Le tribunal a tranché en faveur d’un exploitant de bars à Clausen dans un litige pour des loyers impayés suite aux restrictions sanitaires. Le propriétaire a été sanctionné pour abus de droit. Les juges imposent un partage des risques entre propriétaire et locataire et c’est inédit.
Une brèche a été ouverte dans le très rigoureux droit des contrats. L’acte 2 du litige opposant la Brasserie de Luxembourg à un des cafetiers de Clausen a clairement penché du côté de ce dernier, même si toutes ses prétentions n’ont pas emporté l’assentiment des juges.
Le 28 juin, la 14e chambre du tribunal siégeant en appel en matière de bail à loyer a rendu une décision qui fera date dans le secteur des bars et restaurants, et même au-delà. Après avoir obtenu une semi-victoire en janvier dernier contre sa brasserie et propriétaire de ses locaux – une décharge partielle des loyers et avances sur charge pendant le confinement «dur» entre mars et mai 2020 -, un exploitant de bars à Clausen a vu sa requête en réduction supplémentaire de loyers validée par les juges. Le tribunal a considéré qu’en exigeant l’intégralité des loyers alors que des jauges limitant l’accueil des clients s’imposaient au secteur Horesca, le propriétaire avait commis un abus de droit. Les juges ont par ailleurs annulé la résiliation du contrat de bail qui avait été validée en première instance.
Propriétaire inflexible, locataire de bonne foi
Leur raisonnement s’est appuyé sur la notion juridique de l’exécution de bonne foi du contrat de bail, pour sanctionner l’abus de droit dans le contexte de la pandémie. En disant cela, les juges imposent pour la première fois au Luxembourg le principe d’une mutualisation des risques entre le propriétaire inflexible et son locataire de bonne foi.
L’affaire a démarré par une assignation en justice par Brasserie de Luxembourg et M. Immobilier, propriétaire des murs du complexe de Clausen pour une série d’impayés de loyers et avances sur charge. Etranglé financièrement par les restrictions sanitaires, le locataire avait payé sporadiquement ses échéances ou du moins une partie des loyers. Des sommes importantes furent virées au propriétaire lorsque l’exploitant eut reçu les aides étatiques. Un arrangement pour régler le solde de la dette échoua, faute de consensus entre les parties.
Le contrat initial portait sur l’accueil de 250 personnes, mais les mesures anti-Covid réduisirent la jauge du bar à 70 personnes. Pour autant, le bailleur se montra inflexible à renégocier à la baisse le bail et le niveau du loyer. Les juges l’ont fait à sa place, face à l’aveuglement du propriétaire à la situation de son locataire, en ces temps exceptionnels de crise sanitaire.
Anticipations de réforme du code civil
Après des tribulations sur les paiements de loyers, des juges luxembourgeois s’inscrivent à leur tour dans le courant jurisprudentiel «solidariste» qui a marqué l’actualité des tribunaux en Belgique et en France dès le début de la pandémie de Covid-19. C’est inédit et cela préfigure sans doute des changements à venir dans le cadre de la modernisation du code civil annoncé au printemps dernier par la ministre de la Justice Sam Tanson (Déi Gréng). La réforme devrait donner aux tribunaux davantage de liberté pour interférer dans les contrats. En attendant que l’exécutif traduise sa volonté de réforme dans les textes, ce sont les juges – toutes trois des femmes par ailleurs – qui sèment des petits cailloux pour paver le chemin de ces changements.
L’exigence de bonne foi dans l’exécution des conventions implique dans le chef de tous les cocontractants, – bailleur et locataire –, un devoir de solidarité et de loyauté»14e chambre du tribunal d’arrondissement de Luxembourg
Partout en Europe et dans le monde, les juges ont vu massivement déferler les requêtes de bailleurs commerciaux réclamant les impayés de loyers à des exploitants frappés par les fermetures et restrictions sanitaires. Ils y ont répondu très diversement.
Dans l’édition de juin du Journal des Tribunaux, la professeure Isabelle Corbisier de l’Université de Luxembourg a fait l’inventaire des décisions pour abus de droit ayant mis aux prises des locataires à leurs propriétaires et vice-versa. En mai 2020, les juges de paix de Bruges ont accordé un rabais de 75% du montant des loyers à un confiseur pour une période de deux mois, après une lourde chute de son chiffre d’affaires. En novembre 2020, une juridiction de Bruxelles lui a emboîté le pas, jugeant non approprié «d’acculer un débiteur à la ruine et à cesser toute activité tout en perdant le bénéfice de son fonds de commerce afin de permettre au bailleur de bénéficier de tous les avantages du contrat».
En France, les juges aussi se sont demandé «si les circonstances exceptionnelles ne rendent pas nécessaire une adaptation des modalités d’exécution de leurs obligations respectives».
Enfermés dans une logique binaire
A Luxembourg, où le droit des propriétaires est une vache sacrée et où les contrats privés font encore office de loi d’airain, les juges se sont longtemps montrés réticents à s’aligner sur cette jurisprudence belge et française. Et encore plus à assouplir leurs vues rigoristes du droit des contrats.

«Les arguments fondés sur la bonne foi et l’abus de droit, s’ils furent invoqués dans les prétoires, n’y recueillirent aucun succès, et ce en contraste notable avec la relative fortune des argumentations de ce type en Belgique et en France», souligne Isabelle Corbisier. La professeure trouve une explication à cette retenue: «on pourrait estimer, écrit-elle, que les juges luxembourgeois dans leur réticence à recourir à des principes à forte casuistique et à ce titre suspectés d’être porteurs d’insécurité juridique, demeurent dans une certaine mesure prisonniers d’une logique binaire les amenant tantôt à donner intégralement raison au preneur (surtout dans les premiers temps) soit à opérer un virage à 180 degrés pour renverser la vapeur en faveur du bailleur, ce qui, remarquons-le, est pourtant également générateur d’un sentiment d’insécurité juridique».
Le jugement montre qu’un juge peut, au nom de l’équité et pour autant que le locataire est de bonne foi, modifier un contrat, si le bailleur refuse de le faire»Frank Rollinger, avocat du cafetier
Le 28 juin dernier, les juges d’appel se sont à leur tour désinhibés à l’exemple de leurs homologues belges et français en optant pour un rééquilibrage en faveur des preneurs au nom du principe de l’exécution de bonne foi inscrit à l’article 1134 du code civil.
«Le jugement montre qu’un juge peut, au nom de l’équité et pour autant que le locataire est de bonne foi, modifier un contrat, si le bailleur refuse de le faire», explique dans un entretien à Reporter.lu, Me Frank Rollinger, l’avocat du débitant de boisson.
L’article 1134 du code civil dispose qu’un contrat tient lieu de loi, à quelques exceptions près. «Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites (…) Elles doivent être exécutées de bonne foi», dit le texte.
Ce dispositif impose à chacune des parties un devoir de loyauté. «Dans cet esprit, notent les juges de la 14e chambre, l’exigence de bonne foi dans l’exécution des conventions implique dans le chef de tous les cocontractants, – bailleur et locataire –, un devoir de solidarité et de loyauté: en effet, les parties doivent non seulement tenir compte de leur propre intérêt contractuel, mais également des intérêts légitimes de leurs cocontractants».
Propriétaire aveugle
«La revendication actuelle du bailleur (à imposer l’exécution du contrat, ndlr) a pour effet de rendre la position de la locataire particulièrement pénible si elle doit assumer seule toutes les conséquences économiques de la situation. Les locataires étranglés par la situation économique sont en passe de perdre les bénéfices qu’ils pourraient tirer de leur activité et de leur emploi», note la juridiction d’appel. «Le bailleur obtiendrait quant à lui non seulement la totalité des loyers, mais surtout la résolution du contrat de bail aux torts des locataires, en sus de l’allocation d’une indemnité conventionnelle correspondant à six mois de loyers», poursuivent les juges.
«Il ne peut être fait droit à cette situation qui démontre que le bailleur n’exécute pas de bonne foi son contrat car il se montre aveugle à la situation de son contractant», ajoutent-elles.
Du coup, l’exploitant ne devra supporter que 50% des loyers et avances sur charge lors du premier confinement (du 18 mars au 26 mai 2020), 85% pour la période du 27 mai au 9 juin 2020 lorsque les restrictions furent levées mais l’accueil limité à quatre personnes par table et 75% entre le 10 juin et le 25 novembre où les mesures anti Covid ont été assouplies. Le second confinement intervenu du 26 novembre 2020 au 6 avril 2021 n’ayant pas permis au bar de Clausen de se convertir dans une activité de livraison à domicile de plats cuisinés lui vaut donc une exonération de loyers de moitié. Le tribunal lui a accordé une baisse de 35% pour la période allant du 7 avril au 15 mai 2021, lorsque les terrasses rouvrirent jusqu’à 18 heures et que l’accueil fut limité à deux personnes par table. La réduction est tombée à 25% lorsque les restrictions furent assouplies, les jauges élargies et les horaires d’ouverture allongés jusqu’à 22.00 heures.
Les juges ont par ailleurs considéré qu’il n’y avait pas lieu à résiliation du contrat de bail commercial. En première instance, la décision de leurs collègues avait été particulièrement violente, car elle imposait un déguerpissement du locataire. «Du fait que les arriérés de loyers se sont majoritairement accumulés pendant la crise sanitaire et que les arriérés de loyers existant avant la crise ne sont pas dramatiques, il n’y a pas lieu d’accorder automatiquement à ce stade la résiliation du contrat», indiquent les magistrates qui appellent les parties à négocier, hors des prétoires, un apurement des dettes.
Un pourvoi en cassation est possible contre une décision qui pourrait faire tache d’huile.
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