Comment la Chine fait-elle pour recevoir des aides d’Etat en Europe? L’avancée des entreprises chinoises n’a pas manqué de surprendre les concurrents européennes et a mis en alarme Bruxelles.
Par Giovanni Vale et Jelena Prtoric
L’avancée de la Chine dans l’UE est fulgurante, à commencer par les Balkans. Après avoir finalisé l’achat du port du Pirée à Athènes en 2016, la Chine s’est désormais installée économiquement dans toute la région des Balkans. La China Road and Bridge Corporation a réalisé un pont en Serbie et construit actuellement une autoroute au Monténégro, le groupe Hesteel de Shijiazhuang a acheté l’aciérie de Smederevo en Serbie, tandis qu’une autoroute est en construction en Macédoine du Nord et que plusieurs investissements sont annoncés dans les centrales à charbon en Bosnie-Herzégovine.
Actuellement, la China Road and Bridge Corporation est en train de bâtir un pont de 2,4 km dans la baie de Komarna, dans le sud de la Croatie. Il est censé rattacher la région de Dubrovnik au reste de la côte croate. Il s’agit d’un projet «d’importance stratégique» pour Zagreb, qui cherche depuis près de 30 ans à mettre fin à l’isolement de Dubrovnik. Depuis la fin de la Yougoslavie en 1991, la Perle de l’Adriatique est en effet séparée du reste du pays par le couloir de Neum, un petit bout de territoire bosnien d’une vingtaine de kilomètres à peine.
Pour cette infrastructure, la Commission européenne a alloué un budget de 357 millions d’euros, soit 85% du coût total (environ 420 millions d’euros). Pour la première fois, c’est une entreprise chinoise qui est en charge de ces travaux financés avec des fonds européens. Le géant de Pékin a en effet remporté l’appel d’offres lancé par la Croatie pour la réalisation du pont, dont l’inauguration est prévue pour janvier 2022.
Une porte d’entrée pour le marché européen
«Pour les Chinois, c’est un projet d’essai en quelque sorte. Plus que faire du profit, il s’agissait d’entrer dans le marché de l’UE», admet Sinisa Malus, responsable de communication à la Chinese Southeast European Business Association. Basée à Zagreb, cette organisation d’entrepreneurs facilite les investissements chinois en Europe et en Asie centrale, et a aidé l’entreprise en question à préparer l’appel d’offres. «S’ils font du bon travail ici, cela sera du bon marketing pour les Chinois», prévoit Malus.
Mais le constructeur venu de Pékin n’a pas été accueilli les bras ouverts par tout le monde. La compagnie autrichienne Strabag et le consortium italo-turc Astaldi-IC Ictas ont aussi participé au marché public. Après avoir perdu contre le concurrent chinois, Strabag a porté plainte, accusant les Chinois de dumping commercial : le prix proposé par les Chinois était de 20 % moins cher que celui du constructeur autrichien. Mais la plainte a été rejetée par la justice croate.
Interrogée par e-mail, la représentation de la Commission européenne à Zagreb se limite à rappeler que «dans les cas où l’UE n’a pas signé d’accord international sur les appels d’offres publics cela revient aux Etats membres de décider d’autoriser ou pas les entreprises venant de ces pays à participer aux appels d’offres». Aux yeux de Bruxelles, la responsabilité dans cette affaire revient donc à la Croatie.
Développer les Balkans
Le pont de Peljesac fait partie de la «Belt and Road initiative», la «Nouvelle route de la soie» qui vise à construire des infrastructures terrestres et maritimes et à favoriser les investissements chinois sur un vaste territoire reliant l’Asie, l’Europe et l’Afrique. Cette initiative ambitieuse, lancée en 2013 par le président chinois Xi Jinping, est souvent considérée comme le plus grand projet d’investissements depuis le plan Marshall de l’après Deuxième Guerre Mondiale.
«Il y a une vague ressemblance entre les deux projets», commente Anastas Vangeli, chercheur à l’Académie polonaise des sciences à Varsovie, et auteur d’une thèse de doctorat sur la Belt and Road initiative. «La portée de l’initiative chinoise ainsi que les investissements qui vont avec sont beaucoup plus ambitieux de ceux réalisés dans le cadre du plan Marshall», analyse-t-il. Et d’ajouter: «L’initiative chinoise s’adapte parfaitement aux besoins de la région où elle s’installe: elle prendra une forme différente au Pakistan, en Asie du Sud-Est ou bien dans les Balkans ».
Alors que le plan américain cherchait à reconstruire les infrastructures détruites en Europe durant la Deuxième guerre mondiale, la «Belt and Road initiative» met en avant de nouveaux projets de constructions. Des chantiers dont les Balkans ont besoin, estime Vangeli: «Dans la période post-communiste, les pays de ce coin du monde n’ont pas investi beaucoup dans l’infrastructure». L’intérêt chinois pour les Balkans est donc une aubaine pour les gouvernements de la région.
L’ancien président croate Stjepan Mesic, qui depuis la fin de son mandat (2010) est devenu un fervent partisan du business chinois en Croatie, assure que «Pékin est prêt à investir jusqu’à dix milliards d’euros dans la région». «Ils s’intéressent surtout aux chemins de fer et aux ports qui leur permettraient d’acheminer plus facilement leurs produits. Mais ces nouvelles infrastructures bénéficieraient aussi aux pays européens désireux d’exporter en Chine», explique-t-il.
Des prêts alléchants
Mirza Kusuljgic, professeur à l’Université de Tuzla en Bosnie, suit de près l’avancée de la Chine dans le secteur énergétique local. «Il ne s’agit pas tout à fait d’investissements, mais plutôt des prêts», précise-t-elle. Les projets d’extensions et de modernisation des centrales à charbon seront financés par les banques chinoises, construits par des entreprises chinoises, mais remboursés par les contribuables bosniens. «Il n’y a pas vraiment de risque pour les entreprises chinoises», note Kusuljgic, selon qui «les autorités bosniennes se réjouissent des injections de capital dans le pays, surtout quand elles viennent – comme c’est le cas avec les prêts chinois – sans beaucoup de conditions».
Ce système de financement, qui rend les États des Balkans débiteurs de Pékin, préoccupe cependant les hauts dirigeants européens. Lors d’une interview au magazine Politico, le commissaire européen à la politique régionale Johannes Hahn a mis en garde contre la «stratégie» de Pékin «d’offrir des prêts plus ou moins attractifs, qui se transforment en capital lorsqu’on n’est plus en mesure de les rembourser». «Nous devrions en être conscients et réagir de façon appropriée. Cela sera l’un des plus grands défis pour l’Europe», a averti Hahn.
Point de contact avec de nombreux investisseurs chinois dans les Balkans, Sinisa Malus de la Chinese Southeast European Business Association écarte d’un revers de la main les inquiétudes des Bruxelles. «L’UE a probablement été absente dans la région et les Chinois se sont engouffrés dans la brèche», explique-t-il. «Maintenant, ils sont là pour rester».