Cargolux s’intéresse à la décarbonisation de l’énergie là où on ne l’attend pas. La compagnie de fret aérien planifie l’achat d’un navire de construction d’éoliennes offshore pour compenser les émissions de gaz carboniques. L’acquisition devrait se faire avec un partenaire du secteur maritime.
Cargolux, l’une des sociétés luxembourgeoises les plus dispendieuses en termes de consommation de CO2 avec ses avions gros porteurs qui sillonnent le monde, veut entrer dans le cercle vertueux de l’industrie décarbonée. Au prix d’une incursion dans le secteur maritime. Selon les informations de Reporter.lu, confirmées de sources officielles, la compagnie de fret aérien envisage en effet sérieusement d’investir dans l’acquisition d’un navire de construction d’éoliennes en mer.
Le projet peut surprendre à plusieurs niveaux. D’abord parce que des mondes séparent l’industrie du fret aérien de l’activité maritime. Cargolux a d’ailleurs expérimenté cette distance entre les deux secteurs à l’hiver 2013, lors du départ de son actionnaire qatari et la recherche d’un nouveau partenaire. Des discussions furent initiées par les autorités avec la société maritime CldN-Cobelfret en vue de son entrée dans le capital. Le rapprochement entre les deux entreprises ne se fit pas, faute d’intérêt stratégique et de pertinence économique d’une alliance.
Priorités économiques
Les Chinois de HNCA ont fini par racheter fin 2013 pour 231 millions de dollars la participation de 35% de Cargolux laissée vacante par Qatar Airlines. On pensait les priorités de la compagnie aérienne ailleurs qu’à sa conversion vertueuse dans un domaine d’activité nouveau. Le renouvellement d’une partie de la flotte vieillissante est à l’agenda des dirigeants et du conseil d’administration depuis des mois.
D’ici 2025, Cargolux devra faire des choix sur le modèle de gros porteurs qui remplaceront cinq à six de ses jumbo jets de type 747 qui ne pourront plus voler. Compte tenu des montants en jeu et même si la compagnie dispose d’une trésorerie florissante, ces investissements se préparent longtemps à l’avance.
Il n’a pas été question de l’acquisition d’un tel navire, même s’il y a des gens qui en rêvent.»Paul Helminger, président de Cargolux
Mercredi 16 décembre, le conseil d’administration a d’ailleurs validé le budget 2021 et entamé les réflexions sur les options que les constructeurs aéronautiques offrent à l’industrie du fret aérien. L’offre est limitée sur le marché: l’Américain Boeing propose son nouveau modèle 777 après ses déboires avec le 737 Max. Le consortium européen Airbus n’a pas dans ses plans immédiats un long courrier capable de concurrencer l’offre de Boeing.
L’approvisionnement sur le marché des jumbo jets d’occasion est également une option sur la table. La crise sanitaire a cloué des centaines d’avions au sol. L’offre est pléthorique. Cargolux est en train de prospecter vers les Emirats.
Le rêve de Richard Forson
Le menu du conseil d’administration du 16 décembre n’a pas laissé aux dirigeants l’occasion de revenir sur un point qui fut abordé lors d’une réunion précédente: l’achat d’un navire qui servira à la construction d’éoliennes en mer. Paul Helminger, président du conseil d’administration de Cargolux se montre presque gêné au sujet de la planification de l’investissement dans le secteur maritime: «Il n’a pas été question de l’acquisition d’un tel navire, même s’il y a des gens qui en rêvent», explique-t-il dans un entretien à Reporter.lu. «Le gros œuvre qui nous attend dans les quatre à cinq années à venir concerne le renouvellement d’une petite demi-douzaine d’avions», précise-t-il.
En fin diplomate qu’il fut, Paul Helminger esquive la question du feu vert donné à la direction de la compagnie pour signer le chèque d’achat du bateau. «Richard Forson en rêve peut-être», se contente-t-il de dire en renvoyant au directeur général de la compagnie.

Contactée par la rédaction, la direction a confirmé les intentions de la compagnie d’investir dans l’énergie renouvelable en mer. «En ce qui concerne l’énergie éolienne en mer, elle fait partie des projets liés à la RSE (responsabilité sociétale des entreprises, ndlr) que la compagnie aérienne envisage de mettre en place pour réduire et/ou compenser les émissions de carbone par des certificats», indique sa communicante sans autres détails. «Cargolux ne peut pas commenter les questions que vous avez soulevées, car toutes les questions relatives à sa future stratégie sont confidentielles», ajoute la porte-parole.
Tom Weisgerber, un des représentants de l’Etat au conseil de Cargolux et influent conseiller du ministre de tutelle François Bausch (Déi Gréng), n’a pas souhaité prendre position sur ce dossier, renvoyant la rédaction chez Cargolux.
Sous pavillon luxembourgeois
Reporter.lu a appris que le plan d’acquisition du navire de construction d’éoliennes en mer a bien été présenté au conseil d’administration et qu’il a été validé. Peu de détails ont filtré, si ce n’est que cet achat est une opportunité rare à saisir sur le marché de l’éolien offshore et qu’il se ferait avec un partenaire du secteur maritime implanté à Luxembourg et à capitaux belges. Le navire devrait être immatriculé au registre maritime luxembourgeois.
Deux compagnies maritimes opèrent déjà ce type de bateaux sous pavillon du Roude Léiw: Jan de Nul et DEME. Interrogé par Reporter.lu, le service presse de Jan de Nul a indiqué ne pas être associé au projet. La direction de DEME n’a pas répondu aux sollicitations de la rédaction.
Cargolux a les moyens financiers de sa diversification dans l’activité de l’éolien en mer, qui offre de belles perspectives de rentabilité. Il n’y a donc pas que des visées pragmatiques – la compensation des émissions de CO2 d’un grand pollueur – derrière l’investissement dans l’énergie renouvelable.
La compagnie a explosé en 2019 les records de rentabilité. Ses rendements par tonne ont grimpé en flèche. Elle table sur un bénéfice supérieur à 500 millions de dollars en 2020, alors que le record en cours s’établit à 200 millions de dollars pour l’exercice 2018.
Les ambitions de Claude Turmes
Les dividendes à distribuer font des envieux. Actionnaires de Cargolux, Luxair et l’Etat luxembourgeois, mis à l’épreuve par la Covid, sont en quête d’argent cash pour financer les conséquences économiques de la crise sanitaire. Luxair attend une recapitalisation pour se remettre à flot et l’Etat, qui peine à faire rentrer les impôts dans ses caisses, doit financer les mesures de sauvetage de l’emploi et des entreprises.
L’éolien en mer est un marché porteur énorme, deux à trois fois supérieur en puissance aux réacteurs nucléaires en Europe.»Claude Turmes, ministre de l’Energie
Sur le plan stratégique, l’incursion de Cargolux dans le secteur de l’éolien offshore fait du sens. La Commission européenne a présenté en novembre sa stratégie relative aux énergies renouvelables en mer. Bruxelles veut multiplier par cinq les capacités éoliennes offshore dans l’Union européenne d’ici 2030, soit 60 GW, et par 25 d’ici 2050 (300 GW). L’exécutif européen estime que 800 milliards d’euros d’investissements seront nécessaires pour atteindre ces objectifs dans trente ans. «L’éolien en mer est un marché porteur énorme, deux à trois fois supérieur en puissance aux réacteurs nucléaires en Europe», explique Claude Turmes (Dei Gréng) dans un entretien à Reporter.lu.
Le ministre de l’Energie et de l’Aménagement du territoire fait de la décarbonisation de l’énergie un vrai sacerdoce et rêve de positionner le Luxembourg comme un champion de l’éolien en mer, ce qui peut apparaître comme un paradoxe pour un pays sans façade maritime. «L’éolien en mer est un vrai joker pour l’Europe et pour le Luxembourg, bien que notre pays n’ait pas de côte», assure Claude Turmes. «Le Luxembourg est pleinement engagé. Il est même un vrai champion de l’éolien en mer, grâce à la présence des compagnies maritimes Jan de Nul et DEME qui opèrent une flotte pour la construction d’éolienne sur pilotis», ajoute-t-il.
Un cluster pour l’éolien offshore
Le ministre espère mettre en place un «cluster» dédié à l’éolien offshore, réunissant les acteurs déjà actifs dans l’écosystème, à l’instar du cluster maritime et de la logistique.
Plusieurs pistes se présentent au Luxembourg, assure le ministre, pour peser dans l’industrie de l’éolien offshore et partant remplir les objectifs nationaux en termes d’énergies propres. La solution passe notamment par des accords bilatéraux de transferts de mégawatts, autorisés par l’UE. En participant par exemple à des appels d’offre avec d’autres Etats européens, notamment la Belgique, pour les approvisionnements en énergie renouvelable. Le cofinancement du mécanisme financier pour l’énergie renouvelable, un projet de fonds géré par la Commission européenne, est une seconde piste envisagée par Claude Turmes. Rien, à ce stade, n’est encore formaté ni formalisé.
Le Luxembourg ne parviendra pas à atteindre les objectifs fixés à l’échelle de l’UE d’assurer 25% de sa production d’énergie en renouvelable sur son territoire national d’ici 2030. Le taux est aujourd’hui entre 10 et 11% et atteindra les 18 à 20% dans dix ans. «Nous sommes forcés à faire des coopérations pour combler le gap», indique Claude Turmes.
Dans un rapport publié en octobre 2019, l’Agence internationale de l’Energie (AIE) table sur une multiplication par 11 de la demande au niveau mondial à l’horizon 2040, pour des investissements cumulés de 1.000 milliards de dollars et une croissance de 13% par an. L’organisation estime que d’ici vingt ans, l’éolien offshore va représenter 3,1% de la production globale annuelle d’électricité, contre 0,2% en 2018.
Les coûts de cette énergie venue de la mer sont également à la baisse et devraient pouvoir concurrencer les prix de l’énergie fossile et des installations de panneaux solaires. L’AIE parle dans son rapport d’une chute de 60% des coûts de production d’ici 2040.
Dans la quête à la décarbonisation, la production d’électricité éolienne en mer devrait permettre l’économie de 5 à 7 milliards de tonnes d’émissions de CO2 à l’échelle de la planète au cours des deux prochaines décennies, note encore l’agence.