Depuis son adhésion à l’Union européenne, la Croatie fait face à une inquiétante dépopulation. Cependant, le plus jeune membre de l’UE ne représente pas un cas isolé de la région: la saignée démographique prend de l’ampleur dans tous les pays des Balkans.
Pour la Croatie, la perte de population est désormais une question existentielle. Alors que le pays vient de prendre la présidence tournante de l’UE, son Premier ministre, Andrej Plenković, a déclaré vouloir faire des questions démographiques une des priorités politiques au niveau européen.
«Il faut que les nouveaux pays membres continuent de bénéficier des aides européennes pour poursuivre leur rattrapage et réduire la ‘fracture sociale’ au sein de l’Union», a-t-il déclaré dans une interview accordée au Monde.
Alors que la Croatie comptait, en 1991, 4,7 millions d’habitants, aujourd’hui il en reste à peine 4 millions. Non seulement les naissances se font rares, mais le solde migratoire (la différence entre le nombre de personnes entrées et sorties du pays) affiche des résultats négatifs depuis des années. Le phénomène s’est accentué suite à l’entrée du pays dans l’Union européenne en 2013. D’après l’Office national des statistiques croate, quelque 200.000 personnes ont quitté le pays en moins de six ans. Il s’agit pourtant des estimations conservatrices puisqu’il n’est pas nécessaire de déclarer aux autorités sa nouvelle résidence lorsqu’on part à l’étranger. Certains démographes croates avancent que le pays compterait aujourd’hui moins de 4 millions d’habitants.
«Un manque de perspective»
Le difficile contexte économique demeure la raison principale qui pousse les Croates de tous âges à chercher une meilleure vie à l’étranger. Même si ces dernières années, le taux de chômage a considérablement baissé et l’économie croate affiche une croissance autour de 3%, le niveau des salaires peine à rattraper ceux des pays de l’Europe de l’Ouest.
Ce 15 janvier 2020, alors que le commissaire luxembourgeois chargé de l’emploi et des droits sociaux Nicolas Schmit a présenté la feuille de route de la Commission pour la «construction d’une Europe sociale forte pour des transitions justes», on a pu constater d’énormes disparités entre les salaires minimum des pays membres de l’UE.
Quand je suis arrivée au Luxembourg, j’avais tout de suite l’impression que les gens étaient moins stressés!»Ivana M.
Les pays de l’Europe de l’Est et de l’Europe centrale comme la Croatie, la Roumanie, la Hongrie, la Lettonie ou la Bulgarie – qui également enregistrent une considérable baisse de population – affichent les salaires minimum les plus bas. Le salaire minimum croate en 2020 est de 546 euros. Le salaire moyen (750 euros) demeure aussi très bas par rapport à ceux des pays de l’Europe occidentale.
Outre les bas salaires, il y a aussi le travail précaire et l’impossibilité d’être embauchés sous un contrat de longue durée. La Croatie compte un nombre record de travailleurs sous contrat temporaire : 20,7 % d’après les chiffres d’Eurostat; contre 9,4% au Luxembourg (chiffres de 2018).
C’est justement la précarité du marché de travail et «un manque de perspective» qui ont poussé Ivana M., la quarantaine, à quitter la Croatie. Originaire de la capitale, Zagreb, et diplômée de la Faculté de philologie, Ivana a quitté son pays natal pour le Luxembourg il y a trois ans.
De Zagreb à Luxembourg
En Croatie, elle avait longtemps travaillé dans une rédaction journalistique comme secrétaire de rédaction. Suite à une «restructuration» de son média en 2014, Ivana s’est retrouvée au Pôle emploi. Elle a fini par enchaîner de petits boulots pour joindre les deux bouts.
Les jeunes croates ne font plus confiance à des institutions.»Dunja Potočnik
Alors qu’une amie lui a parlé d’un concours des institutions européennes, elle n’a pas hésité une seconde. «Je n’avais vraiment pas de choix, donc je ne me suis pas posé trop de questions», dit-elle.
Aujourd’hui, Ivana travaille dans une institution européenne au Grand-Duché et malgré un coût élevé de la vie, elle estime jouir d’une meilleure qualité de vie qu’en Croatie. Elle se dit aussi moins angoissée qu’avant. «Quand je suis arrivée ici, j’avais tout de suite l’impression que les gens étaient moins stressés! Ici, on ne se sent pas pris au piège de la vie politique du pays car tout fonctionne bien», explique-t-elle.
Toute une région désertée
Aujourd’hui, l’émigration massive ne s’explique pas seulement par les défis économiques. Il y a aussi le clientélisme et la corruption qui font que beaucoup de Croates n’arrivent plus à envisager un avenir dans le pays.
«Les jeunes croates ne font plus confiance à des institutions», explique Dunja Potočnik, chercheuse à l’Institut pour la recherche sociale de Zagreb spécialisée dans la jeunesse. «Les jeunes se disent déçus du climat social dans le pays et ne croient plus aux promesses du gouvernement. Il ne s’agit pas d’un problème croate par excellence, car on observe les mêmes tendances dans tous les pays de la région», analyse-t-elle.
Alors que l’émigration vers les pays de l’Europe de l’Ouest était présente déjà à l’époque de l’ex-Yougoslavie, quand le régime socialiste envoyait de la main d’oeuvre travailler en Allemagne, en France ou en Suisse, aujourd’hui les pays des Balkans perdent surtout la main d’oeuvre jeune et qualifiée. Les pays de l’Europe du Nord-Ouest aspirent leur jeunes médecins, soignants ou informaticiens.
Même si demain on fermait complètement la frontière, la Croatie devrait faire face à une pénurie de la main d’oeuvre»Krešimir Ivanda
D’après le journaliste britannique Tim Judah, qui s’est penché sur la question de la dépopulation dans les Balkans dans une série d’articles pour le site Balkan Insight, d’ici 2050, la Bulgarie enregistrera une baisse de population de 38,6%, la Croatie de 22.4% et la Roumanie de 30,1%. De même, d’ici 2050, la Serbie perdra 24% de sa population, la Bosnie-Herzégovine 29%, l’Albanie 18% et le Kosovo 18%.
Favoriser l’immigration
Dans tous les pays de la région, l’exode est aggravé par le manque d’immigration et un faible taux de naissances, estime Krešimir Ivanda, économiste à l’Université de Zagreb spécialiste des questions démographiques.
L’exode de la main d’œuvre qualifiée laisse derrière lui des zones rurales désertées, une population âgée et les caisses de l’Etat vides. En Croatie, conscients du fléau de la dépopulation, les partis politiques de tout bord promettent des mesures pour booster les naissances et garder les jeunes dans le pays. La dernière mesure en date : à partir du 1er janvier 2020, les jeunes jusqu’à 25 ans sont totalement exonérés de l’impôt sur le revenu, alors que l’impôt a été réduit de moitié pour les 26 à 30 ans. Si Krešimir Ivanda salue les mesures prises par le gouvernement, il estime qu’elles arrivent trop tard. «Même si demain on fermait complètement la frontière, la Croatie devrait faire face à une pénurie de la main d’oeuvre», affirme-t-il.
Pour attirer la main d’oeuvre étrangère, le gouvernement croate a décidé de complètement abolir le système de quotas à partir de 2020. Un moyen pour les employeurs croates de recruter à l’étranger autant de travailleurs étrangers qu’ils le souhaitent si la main-d’œuvre du pays est insuffisante. Pour l’instant, la plupart des travailleurs étrangers viennent des pays de la région, comme la Bosnie-Herzégovine, la Serbie, la Macédoine du Nord ou le Kosovo. Cependant, les employeurs croates dans les secteurs du tourisme ou de la construction se tournent désormais vers les pays asiatiques comme l’Inde, les Philippines ou le Népal.