La Grande Loge de Luxembourg a été victime de fraude présumée. Le principal suspect est lui-même un franc-maçon. On lui reproche de s’être approprié une participation majoritaire dans une société immobilière de la confrérie. Après sept ans d’enquête, le procès se fait attendre.

«La franc-maçonnerie est une fraternité initiatique. Elle privilégie la quête spirituelle et vise la perfection morale de ses membres», explique Jean Schiltz, Grand Maître, sur le site Internet de la Grande Loge de Luxembourg. La réalité ressemble davantage à une fraternité version Cain et Abel, les deux frères ennemis de la mythologie biblique. C’est du moins le cas dans une affaire qui secoue depuis plusieurs années le petit monde de la franc-maçonnerie luxembourgeoise.

Depuis 2012, la Grande Loge de Luxembourg est aux prises avec l’un de ses membres, soupçonné, avec la complicité de ses deux fils, de détournement de la majorité du capital d’une de ses sociétés commerciales.

Procédure laborieuse

Une plainte avec constitution de partie civile a été déposée le 14 février 2012 par Me André Lutgen pour le compte de la Grande Loge de Luxembourg et d’une deuxième organisation franc-maçonne, le Sucol, «Suprême conseil du rite écossais ancien et accepté pour le Grand-Duché de Luxembourg». Cette plainte visait Jean Schleich et ses deux fils, du chef d’abus de confiance, vol, escroquerie et infraction à l’article 163 de la loi sur les sociétés commerciales.

L’enquête judiciaire a eu du mal à démarrer. Dans un premier temps, le Parquet avait classé le dossier sans suite.

Plus de sept années de procédure laborieuse ont débouché sur l’inculpation de trois hommes du chef d’abus de confiance et de recel et leur renvoi en mai 2018 devant le tribunal correctionnel de Luxembourg.

L’avocate des consorts Schleich n’a pas répondu aux sollicitations de REPORTER. Jean Schiltz, Grand Maître de la Grande Loge de Luxembourg, a également décliné de répondre à nos questions tant que le procès est en cours.

10 millions d’euros de patrimoine

Le litige tourne autour du contrôle du capital de la Sacec, propriétaire d’un petit parc immobilier dans les beaux quartiers de la capitale.

Le portefeuille est constitué d’immeubles à Merl, Belair et rue de la Loge au centre-ville, des droits sur deux parkings au Saint-Esprit et d’un crématoire à Strasbourg. La valeur du patrimoine est estimée entre 8 et 10 millions d’euros. Il est le résultat d’échanges de terrains et d’acquisitions de propriétés depuis plus d’un siècle, la société ayant été constituée en 1916.

Initialement, la société avait été créée pour la construction et l’exploitation d’un crématoire dans le Grand-Duché de Luxembourg. Plusieurs grandes figures de la franc-maçonnerie luxembourgeoise, dont Joseph Junck, s’étaient associées dans ce projet pour permettre l’incinération des corps dans un Luxembourg ultra-conservateur qui ne reconnaissait alors qu’un seul rite funéraire, l’inhumation.

A l’origine, un crématoire

Un terrain de 1,34 hectare sur l’emplacement actuel du Conservatoire de Musique de la Ville de Luxembourg a constitué l’actif initial de la société. Le grand projet de construction d’un crématoire ne se fera pas à Hollerich et dans les années 1980, la Sacec sera transformée en une société immobilière.

Le dernier bilan disponible de la société mentionne un bénéfice de 154.000 euros en 2017, pour des capitaux propres de près de 870.000 euros. L’enjeu financier n’est donc pas négligeable.

Deux camps se disputent depuis 2011 la propriété d’un paquet de quelques 700 actions au porteur. Représentant plus de la moitié du capital de Sacec, ces titres avaient été transférés à titre fiduciaire, dans les années 1990, dans une fondation du Liechtenstein du nom de «Junck Stiftung».

La Grande Loge et Sucol se présentent comme les ayants-droit légitimes de cette fondation. De son côté, Jean Schleich, administrateur de longue date de Sacec et membre du conseil de surveillance de la «Junck Stiftung», fait valoir des prétentions sur les titres. Il a toujours assuré devant les enquêteurs les avoir reçus en héritage de son père, Cecyl Schleich, personnalité influente de la Grande Loge.

Une fondation à Vaduz

Il ressort de documents versés dans le cadre de l’enquête judiciaire que la Grande Loge et le Sucol seraient les bénéficiaires de la Fondation, et donc indirectement les principaux actionnaires de la Sacec.

La chambre du conseil avait considéré en mai 2018 que les charges étaient suffisantes pour renvoyer les prévenus devant un tribunal correctionnel pour qu’ils soient jugés. Les consorts Schleich clament leur innocence.

Il n’est pas question que le Parquet abandonne ses poursuites»Substitut du procureur d’Etat, 8 octobre 2019

Leur procès a été reporté à deux reprises. La dernière remise remonte au 8 octobre dernier. Les trois prévenus devaient comparaître devant la 18e chambre du tribunal correctionnel. Trois audiences d’une demi-journée chacune avaient été réservées et 11 témoins devaient être cités.

La veille de l’ouverture du procès, les avocats des deux camps ont tenté de négocier un accord pour mettre fin à leur conflit. L’accord était conditionné à l’arrêt des poursuites. Me André Lutgen, avocat de la Grande Loge, en informe le tribunal à l’ouverture de l’audience. «Cela s’est déjà vu», fait-il valoir. «Il n’est pas question que le Parquet abandonne ses poursuites», lui répond le substitut du Procureur d’Etat.

Après un échange entre le Parquet, les avocats des deux camps et le président de chambre, l’audience est expédiée en trente minutes. L’affaire est remise au mois de mars 2020. Neuf audiences sont d’ores et déjà programmées.

Mais le procès public pourrait ne jamais se tenir. Sans être enterrée, l’affaire pourrait en effet se terminer par un jugement sur accord. Cette procédure implique des négociations confidentielles. Elle a l’avantage d’éviter un déballage au grand jour. Toutefois, elle requiert de la part des prévenus un aveu de culpabilité.

Les prévenus clament leur innocence

Or, les prévenus nient les accusations, comme en témoignent les documents consultés par REPORTER. En décembre 2017, ils ont déposé une plainte avec constitution de partie civile pour dénonciation calomnieuse contre la Grande Loge et Sucol. Ils réclamaient une surséance pour statuer de l’affaire principale. Ils cherchaient à repousser leur renvoi devant les juges correctionnels. La chambre du conseil a estimé qu’une surséance ne se justifiait pas.

Quelle qu’en soit l’issue, procès public ou jugement sur accord, cette affaire pourrait paraître presque banale dans les annales de la criminalité financière si la victime présumée n’était pas la franc-maçonnerie, si le principal suspect n’était pas un «frère» censé suivre de «bonnes moeurs» et œuvrer à l’amélioration de l’humanité.

Last man standing

Toute l’affaire a éclaté à la suite de la révocation en décembre 2011 de six administrateurs de Sacec, tous apparentés à la Grande Loge. Tout un aréopage de personnalités notoires de la franc-maçonnerie luxembourgeoise ont ainsi été éjectées du conseil d’administration.

Un seul administrateur a survécu à la purge, Jean Schleich. L’homme a pris la présidence du conseil d’administration et y a placé ses deux fils. La prise de contrôle de la Sacec a été possible une fois que les consorts Schleich avaient pris les rênes de la «Junck Stiftung».

Il ressort d’un document faisant partie du dossier répressif de l’enquête, qu’entre mars et fin juillet 2011, les prévenus ont modifié les statuts de la fondation, occupé les postes au conseil de surveillance, liquidé la structure à leur profit et récupèré les actifs, soit la participation majoritaire dans Sacec.

Toujours selon l’enquête, Jean Schleich mit dans une première étape les actions au porteur à l’abri dans un coffre à la Banque et Caisse d’Epargne de l’Etat. Dans un second temps, il fit inscrire les titres à son nom dans les livres de la BIL.

Perquisition à la BIL

Une perquisition dans cette banque a permis de reconstituer le cheminement de la fraude suspectée.

Le 20 mai 2016, le Tribunal d’arrondissement de Luxembourg a nommé un administrateur provisoire, une démarche qui a temporairement écarté les consorts Schleich du conseil d’administration de la Sacec. Il s’agit là d’une formalité courante dans le cadre d’une procédure judiciaire. L’administrateur provisoire a été nommé avec la mission principale de gérer la société «en bon père de famille et dans le respect des lois luxembourgeoises».

Les actions de la société, déjà saisies par la justice, ont été placées sous séquestre. Leur restitution ne pourra se faire qu’à l’issue définitive de la procédure pénale.

Précisons que tout inculpé est présumé innocent jusqu’à son jugement définitif.


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