La tournée africaine de Xavier Bettel et Franz Fayot témoigne d’une vision décomplexée de la coopération. L’aide au développement devient un donnant-donnant entre les riches et les pauvres. La visite soulève aussi des questions sur le soutien à un régime controversé.

La visite officielle du Premier ministre au Niger puis au Rwanda est pleine de contrastes et de paradoxes, mais Xavier Bettel (DP) ne les craint pas. Ce voyage africain ouvre à ses yeux «un nouveau chapitre» des relations du Luxembourg à l’international dans lequel le volet économique tient une place de choix. Le «soft power» luxembourgeois est davantage une question de style et d’affichage que de contenu.

Tout sépare le Niger, première étape du déplacement de quatre jours de la délégation luxembourgeoise, du Rwanda, seconde halte: la distance entre les deux pays (3.500 km), leur niveau de développement et leur situation sécuritaire. Dans l’un, les déplacements hors de la capitale se font sous escorte policière; dans l’autre, les femmes se promènent seules dans les rues de la capitale.

Les deux capitales Niamey et Kigali sont pourtant demandeuses de l’aide luxembourgeoise à la coopération, ce qui explique la présence dans la mission du ministre de tutelle, Franz Fayot (LSAP), qui a également le portefeuille de l’Economie. Les lignes de démarcation sont poreuses.

Deux pays de contrastes

Pour le Niger, au cœur de l’intervention de la Coopération depuis trente ans du Luxembourg, qui est un de ses principaux bailleurs de fonds (144 millions d’euros d’intervention), cette aide est une question de survie. Pris en étau entre le Mali et le Burkina Faso, les nouvelles poudrières de la région du Sahel, le gouvernement du président Mohamed Bazoum contient difficilement les incursions des groupes de radicaux islamistes qui sèment la terreur dans les villages et provoquent des déplacements massifs de population.

Kigali, c’est un peu comme Las Vegas planté au milieu du Nevada.“Xavier Bettel, Premier ministre

Le Rwanda espère, lui, un coup de pouce financier et technique notamment pour accélérer la digitalisation de son économie et développer son centre financier, encore embryonnaire, et devenir un hub pour les investisseurs africains et internationaux souhaitant réaliser des opérations sur le continent. Le pays ambitionne à l’horizon 2035 de devenir une économie à revenu intermédiaire et rêve de rejoindre en 2050 le club des pays à revenu élevé. Un pari osé pour un pays de contrastes en termes de développement économique, entre la riche et très connectée capitale et le reste du territoire à la trajectoire nettement moins favorable. «Kigali, c’est un peu comme Las Vegas planté au milieu du Nevada», plaisante Xavier Bettel. La modernité de la capitale cache difficilement la pauvreté du reste du pays et la fragilité de son économie.

Le taux de croissance rwandais a été négatif en 2020: -3,4% selon la Banque mondiale. L’économie est sous la pression de ses bailleurs de fonds internationaux (dont la Banque mondiale). La ratio de sa dette par rapport au PIB était de 71,3% en 2020. Le Luxembourg entend remettre cette économie casino aux pieds d’argile sur les radars de la coopération et réfléchit même à en faire un de ses cœurs de cible, comme le Niger.

Une approche décomplexée

Le déplacement dans deux pays à l’opposé l’un de l’autre tant sur le plan politique – la légitimité du président Paul Kagamé est controversée ainsi que son respect pour les droits de l’homme – qu’en termes de développement économique est un choix que Xavier Bettel assume sans rougir, au nom du pragmatisme politique et de l’opportunisme économique. Dans le monde de la coopération, l’aide liée relève du «donnant-donnant»: un pays a un besoin et en échange de son intervention, le pays sollicité obtient des marchés pour ses entreprises nationales.

Le Premier ministre libéral n’a aucun complexe à vouloir décloisonner deux univers souvent présentés comme antinomiques et faire de l’aide au développement une porte d’entrée pour sa communauté d’affaires.

Selfie, salut-scout, small-talk décontracté: Xavier Bettel impose son style politique à la visite officielle au Niger et au Rwanda. (Photo: Reporter.lu)

Le cumul par un même homme du portefeuille de l’Economie et de la Coopération facilite cette approche «moderne» et décomplexée du gouvernement luxembourgeois. Franz Fayot y voit lui le signe d’une coopération «de nouvelle génération». A sa demande, le ministère d’Etat a fait embarquer dans un avion de l’armée de l’air italienne une délégation d’hommes et de femmes d’affaires et de représentants de la Chambre de commerce.

Claude Strasser, le CEO du groupe «Post» y a participé avec son numéro 2 et un responsable de l’activité digitale. L’entreprise parapublique, à travers sa filiale «Intech», vise le marché de la digitalisation des passeports au Niger. Le patron de la Poste a d’ailleurs été convié à l’entretien élargi du président Mohamed Bazoum et de membres de son gouvernement avec la délégation luxembourgeoise.

A Kigali, Xavier Bettel et Franz Fayot ont assisté à un «Fintech Breakfast Event» organisé par la Chambre de commerce pour «développer les relations entre partenaires économiques luxembourgeois et locaux», selon le communiqué du gouvernement.

La coopération luxembourgeoise co-finance un programme dédié au développement des technologies numériques, à l’innovation financière et à la finance d’impact. Kigali regarde le centre financier luxembourgeois avec les yeux de Chimène et ambitionne d’en répliquer le succès en jouant notamment sur un régime fiscal attractif pour attirer les investissements étrangers. Un accord de non-double imposition signé en septembre 2021 entre Kigali et Luxembourg, mais non encore ratifié côté grand-ducal, devrait faciliter les échanges économiques, actuellement insignifiants.

Questions critiques à l’écart

La dimension politique de la visite officielle au Rwanda soulève également des questions. Xavier Bettel assure avoir répondu à une invitation du président Paul Kagame, personnage incontournable en Afrique, mais pas vraiment fréquentable. Il a fait modifier la constitution de son pays pour s’offrir un troisième mandat à la tête de l’Etat. Le service de presse du Premier ministre a drapé le déplacement dans le contexte de la Conférence mondiale des télécommunications pour le développement que Kigali accueillait. Xavier Bettel y a fait une intervention en bousculant un peu les traditions et le protocole. Dans le plus pur style «Bettel», il est allé à la tribune sans cravate devant un parterre d’hommes en costume trois pièces et de femmes en tailleurs pour livrer un message flattant, entre autres, l’avance rwandaise en matière d’accès à la connectivité, grand chantier de Paul Kagame et de son gouvernement.

En parallèle, Franz Fayot était reçu par son homologue rwandais de la coopération et endossait le rôle de Jiminy Cricket, la bonne conscience de la mission des Luxembourgeois. «Le ministre Fayot a souligné l’importance que le Luxembourg accorde au respect des droits de l’homme, qui constituent une priorité transversale de la Coopération luxembourgeoise et qui sont promus dans différentes les interventions effectuées dans le cadre de la coopération au développement du Grand-Duché», résume dans un communiqué le service presse du gouvernement.

La rencontre entre Xavier Bettel et Paul Kagame, président de la république du Rwanda, a eu lieu sans la présence des journalistes. (Photo: SIP / Jean-Christophe Verhaegen)

Dans la soirée, après avoir visité le mémorial pour les victimes du génocide rwandais, qui a fait près d’un million de morts, Xavier Bettel a eu une entrevue avec Paul Kagame. La presse n’a pas été conviée à la présidence rwandaise. Il n’y a pas eu de point de presse à l’issue de la rencontre, notamment pour savoir si les questions qui fâchent ont été adressées au dirigeant d’un régime présenté comme dictatorial par de nombreuses ONG de défense des droits de l’homme.

En janvier dernier, sous pression américaine, le conseil des droits de l’homme de l’ONU – dans lequel le Luxembourg a un siège tournant – a dénoncé les violations des droits de l’homme par Paul Kagame. Les accords de relocalisation des migrants illégaux qu’il a signés avec la Grande-Bretagne (et qui pourraient être répliqués avec le Danemark) n’ont pas amélioré l’image de marque de Kagame.

Le communiqué du ministère d’Etat, résumant l’étape à Kigali fait l’impasse sur la dimension politique de la visite officielle, qui est la première à un si haut niveau: «Notre rencontre – et mon séjour à Kigali au sens large – est une bonne occasion de donner un nouvel élan au développement des excellentes relations entre nos pays, notamment en mettant l’accent sur le domaine économique, les TIC et les secteurs financiers innovants. De ce fait, nous espérons aujourd’hui ouvrir un nouveau chapitre dans nos relations», souligne Xavier Bettel.

Le triangle de l’insécurité

L’avant-veille au Niger, où il a tenu une conférence de presse aux côtés du président Mohamed Bazoum – qui en est à son deuxième mandat et reste donc dans la légitimité démocratique, contrairement à Paul Kagame -, le chef du gouvernement luxembourgeois n’a montré aucune ambiguïté en fustigeant les autocrates africains qui s’accrochent au pouvoir et modifient à leur guise la constitution de leurs pays. La première étape de son périple africain au Niger  – la dernière visite d’un premier ministre remontait à 2006, du temps de Jean-Claude Juncker (CSV) –  a propulsé Xavier Bettel dans un monde de détresse et de désolation.

La visite du camp de réfugiés et de déplacés de Ouallam, à une centaine de kilomètres au nord de Niamey, ses quelque 28.000 habitants, principalement des Nigériens, n’ont rien à offrir. Les perspectives des familles qui y vivent sous assistance depuis parfois trois ans, après avoir fui les milices qui embrigadent les hommes et terrorisent les femmes et les enfants se réduisent à assurer leurs besoins primaires. Les petites filles se voilent de plus en plus jeunes. La place des femmes est devant les marmites. Un service éducatif de base est assuré. 26 instituteurs se répartissent les 1.200 élèves.

La population dans les camps au Niger fuit les conflits armés et l’impact du changement climatique. (Photo: SIP / Jean-Christophe Verhaegen)

Le camp humanitaire est géré par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), avec l’aide de la Croix-Rouge luxembourgeoise, qui fournit les abris et les équipements sanitaires, et la Croix-Rouge danoise, qui s’occupe du soutien psycho-social de populations traumatisées par la violence des groupes terroristes. La région de Tillaberi est au cœur d’un triangle d’insécurité. La zone de conflit se trouve à 30 kilomètres du camp de Ouallam. Les habitants de la zone frontière avec le Mali n’ont pas seulement fui les conflits. Le réchauffement climatique est la seconde cause des déplacements de population, après l’insécurité.

Interrogé par Reporter.lu, François Moreillon, chef de la délégation du CICR au Niger, se dit très inquiet: «4,4 millions de personnes sont en insécurité alimentaire sévère au Niger. Chaque année, à cause du réchauffement climatique, entre 120.000 hectares de terres cultivables disparaissent, soit l’équivalent de 160.000 terrains de football», explique-t-il. Le déficit de production agricole y est de 34% au niveau national et jusqu’à 70% dans la zone de Tillaberi, dont Ouallam dépend.

Après la crise de la sécheresse en 2012, trois ans de Covid, des inondations monstrueuses il y a deux ans et le conflit avec l’Ukraine, les conditions de vie de la population du Niger pourraient se dégrader et les camps humanitaires devenir des lieux où les enfants naissent, y grandissent et y vieillissent sans aucune perspective autre que la survie.