Le litige qui oppose depuis près de dix ans le chanteur populaire français Enrico Macias à une banque luxembourgeoise en faillite prend une importance particulière pour la place financière. L’institution judiciaire risque de devenir l’instrument d’un blanchiment. Un récit. 

Attention, danger. Les juges luxembourgeois pourraient devenir l’instrument d’un blanchiment d’argent, prévient l’avocat Pierre Hurt ce jeudi devant la Cour de cassation. « Il s’agit d’une affaire périlleuse pour l’institution judiciaire luxembourgeoise », plaide le représentant du chanteur populaire français Enrico Macias dans le litige qui l’oppose depuis dix ans à la filiale locale de la banque islandaise en liquidation, Landsbanki.

Dans la salle principale de la Cour supérieure de justice, cinq magistrats écoutent les arguments de la fine fleur du barreau. Philippe Dupont, avocat des banques chez Arendt & Medernach, son collaborateur spécialiste du droit européen Philippe-Emmanuel Partsch, Alain Rukavina, liquidateur emblématique de la place financière et Me Hurt dessinent, points de droit après point de droit, la toile de la rocambolesque histoire juridique.

«Do you do you Saint-Tropez»

Des dizaines d’articles ont paru depuis 2009 et le dépôt des plaintes du chanteur, lequel s’estime victime d’escroquerie. Les faits visés remontent à 2007. L’interprète de « Les filles de mon pays » (1964) ou « Le mendiant de l’amour » (1980) entreprend la rénovation et l’agrandissement de sa propriété de Saint-Tropez. Il l’avait acquise en 1974. Enrico Macias figurait alors parmi le gratin du «show biz» et s’installait auprès de ses pairs dans la cité varoise.

Au crépuscule des années 2000, le natif de Constantine en Algérie française (1938) ne vend plus autant de disques. Les banques françaises rechignent à lui prêter les cinq millions d’euros demandés pour sa villa méridionale. La rencontre à Paris en mai 2007 d’un courtier agissant pour le compte de Landsbanki Luxembourg lui redonne espoir. Des représentants de l’établissement de crédit et de l’assureur-vie Lex Life & Pensions, détenue à 92% par la banque islandaise, se pressent ensuite dans la capitale française. Ils proposent à Gaston Ghrenassia, identité d’Enrico Macias à l’état civil, un montage financier: le « Landsbanki Liberty Equity Release ».

La banque offre au demandeur, âgé alors de 69 ans, un prêt remboursable sur 20 ans. Son montant est déterminé par la valeur de l’immeuble à hypothéquer. En l’espèce, la villa du chanteur à Saint-Tropez. L’estimation: 35 millions d’euros. La rondelette somme est virtuellement prêtée à M. Macias. Sur le papier, le chanteur en perçoit neuf millions pour son utilisation personnelle. Les 26 millions d’euros restants sont investis dans des assurances-vie de Lex Life gérées par la banque.

La ruine financière d’Enrico Macias

Le montage devait théoriquement permettre, via le rendement des placements, de payer les intérêts du prêt et son principal à échéance. «Il s’avère que la gestion des portefeuilles d’assurance-vie n’a à aucun moment été bénéficiaire », relève l’avocat du plaignant dans la procédure civile enregistrée en 2010 au Grand-Duché.

Prise dans la tourmente financière internationale, la maison mère islandaise repasse sous le giron étatique en octobre 2008 dans une volonté de sauver les épargnants islandais. Le cordon est coupé avec la filiale luxembourgeoise. Landsbanki Luxembourg ne bénéficie plus de la perfusion financière de Rejkjavik. Le tribunal d’arrondissement la place en liquidation en date du 12 décembre 2008. En août de l’année suivante, la liquidatrice Yvette Hamilius demande la réalisation des gages. Enrico Macia est ruiné.

L’affaire Macias contre Landsbanki

Depuis dix ans, le chanteur populaire français Enrico Macias se bat contre la filiale luxembourgeoise de la banque islandaise Landsbanki. L’entité en faillite, représentée par sa liquidatrice Yvette Hamilius, lui réclame plus de 30 millions d’euros au titre de non remboursement d’un emprunt de 35 millions d’euros contracté en 2007. En vertu d’un montage proposé par l’établissement, M. Macias, de son vrai nom Gaston Ghrenassia, avait reçu 9 millions d’euros en liquide et le solde de 26 millions d’euros avait été placé par la banque dans des assurances-vie gérées par elle. Le but était de rembourser à terme les intérêts du prêt et même le principal.

En 2008, Landsbanki est prise dans la crise des subprimes. La maison mère islandaise est nationalisée. La filiale luxembourgeoise est déclarée en faillite. Celle-ci cherche à récupérer ses créances, à commencer par les polices d’assurances souscrites par M. Macias et garanties par sa villa tropézienne hypothéquée. Le chanteur multiplie les recours pour contester la validité du montage financier. En France il accuse la banque d’escroquerie. Au Luxembourg il prétend qu’elle blanchit le produit de la manœuvre, de même qu’il se bat devant les juridictions civiles pour ne pas avoir à rembourser des montants qu’il estime avoir été escroqués.

L’intéressé a jusque là perdu tous ses procès, mais il garde l’espoir que la Cour d’appel de Paris lui donnera raison sur le plan pénal visant l’escroquerie. Les procédures luxembourgeoises tiennent audit délibéré. Dans l’attente, les avocats luxembourgeois du chanteur cherchent non seulement à gagner du temps en cassation, mais également à obtenir l’annulation de l’arrêt de la Cour d’appel de Luxembourg l’ayant condamné à rembourser le prêt, prétendument escroqué.

Depuis l’été 2009, le chanteur multiplie les recours juridiques. Au Luxembourg et en France, il s’estime victime d’une machination financière opérée par Landsbanki. Dans un contexte de tarissement des financements interbancaires liés aux prémisses de la crise des subprimes, la banque s’est livrée en 2007 à une véritable fuite en avant.

L’objectif? Rembourser l’endettement accumulé depuis la privatisation de 2003 (face à des fonds propres faiblards) en agglomérant les actifs plus ou moins toxiques et en misant sur les marchés financiers. « Les bilans et portefeuilles des prêts des trois banques se sont développés au-delà de la capacité de leurs propres infrastructures. La gestion et la supervision n’ont pas suivi le développement rapide des prêts», lit-on dans un rapport de la banque Merrill Lynch cité dans l’ordonnance de renvoi devant le tribunal correctionnel français.

Le magistrat de Clearstream 2 à la baguette

Les crédits octroyés par les filiales des banques islandaises à l’étranger, et notamment sur le Vieux Continent, ont plus que doublé en 2007. Ils sont passés de 8,3 milliards d’euros à 20,7 milliards, note le juge français Renaud Van Ruymbeke dans l’ordonnance datée du 25 septembre 2015. Le magistrat connu pour avoir travaillé sur les dossiers Clearstream 2, Jérôme Kerviel (trader de la Société générale) instruit la plainte pénale d’Enrico Macias et d’une centaine d’autres parties civiles enregistrée en France en 2009.

Renaud Van Ruymbeke croit que la banque a caché sa situation comptable précaire à ses clients et qu’elle leur a vendu des produits trop dangereux pour leur niveau d’information et leur qualification financière. « L’escroquerie est constituée s’il est établi qu’au moment du prêt – ou avant – la banque a employé des manoeuvres destinées à faire croire que sa situation financière était florissante alors qu’elle était dans une situation financière difficile et à présenter le produit en lui prêtant des caractéristiques substantiellement erronées, et ainsi trompé le souscripteur qui, si elles avaient été portées à sa connaissance, l’aurait conduit à ne pas souscrire», relève-t-on dans l’instruction du magistrat français.

Relaxe générale à Paris

Le président de la onzième chambre correctionnelle du tribunal de grande instance de Paris relaxe lui l’ensemble des prévenus. Dans son jugement rendu le 28 août 2017, le magistrat saucissonne les faits de sorte à ce que les agissements des banquiers de Landsbanki impliqués dans la commercialisation des « Liberty Equity Release » ne puissent être liés à la situation précaire du groupe financier. Le manque de rigueur dans l’instruction, notamment l’absence de traductions de pièces, dessert aussi les parties civiles. Appel a été interjeté sur ce qui est à qualifier comme l’instance relative à l’infraction primaire du blanchiment, à savoir l’escroquerie.

Au Grand-Duché, Enrico Macias mène au civil depuis octobre 2010 la lutte sur le fond, à savoir une action contre la banque Landsbanki Luxembourg, sa liquidatrice Yvette Hamilius, l’assureur-vie (également en liquidation) Lex Life & Pension et BNP Paribas Luxembourg pour contester la validité du montage. Le jugement de première instance du 19 février 2014 déclare non fondée sa demande et le condamne à payer à la banque 30 millions d’euros plus intérêts à la banque. Enrico Macias fait appel de la sentence. Elle est confirmée par arrêt du 20 décembre 2017.

Procédure pénale au Luxembourg

À côté de l’affaire pénale poursuivie en France, Enrico Macias a déposé une plainte pénale à Luxembourg pour blanchiment. Cette plainte est venue s’ajouter à une autre plainte luxembourgeoise de 108 parties civiles dont l’ instruction a été ordonnée en juillet 2014 par la chambre du conseil de la Cour d’appel de Luxembourg également pour blanchiment. L’enquête ouverte est toujours en cours, mais elle tient avant tout à la destinée de la procédure pénale française. Le blanchiment à Luxembourg n’existe que si l’escroquerie est avérée en France. Or, la défense d’Enrico Macias souligne que le juge d’instruction Van Ruymbeke a fait saisir dès 2012 la créance de Landsbanki sur M. Ghrenassia a.k.a Enrico Macias.

Enrico Macias alias Gaston Ghrenassia en 2016. (Photo: Georges Biard)

Me Hurt reproche à la liquidatrice Me Hamilius de s’appliquer « à recouvrer, en pleine connaissance de cause, sur le plan civil, devant les juridictions luxembourgeoises, une créance saisie pénalement en France en raison d’un soupçon grave de commission d’une infraction d’escroquerie». Dans son mémoire en cassation, l’avocat enfonce le clou. Il y souligne que dans son arrêt de juillet 2014, la Chambre du conseil de la Cour d’appel de Luxembourg avait déjà révélé que «des indices permettent de croire que la commercialisation du produit financier Equity Release a été opérée au moyen de procédés malhonnêtes susceptibles de revêtir la qualification d’escroquerie». Cela n’a pas empêché une autre chambre de la même Cour d’appel de condamner d’ores et déjà Enrico Macias par un arrêt du 20 décembre 2017 à rembourser le prêt soupçonnée d’avoir été escroqué.

Une question préjudicielle déterminante

Devant la cour de cassation dans le cadre de la procédure civile, la défense du chanteur fait prévaloir la règle procédurale selon lequel le pénal tient le civil en l’état et le principe de la reconnaissance mutuelle des jugements en Union européenne. «Que va t il se passer si la justice française condamne la banque au terme de la procédure pénale d’appel à Paris? Alors toutes les instances judiciaires luxembourgeoises auront validé une escroquerie. Ce faisant, elles seront devenues l’instrument d’un acte de blanchiment», explique Me Hurt.

Son confrère Alain Rukavina, liquidateur de Lex Life et d’autres sociétés financières internationales dotées de holdings luxembourgeoises, comme la banque portugaise Espirito Santo, fait valoir l’impact qu’aura la décision rendue dans l’affaire Ghrenassia/Landsbanki sur « la sécurité juridique ». « Je suis de plus en plus concerné par ce type d’affaires. On attend votre arrêt avec beaucoup d’intérêt», glisse Me Rukavina. Les juristes craignent que des créanciers demandent à la justice la restitution de leur dû théorique avant leur éventuelle condamnation dans une autre juridiction.

Le parquet propose d’adresser une question préjudicielle à la Cour de justice de l’Union européenne sise de l’autre côté du pont rouge pour savoir dans quelle mesure une juridiction civile d’un Etat membre doit attendre une décision pénale liée dans un autre Etat membre.

Les avocats d’Arendt & Medernach, Mes Dupont et Partsch, représentants de la banque Landsbanki doutent cependant que la procédure soit érigée en principe général du droit européen. « Ce n’est pas la question », fustige le représentant de M. Macias.

La Cour de cassation rendra son arrêt le 14 mars. Le dossier Enrico Macias revêtra alors peut-être une importance déterminante dans le traitement des litiges financiers internationaux, lesquels passent de plus en souvent par le Luxembourg.