L’emblématique concession Peugeot-Rodenbourg vit ses derniers instants au Luxembourg. Le groupe français Car Avenue reprend la concession de la marque au lion en association avec Garage Etoile-Citroën. Enquête sur un marché en transformation. 

A Strassen le lion Peugeot accueille le visiteur de la capitale quand il arrive par l’ouest depuis plus de quatre décennies. De sa patte levée sur son perchoir bleu, le félin adresse aujourd’hui un au-revoir. La famille Rodenbourg qui exploite la concession depuis 1931 plie bagage. Le groupe français Car Avenue a racheté le fonds de commerce à l’automne dernier. Michel Braquet, propriétaire d’Etoile Garage à Gasperich (notamment), s’est associé à la manoeuvre. Les marques du groupe automobile français PSA, Peugeot, Citroën et DS, s’installeront à Leudelange entre 2020 et 2021. La concession sise route d’Arlon laissera place à un projet immobilier résidentiel et commercial. La marque Rodenbourg disparaîtra.

L’histoire de famille se dilue dans une histoire de sous. «Cela m’a fait comme un vide. Cela a été difficile pour ma mère également», témoigne Jacques Rodenbourg, petit-fils de Victor le fondateur et fils de Jean-Jacques. Il cède ses parts dans l’entreprise familiale. Sa mère Jacqueline et sa soeur Anne suivent la même démarche. Le garage partagé avec le frère Frank et le cousin Pierre, fils de François et petit-fils de Victor, est vendu à l’alliance Car Avenue Luxembourg fin octobre. La participation de Jacques, Anne et Jacqueline dans les investissements familiaux est lâchée fin novembre aux autres membres du clan. Une bisbille familiale de plusieurs années prend fin.

Elle était née dans des divergences au sujet de la gestion quotidienne du garage. Jacques a mis les mains dans le cambouis pendant 16 ans, de 1998 à 2014. De la famille, il était le plus impliqué dans l’opérationnel. Les autres veillaient au rendement du principal actif du portefeuille familial. L’aventure entrepreneuriale a généré des frictions. Elle a fini en eau de boudin. Une affaire «Rodenbourg» contre «Rodenbourg participations» a même été inscrite l’été dernier sur le rôle du tribunal de Luxembourg. Elle se dénouera à l’amiable.

Le groupe PSA augmente la pression

Le catalyseur de la dispute familiale a un nom: Carlos Tavares. Depuis son arrivée à la tête de PSA (Peugeot, Citroën, DS) en 2014, le Portugais met la pression sur son réseau de distribution pour générer davantage de recettes. Les concessionnaires encaissent. «Le monde de la distribution automobile vécu depuis l’arrivée de Tavares, c’est… pfffffff», soupire Simon Bullman, ancien distributeur Peugeot basé à Charleroi qui en a encore le coeur lourd.

Il n’y a plus cet attachement au garage. Avant on avait des clients pour la vie.“ Michel Braquet, propriétaire d’Etoile Garage

Le président des concessionnaires Peugeot Europe de 2008 à 2012 explique la pression sur les marges, de manoeuvre et à la vente, exercée par le groupe basé à Rueil-Malmaison en banlieue parisienne. L’activité de pièce de rechange est dévolue à un tiers. Les objectifs de ventes de véhicules neufs sont perpétuellement revus à la hausse. «Plus vous vendez, plus vous devez vendre avec leur système de marge variable. On avait presque peur de faire une très bonne année», explique M. Bullman.

Les marges se réalisent sur l’occasion et l’atelier, mais là aussi les coûts et investissements augmentent. Puis M. Bullman a été poussé vers la sortie. «On m’a fait comprendre en mars 2017 que je n’étais plus dans les papiers de la marque à l’horizon 2022-2023. J’aurais pu lutter, mais le ressort était cassé. J’ai décidé de tout vendre.» Simon Bullman recycle sa fibre entrepreneuriale avec succès dans la formation.

Une logique de gestion darwinienne

Peugeot remet alors à plat son réseau. Ceux qui n’investissent pas assez dans les véhicules en exposition, dans le show-room ou dans la formation des équipes (vente et mécaniciens) sont éjectés. Selon une logique darwinienne, seuls les distributeurs aux reins financiers ultra solides survivent.

Chez Rodenbourg, le contrat de concession qui porte sur le centre et le sud du pays (la famille Petry opère à l’est et au nord) tangue. Suite à la restructuration générale du réseau belge et luxembourgeois, la griffe du lion va disparaitre de l’artère qui mène à la place de l’Etoile. La famille envisage alors de vendre au garage Citroën qui se trouvait justement sur ladite place avant de migrer à Gasperich.

Les constructeurs veulent des acteurs locaux performants et capables d’investir, que ce soit dans le digital, les ressources humaines ou l’immobilier.“Benjamin Bauquin, directeur général de Car Avenue Belux

«Durant le deuxième semestre 2017, nous avons négocié une cession sous conditions suspensives des parts de garages Rodenbourg à Etoile Garage. Ce dernier a mis en route un projet de construction d’un nouveau garage multimarques, notamment PSA, sur la zone d’activité de Leudelange», lit-on dans le rapport annuel 2017 de Rodenbourg Participations. A la fin mai 2018, la cession des parts à Michel Braquet, propriétaire d’Etoile Garage, prend forme, mais Car Avenue entre dans la danse.

Regroupement massif au Luxembourg

Selon les explications de la direction de Car Avenue, l’ambition consiste à regrouper les cinq sites des marques de PSA sur deux. Aujourd’hui, Peugeot est vendu à Strassen et à Foetz, Citroën à la Cloche d’or, Esch et Dudelange. Le vaisseau amiral du groupe résidera à Leudelange avec Peugeot, Citroën et DS. Niederkorn devrait accueillir un nouveau site regroupant Peugeot, Citroën et un DS Store. «Quand on additionne les deux pôles ça fait 220-250 personnes», résume le directeur général Benjamin Bauquin. Reste à placer la concession Kia aujourd’hui adossée à Rodendourg. Les discussions avec le constructeur sont «en cours», nous fait-on savoir.

«Le félin adresse aujourd’hui un au-revoir»: La concession traditionelle luxembourgeoise Peugeot-Rodenbourg cède la place à un nouveau garage multimarques à Leudelange. (Photo: rodenbourg.com)

Car Avenue est la marque derrière laquelle l’entrepreneur lorrain de l’automobile Stéphane Bailly a décidé d’opérer en 2014. Le messin, 46 ans aujourd’hui, a repris le réseau de 12 concessions Peugeot que son grand-père avait commencé à bâtir 70 ans plus tôt dans la préfecture mosellane. En douze ans, Stéphane Bailly a bâti un empire: 72 concessions, 19 marques, 1.850 collaborateurs, 1,2 milliard d’euros de chiffre d’affaires. Surtout, la 395ème fortune française a pénétré durablement le marché luxembourgeois après avoir placé ses pions dans l’est de la France et le sud de la Belgique.

Le groupe Bailly est arrivé au Luxembourg à la faveur de l’acquisition du garage Paul Lentz à Schifflange en 2010. Il y développe depuis les marques Toyota, Nissan (concession exclusive) et Infiniti. Car Avenue dirige ses activités depuis Roeser. Le grand chef a élu domicile au Grand-Duché.

De 3% à 13% du marché luxembourgeois

«En dix ans on a tissé notre toile, pour connaître le marché et être reconnus», explique Benjamin Bauquin, directeur général de Car Avenue Belux. La famille Bailly, connue et appréciée dans le milieu, n’était pourtant pas la bienvenue au Grand-Duché selon plusieurs sources. L’arrivée d’un Français contrarie les intérêts des Belges qui avaient fait du Luxembourg leur pré carré pour ce qui concerne la distribution de la marque au lion. Ils voient en Car Avenue un émissaire de Paris qui vient également menacer le sud du Royaume voisin.

Ce sont des boîtes familiales et nous portons les mêmes valeurs.“ Stéphanie Hayotte, directrice communication de Car Avenue

A raison. «PSA nous a poussés à discuter avec Rodenbourg et Michel Braquet. On s’est mis d’accord», partage M. Bauquin. «L’étape PSA, c’est fantastique, car on est passé de 3% du marché automobile à 13%», se réjouit-il encore.

Stéphanie Hayotte, directrice communication de Car Avenue, met en avant l’association à des sociétés telles que Lentz, Rodenbourg ou Etoile Garage (famille Braquet-Peusch) qui «sont reconnues». «Ce sont des boîtes familiales et nous portons les mêmes valeurs», poursuit-elle.

Consolidation générale du secteur

Des forces financières et extrêmement productivistes régissent pourtant la manoeuvre. La consolidation est générale. Pas seulement chez PSA. La moitié des dirigeants interrogés dans le cadre de la traditionnelle étude du marché réalisée tous les ans par le cabinet de conseil KPMG pensent que 30 à 50% des concessions automobiles auront disparu dans les dix prochaines années.

«Les constructeurs veulent des acteurs locaux performants et capables d’investir, que ce soit dans le digital, les ressources humaines ou l’immobilier», détaille M. Bauquin. L’intéressé ne croit pour autant pas en une baisse du nombre de points de vente. Plutôt à leurs regroupements au sein de groupes qui mutualisent les coûts.

«Car Avenue va-telle absorber la famille Petry et ses concessions à l’est du pays?», demande-t-on, candides. «Non, non, non, non, non, non», rétorque d’emblée M. Bauquin. «Ce n’est pas un sujet aujourd’hui.» A l’instar de ses homologues gestionnaires des concessions allemandes BMW (Bilia-Emond) et Mercedes (Merbag) dans le centre du pays, Car Avenue opère dans une situation quasi monopolistique sur le marché luxembourgeois.

Concurrence «intramarque et intermarques»

Tenus par les impératifs de révisions périodiques, captifs des logiques de réseau pour l’entretien et menacés par les caprices de l’électronique, toujours plus présents dans les véhicules, leurs utilisateurs ne doivent-ils pas craindre des pratiques anti-concurrentielles permises par cette logique de concentration?

Le président du Conseil de la concurrence, Pierre Barthelmé, répond qu’une position dominante voire monopolistique sur un marché «n’est en soi pas interdite». Il est en revanche interdit d’abuser de cette situation. «Nous n’avons pas de visibilité sur les contrats verticaux» (qui lient les constructeurs aux concessionnaires, ndlr). Il faut qu’un participant au marché nous signale qu’une telle violation ait eu lieu», précise M. Barthelmé. Le garant du droit de la concurrence invite au passage tout protagoniste s’estimant lésé à partager ses soupçons auprès de l’instance.

On était des commerçants indépendants. Maintenant les distributeurs sont intégrés au réseau du constructeur.“ Michel Braquet, propriétaire d’Etoile Garage

Pour le représentant des distributeurs d’automobiles du Luxembourg (autrefois via l’Adal, maintenant au sein la Fedamo), Benji Kontz, la concurrence, «intramarque et intermarques», continue de prévaloir au sein du marché.

De fait, à l’image de ce que le groupe Volkswagen met en place, les voitures se vendent par marques (Audi, Volkswagen, Skoda en l’espèce) dans des hangars en tôle alignés en périphérie urbaine. Peugeot, Citroën et DS seront rassemblées à Leudelange, derrière le Burger King.

Transformation fondamentale du marché

La distribution automobile perd en romantisme. Décennies après décennies, les concessions s’éloignent des centre villes. Comme le Grand Garage Saur, les frère Peusch avaient ouvert leur concession «The Motor Peusch Co» sur le boulevard Royal au sortir de la deuxième Guerre mondiale, en 1946. Deux ans plus tard, ils s’installaient place de l’Etoile. La migration vers la Cloche d’Or était opérée en 1989. Les garages de la route de Thionville et les réminiscences baroques de leurs installation résistent à la pression immobilière. Mais pour combien de temps?

Le changement générationnel remarqué par les acteurs du marché fait son travail. «Il n’y a plus cet attachement au garage. Avant on avait des clients pour la vie», témoigne Michel Braquet qui a grandi dans cet univers. Au sein de Car Avenue Luxembourg, il vend aujourd’hui des voitures à ceux qui «venaient autrefois avec leur papa durant l’autofestival». Ils sont devenus des jeunes cadres utilitaristes. Ils se déplacent dorénavant dans les show rooms après avoir comparé les offres sur internet.

Par conséquent, les concessionnaires adoptent un modèle de vente «phygital» dans une logique de groupe. «On était des commerçants indépendants. Maintenant les distributeurs sont intégrés au réseau du constructeur», constate M. Braquet. «C’est comme ça», conclut-il, «sans fatalisme, mais réaliste».