400.000 aller-retours de frontaliers par jour, c’est compliqué. Quand une grève s’en mêle, c’est le cauchemar. Pourtant, le Luxembourg peine à proposer une politique de co-développement transfrontalier. Dans deux articles, nous racontons pourquoi.

C’était en mars 2010 à un congrès international de politologues. Le bourgmestre de la Ville de Luxembourg de l’époque, Paul Helminger, intervenait sur la question des villes qui, comme Luxembourg, sont proches des frontières et en même temps un acteur majeur du développement régional transfrontalier. Son constat était que ces villes avaient du mal à se situer dans un cadre institutionnel européen où les Etats nationaux ont abandonné certaines souverainetés à l’UE et dévolu un nombre croissant de responsabilités à leurs régions et communes. Et en toute logique, il s’est interrogé sur les prérogatives souveraines qui allaient rester aux Etats nationaux à l’issue d’une telle dynamique.

En 2010, les frontaliers travaillant au Luxembourg étaient 130.000. Aujourd’hui, ils sont 185.000, dont 95.000 Français, et seront selon les prévisions au moins 285.000 en 2035, dont au moins 150.000 Français. Alors que la pression était déjà grande, Paul Helminger suggérait que la Grande Région pourrait ne pas être le cadre territorial approprié pour définir des politiques communes dans l’intérêt des habitants de des villes et communes qui vivent dans le giron de l’économie luxembourgeoise.

Car comment arriver à des décisions suivies d’effets conséquents pour une coopération régionale approfondie dans un cercle qui regroupe des entités publiques tout à fait disparates. Les institutions en présence – Etats, régions, communes – ont des compétences qui ne se recoupent pas forcément d’Etat à Etat. Celles-ci peuvent être un obstacle majeur à la coopération transfrontalière :

  • Le Luxembourg est un Etat souverain.
  • La Région lorraine, fondue entre-temps dans la nouvelle région Grand Est, est représentée à trois niveaux par l’Etat central, la Région et les conseils départementaux dits lorrains.
  • Les Länder allemands Rhénanie-Palatinat et Sarre sont quant à eux directement représentés par leurs gouvernements dotés de compétences élargies.
  • La Région wallonne est représentée par le Ministre-Président de la Wallonie, le Ministre-Président de la Fédération Wallonie-Bruxelles et le Ministre-Président de la Communauté germanophone de Belgique, dont certains semblent réticents, peu concernés et se bloquent mutuellement.

Paul Helminger pouvait par contre s’imaginer la création d’un cadre européen qui pourrait permettre aux responsables d’aborder ensemble les problèmes et les besoins qu’une telle évolution transfrontalière crée en matière de transports, de participation, de logement, etc. dans la vie quotidienne des personnes concernées. Helminger, qui a pourtant toujours été un homme prudent et assez peu sensible aux questions sociétales, alla même jusqu’à lancer la formule courageuse, voire téméraire qu’il fallait « réinventer le territoire ».

Metroborder

Parallèlement, l’on réfléchissait depuis 2009 à l’« European Spatial Planning Observation Network » (ESPON) sur les grandes lignes d’un processus visant le développement à long terme d’une région métropolitaine polycentrique transfrontalière au sein de la Grande Région. Le but affiché du projet Metroborder : renforcer le positionnement de la Grande Région au sein de l’Europe.

Ce rapport, qui a été publié début janvier 2011 et qui était entré dans les conclusions d’un Sommet de la Grande Région de Sarrebruck en février de la même année, contenait de nombreux constats et recommandations.

A titre d’exemple : Luxembourg est le moteur économique d’une région bipolaire avec Sarrebruck comme deuxième pôle. La Grande Région a le potentiel de devenir un « laboratoire de l’Europe » et une région métropolitaine en Europe malgré la petite taille de ses villes. Pour cela, elle doit se donner les moyens de prendre de l’influence sur les agendas politiques, se doter de structures de gouvernance plus adéquates que celle, intergouvernementale, qui prédomine toujours et impliquer le niveau communal.

Le rapport recommandait aussi de meilleurs accès aux régions métropolitaines voisines, au Rhin, à la région Strasbourg/Bâle et à Bruxelles et que les responsables se concentrent sur quelques dossiers qui seraient le transport, l’aménagement territorial et la recherche et l’innovation.

Finalement, Metroborder soulignait un défi important que Paul Helminger avait déjà suggéré : « L’implication de quatre Etats multiplie les effets transfrontaliers en termes politiques. Le ‚clivage multi-niveaux‘ en particulier, doit être considéré comme un obstacle majeur à la coopération transfrontalière, dans le sens où l’allocation des compétences dans de nombreux domaines apparaît être différente, et parfois même incompatible, de part de d’autre de la frontière. »

Alternances

Avec l’éviction en octobre 2011 de Paul Helminger pour quelques centaines de voix par son ambitieux mais éphémère successeur et camarade de parti, l’actuel Premier ministre Xavier Bettel, le « momentum » régional allait fléchir au bénéfice d’options plus simples. Sous Lydie Polfer, de nouveau bourgmestre depuis octobre 2013 à la faveur du passage de Xavier Bettel à la tête du gouvernement, et confirmée en 2017, la coopération régionale transfrontalière n’est même pas citée dans le nouvel accord de coalition avec le CSV.

Les choses seraient plus simples, si le Luxembourg arrivait à loger la plupart de ses salariés.

La ville cofinance certes des projets Interreg comme MMUST (pour Modèle Multimodal et Scénarios de mobilité Transfrontaliers), lancé fin mars 2018, qui « propose de créer un outil d’aide à la décision en faveur de la mobilité transfrontalière en Grande Région ».

Mais c’est le positionnement et le rayonnement de Luxembourg au niveau international qui préoccupent bien davantage la cheffe du Knuedler que le développement territorial transfrontalier autour de sa métropole de ville. La ville, où le logement est rare et très cher, préfère, à en juger par sa politique d’aménagement urbain, de logement social et de branding être peuplée d’individus à haute valeur nette, les HNWI, que par de simples salariés, peu importe qu’ils fussent résidents du pays ou nouveaux arrivants.

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Depuis l’alternance gouvernementale de 2013, de nouveau sous la houlette de Xavier Bettel, et alors que la Grande Région devient de manière croissante le réservoir d’ailleurs moins inépuisable qu’il n’y paraît de bientôt plus de la moitié des salariés employés au Luxembourg, le gouvernement n’a pas manifesté un grand enthousiasme pour prendre le chemin d’un co-développement régional approfondi, et notamment des espaces directement impactées par le travail transfrontalier. Metroborder est oublié, ou comme nous l’a confié Christophe Sohn du LISER, cheville ouvrière du projet, entre 2009 et 2010, « le soufflé est retombé ».

Pourtant, le Grand-Duché abrite le secrétariat de la Grande Région à Esch-sur Alzette, en assure la présidence jusqu’à la fin de 2018, et les discours officiels font floraison de bonnes intentions. Mais en fait, seules deux choses comptent pour le Luxembourg et son modèle économique tributaire d’une croissance de 3 à 4 % pour pouvoir durer : l’emploi, c’est-à-dire trouver assez de monde au-delà des frontières pour occuper le nombre toujours croissant d’emplois à pourvoir, et la mobilité, c’est-à-dire faire accéder les frontaliers le plus efficacement possible à leur lieu de travail. Le reste chaut peu.

Transhumances quotidiennes

Les choses seraient plus simples, si le Luxembourg arrivait à loger la plupart de ses salariés. Mais il n’y arrive même pas pour une part croissante de ses résidents, nationaux ou non. Les raisons sont plus sous-entendues qu’explicites et relèvent d’un mélange complexe qui alimente les réticences et dans lequel entrent la profitabilité de la rente foncière et l’équilibre démocratico-démographique.

Il faut donc faire bouger 185.000 personnes et bientôt bien plus. Tous les jours, il y a plus de 400.000 aller-retours sur le rail et la route entre les frontières pour diriger les frontaliers vers les centres d’activités dans ou gravitant autour de la capitale, tous saturés à l’entrée, à l’intérieur et à la sortie selon l’heure. Cela ne peut se passer sans accrocs ni animosités de part et d’autre.

Du côté luxembourgeois, les « anti-frontaliers » se lâchent sur les réseaux sociaux, et du côté français, on rend la monnaie aux « Lulu », alimentant ainsi de part et d’autre le fonds électoral des droites extrêmes et souverainistes et autres pêcheurs en eaux nationalement troubles.

Humainement parlant, les choses se sont dégradées, notamment du côté des frontaliers français. Les bouchons, les encombrements de la voie ferrée, les transports publics bondés, les retards, les longs trajets provoquent leur lot de fatigue, d’abattement, de crises de nerfs, sans parler des tensions sur les lieux de travail. Et quand la France sociale s’emballe comme avec ses grèves perlées dans les transports publics, ou quand un accident ou des travaux bloquent la route ou le rail, c’est la galère.

Telle que se présente leur déshumanisante journée, la plupart des frontaliers lorrains ne viennent pas s’épanouir dans leur travail, se faire des amis au Luxembourg et y passer une partie de leur temps après le boulot. Ils viennent juste y gagner leur argent en faisant fonctionner la machine luxembourgeoise, pour regagner ensuite le plus rapidement possible, et avec l’espoir d’échapper à une nouvelle odyssée, leur domicile et récupérer leurs gosses à la crèche ou au foyer.

S’y ajoute que les communes françaises à la frontière sont devenues pour la plupart des communes-dortoirs, car peuplées jusqu’à 70 % par des frontaliers, avec un emploi local en régression depuis la crise et une démographie en berne. Leurs maires se sentent laissés en plan par le centralisme parisien et évoquent devant qui veut les écouter le manque de crédits, la difficulté d’investir dans les services communaux de base, ce qui plombe la qualité de vie que les municipalités peuvent offrir à leurs habitants.

Comme l’écrit Hubert Gamelon dans l’éditorial du Quotidien du 20 mars, « des maires se battent pour des investissements de 100 000 euros, pendant que l’on inaugure dans nos communes des maisons de jeunes à 1,3 million d’euros (la future de Differdange). » Un appel du pied à la responsabilité et au partage pour éviter ce que le maire de Metz appelle les « disparités si grandes d’investissement d’un côté et de l’autre de la frontière » qui font perdre son sens à l’Europe.

Propos acerbes

Du côté luxembourgeois, les « anti-frontaliers » se lâchent sur les réseaux sociaux, et du côté français, on rend la monnaie aux « Lulu », alimentant ainsi de part et d’autre le fonds électoral des droites extrêmes et souverainistes et autres pêcheurs en eaux nationalement troubles. Ce qui étonne, c’est que cela grince aussi du côté des responsables politiques luxembourgeois.

Plusieurs déclarations de ministres sont à considérer comme un indice de la dégradation des rapports humains entre le Luxembourg et ses frontaliers. Dans le cadre de la discussion autour de l’usine de production de yaourts grecs, FAGE, à Dudelange, le ministre écolo François Bausch, cité par le Lëtzebuerger Land, a parlé d’une entreprise « où travailleront au final très peu de gens issus du marché de l’emploi luxembourgeois ; les postes seront probablement occupés à cent pour cent par des frontaliers ». En novembre 2017, le ministre socialiste de la Fonction publique Dan Kersch, a pour sa part dit sur RTL que s’il avait « le choix entre un médecin luxembourgeois et un médecin français », son choix serait simple.

Il y a dans toutes ces déclarations du manque d’empathie, du déni de réalité, du mépris, et Dan Kersch tombe carrément dans la francophobie pour faire plaisir à la très chauvine centrale syndicale des fonctionnaires, la CGFP. Il est par ailleurs révélateur que ces déclarations n’aient entraîné ni sursaut public ni rappel à l’ordre au sein du gouvernement. En tout cas, il ne faut pas croire que ces déclarations, qui sont la pointe encore policée de l’iceberg, n’aient pas suscité blessures, frustrations et rancunes.