouvoir proposer à ses clients. «Mes collègues et moi avons tous été formés en France où on ne connaît pas les bretzels. Nous avons appris à faire les viennoiseries luxembourgeoises». A voir le débit au comptoir, leur tour de main est bon. Il arrive au pâtissier d’avoir des contacts avec la clientèle, pour les commandes spéciales. «On me demande parfois de parler en luxembourgeois, mais c’est rare. Dans ce cas, on se débrouille comme on peut», dit-il.
Serait-il prêt à apprendre la langue du pays? «Pourquoi pas si j’avais envie de changer de travail et que ce soit une condition d’embauche. Mais je dois dire qu’en sept ans de carrière au Luxembourg, je n’ai eu que deux collègues qui parlaient le luxembourgeois: un cuisinier et un pâtissier. Dans ces conditions, ce n’est pas évident de pratiquer la langue».

Dans l’arrière-boutique, on communique en français. Dany, l’apprenti boulanger, doit faire avec. Ce Luxembourgeois âgé de 18 ans est élève au lycée technique de Bonnevoie. Il est le seul de sa promotion inscrit en apprentissage pour devenir boulanger. Ils étaient deux en début d’année mais son camarade a abandonné. «C’est un métier qui est dur. On le fait par passion. Peu de jeunes tiennent le coup», observe Jonathan Schneider.
«Seules les grandes entreprises ont les moyens de proposer des cours de luxembourgeois à leurs employés». Marylin Roux, gérante Au pain de Mary
Derrière son comptoir, la gérante Marylin Roux poursuit un marathon qui a débuté à 3h30 du matin et qui s’achèvera le soir vers 18h00, si tout va bien. Organiser les équipes, vérifier les commandes, remplir les rayons, aider au service lorsque la file des clients s’allonge, faire l’administration, répondre au téléphone, veiller à la propreté du magasin… «C’est le métier, je ne me plains pas», dit celle qui a franchi le pas de quitter son travail de coiffeuse pour reprendre, avec son mari boulanger, le bail de la boulangerie Bock.
D’après elle, la transition du luxembourgeois au français pour la clientèle a été bien acceptée. «Je me souviens que lorsque nous avons ouvert, je me suis fait chapitrer à ce sujet par un représentant de l‘Interesseveräin Gaasperech. Après quelque temps, nous étions les meilleurs amis du monde et il n’est plus revenu sur le sujet». Sa recette: «le sourire!»
N’a-t-elle jamais envisagé de suivre des cours ou de former ses vendeuses? «Seules les grandes entreprises ont les moyens de proposer des cours de luxembourgeois à leurs employés. Pour nous, c’est impossible. Nos contraintes d’organisation du travail sont énormes. Je suis déjà contente si tout le monde est à son poste le matin», dit-elle en débarrassant la tasse de café et l’assiette de viennoiserie d’une cliente qui quitte la boutique. «Bonne journée madame Ferreira!»
Le bon sens pratique
A un jet de pierre du Pain de Mary, dans le Mühlenweg, le téléphone sonne à la boulangerie Scott. Il est dix heures du matin. Le patron reçoit un appel de Marianne Holzmann, l’employée qui travaille pour lui au marché de Luxembourg-Ville. Elle risque la rupture de stock. Une camionnette est chargée. Faute de personnel immédiatement disponible, le boulanger se charge de la livraison.

Installée à côté de l’Hôtel de ville, place Guillaume II, la vendeuse n’a pas le temps de chômer. Les acheteurs se succèdent sans discontinuer en ce matin humide. Vers 11 heures, une cliente se présente devant le camion. Le carillon de la cathédrale résonne sur la place. «Eng Spelz-Baguette, wann ech gelift». Marianne Holzmann, la cinquantaine dynamique et 11 ans derrière son comptoir, saisit le pain d’une main, un sachet en papier de l’autre. La réponse fuse en français: «Ce sera 1,55 euros s’il vous plaît». La transaction est conclue: «Bonne journée madame!» «Merci» répond la cliente avant de retourner vaquer à ses occupations.
Lorsque j’ai débuté il y a dix ans, les gens me parlaient davantage en français.Marianne Holtzmann, vendeuse chez Scott.
La discussion s’amorce à l’intérieur du camion dont les murs et l’odeur du pain frais font barrage contre le froid. Pourquoi la vendeuse a-t-elle répondu en français à une question posée en luxembourgeois? «La pointe d’accent sur le ‘Spelz’ indiquait que la cliente était Portugaise. Il m’a semblé normal de répondre en français. Je ne connais pas le portugais». Marianne Holzmann jongle avec les langues aussi naturellement qu’elle distribue ses pains. Elle parle le luxembourgeois mais est d’origine allemande. «Je n’ai pas de mérite parce que je viens de la région de l’Eifel. On y parle le même dialecte qu’à Vianden. J’ai toujours une pointe d’accent allemand mais les clients luxembourgeois ne me le font pas remarquer».
Une étude réalisée en 2013 par le Statec s’est penchée sur les langues pratiquées au quotidien par la population. Moins de la moitié des Luxembourgeois parlent le français (46.6%) ou l’allemand (35.1%) tous les jours. L’anglais n’est pratiqué que par 17,6% d’entre eux. En moyenne, ils utilisent 2,1 langues. Les résidents les plus polyglottes du pays sont les Néerlandais qui parlent en moyenne 2,8 langues (contre 2,3 pour les Portugais et 2,24 pour la moyenne des étrangers). Les Français pratiquent une moyenne de 1,9 langues, ce qui en faisait en 2011 la population la moins polyglotte du pays.
Pas besoin d’avoir fait de longues études universitaires pour avoir son idée sur la question linguistique dans le pays. Le bon sens suffit. «Ici, nous sommes sur un marché traditionnel où l’on vend des produits du pays. La langue fait partie de la tradition, c’est pourquoi mes collègues et moi parlons pratiquement tous la langue nationale». Une cliente luxembourgeoise, accompagnée de ses deux petits enfants, commente: «Pour moi, l’essentiel est que le pain soit bon et que les vendeurs soient sympathiques. Mais il est vrai que cela fait du bien lorsqu’on s’adresse à moi en luxembourgeois. C’est un plus».
Du haut de son camion fréquenté par la clientèle aisée de la ville, Marianne Holzmann a vu la situation évoluer au fil du temps. Son constat va à rebours des idées qui circulent quant à la régression de la pratique du luxembourgeois: «Lorsque j’ai débuté il y a dix ans, les gens me parlaient davantage en français. J’ai l’impression que les Luxembourgeois utilisent aujourd’hui plus volontiers la langue nationale. Je vois aussi des étrangers qui essaient de s’exprimer dans cette langue que leurs enfants apprennent à l’école». Un jeune cadre français l’interpelle: «le Sonneblummekären, c’est quoi?» avant de la gratifier d’un «Merci. Äddi!» lorsqu’il récupère son pain.
Repositionnement stratégique
La fierté de Marianne Holzmann, c’est de connaître la plupart de ses clients par leur nom et leur langue de communication favorite, de préparer correctement les commandes, de ne pas être en rupture de stock. Levée à deux heures du matin, elle quitte son domicile de Bereldange à 3 heures et arrive à la boulangerie de Gasperich à 3h30 pour préparer son camion. A six heures, tout est prêt.
Son patron, Scott Conrardy, l’accompagne au Knuedler où elle reçoit les premiers clients dès 6h30. «Les quatre vendeuses que j’emploie dans le magasin de Gasperich ou au marché parlent le luxembourgeois et l’allemand. Elles se débrouillent plus ou moins bien en français et anglais», explique le boulanger. Un choix qu’il paie au prix fort. Leur salaire horaire est, d’après lui, 20% plus élevé que le salaire minimum qualifié. «C’est indispensable pour servir ma clientèle». Celle-ci est essentiellement constituée de Luxembourgeois, «des profs et des employés de l’Etat sensibilisés aux questions de l’environnement», dit celui qui a fait en 2000 le choix radical de passer au bio. La hausse des prix induite lui a fait perdre une bonne partie de ses clients du quartier de Gasperich. C’est ce qui l’a décidé en 2005 à s’installer à la Maartplaz. «Désormais, l’essentiel de mes ventes se fait au marché ou dans les points de vente bio que je livre à travers le pays».
Côté fourneaux en revanche, ses six employés sont des frontaliers français. Comme au Pain de Mary. Pendant que la pâte lève ou que le pain cuit, on écoute RTL, mais sur la fréquence française. Philippe, pâtissier depuis 20 ans chez Scott, originaire de la région de Cattenom, garde la main sur le poste de radio.