Endetté jusqu’au cou, un pharmacien d’Esch s’est vu littéralement mis sous tutelle par ses créanciers, fournisseurs de médicaments. Le cas Guy Bouchard lève le voile sur l’opacité du secteur pharmaceutique et les insuffisances des contrôles étatiques.
«J’étais devenu leur vassal. Je n’avais plus le choix de mes fournisseurs»: Guy Bouchard, ex-pharmacien à Esch, titulaire d’une des concessions les plus convoitées du pays, parle ainsi de sa dépendance vis-à-vis des grossistes de médicaments et de la lente déliquescence de son officine. Dans son examen de conscience, il blâme ses propres errements, mais il dénonce aussi la mainmise que ses fournisseurs et prestataires ont exercée implicitement sur la conduite de son officine, qui a dû fermer en juillet 2019, faute de stocks de médicaments. Plus aucun fournisseur ne voulait alors le livrer en raison des dettes qu’il avait accumulées après des années de gestion calamiteuse pendant lesquelles le ministère de la Santé a fermé les yeux.
Les ennuis commencent en 2013, sept ans après s’être fait attribuer la concession de pharmacie de l’avenue de la Gare à Esch. Acculé à un endettement «insurmontable» auprès de ses fournisseurs de produits pharmaceutiques, ayant perdu la confiance de ses banquiers et vendu une partie de son patrimoine immobilier, Guy Bouchard signe en 2013 une convention sous seing privé avec ses principaux créanciers. «J’étais le pharmacien titulaire, mais je n’avais plus rien à dire. Si je ne signais pas la convention qui me mettait pour ainsi dire entre leurs mains, je n’aurais plus été livré en médicaments», explique-t-il dans un entretien à Reporter.lu.
Piocher dans la caisse
L’affaire prend son point de départ après des allégations de malversations et de gestion chaotique de la concession: «J’ai pris dans la caisse comme tout le monde, mais pas après 2014», reconnaît le pharmacien qui incrimine son personnel. Pour autant, aucune plainte n’est initiée. «J’avais des doutes, mais pas de preuve», fait-il observer. Il avait surtout beaucoup de frais qui plombaient la rentabilité de son officine et qui ont fini par l’étrangler.
Au lieu de lui faire des crédits, les grossistes auraient dû saisir la justice dès les premiers impayés. Il est inacceptable, sur le plan déontologique que les fournisseurs aient joué aux banquiers.“Un pharmacien, témoin de l’affaire Bouchard
Un litige porté devant le tribunal de commerce, consulté par Reporter.lu, renseigne sur les impayés ainsi que l’identité de ses créanciers. «Hanff Global Health Solutions», un des principaux grossistes de médicaments du Luxembourg, fait état d’une ardoise de 993.250 euros, sans les intérêts, envers l’ancien pharmacien.
Ce montant représente 65 factures restées impayées entre le 15 novembre 2012 et le 30 avril 2019. Après une sommation à payer envoyée le 17 juin 2019 et restée infructueuse, le fournisseur saisit quelques jours plus tard la justice pour faire pratiquer une première saisie auprès de la Caisse nationale de Santé (CNS) puis une seconde saisie auprès de la Banque Internationale à Luxembourg (BIL). Guy Bouchard les conteste en vain devant la juridiction commerciale. En juillet 2020, le tribunal le condamne à acquitter les factures impayées, mais il fait appel du jugement. La Cour d’appel rend son arrêt le 24 février dernier et confirme l’injonction à payer sa dette. Guy Bouchard défend d’ailleurs sa cause sans avocat, faute d’avoir pu le payer pour aller jusqu’au bout du procès. Il ne fera pas cassation.
Créances à hauteur de 1,7 million
Le pharmacien Bouchard qui dans l’intervalle et sur pression du ministère de la Santé a dû renoncer à sa concession, fait le déballage public de ses ennuis d’argent et confie l’origine de ses misères aux juges. L’arrêt commercial du 24 février fait état d’une convention du 5 février 2013 qu’il a signée pour apurer sa dette auprès de Hanff, mais aussi auprès de «CPL», le deuxième gros fournisseur de médicaments du Luxembourg auquel il doit l’équivalent de 500.000 euros.
Un troisième acteur, la fiduciaire «Fiduphar», spécialisée dans la clientèle des pharmacies et proche de CPL, entre en jeu dans cet arrangement incompatible avec l’exercice de la profession règlementée de pharmacien qui exige une totale indépendance vis-à-vis des fournisseurs, des laboratoires et des prestataires de service.
«Les parties auraient convenu de régler leurs droits et obligations au sujet de l’apurement de la dette de Guy Bouchard à l’égard de ses fournisseurs et au sujet de la gestion future de la pharmacie», relèvent au conditionnel les juges d’appel. «La société Hanff et la société CPL auraient fixé leurs créances aux montants respectifs de 1.200.000 euros et 500.000 euros. Une durée maximale de dix ans lui aurait été accordée pour apurer sa dette. Le taux d’intérêt débiteur aurait été fixé à 2% pour la société Hanff et à 0% pour la société CPL», poursuivent les magistrats.
Sauvetage financier hors normes
Guy Bouchard va encore faire d’autres confidences explosives au sujet des contreparties obtenues en échange du sauvetage financier de son officine. Ses créanciers auraient ainsi exigé, selon ses dires, l’exclusivité sur ses approvisionnements en médicaments. Il y a pire, car il a confié «la gestion comptable, administrative et financière avec droit de signature sur les comptes de la pharmacie Bouchard (…) par la fiduciaire Fiduphar». C’est illégal.

Ses aveux sont une bombe: «il n’aurait, note l’arrêt, plus été en charge de la gestion de son officine confiée à la société Fiduphar sous la surveillance de la société intimée (Hanff, ndlr) et de la société CPL. Il n’aurait, dès lors, ni commandé, ni reçu livraison des marchandises. Il n’aurait pas non plus réceptionné les factures à son adresse professionnelle». La clef de sa boîte postale tombe dans les mains du comptable.
«En septembre 2015, j’ai été chassé de ma pharmacie», affirme Guy Bouchard à Reporter.lu. «Dégagez!», m’a ordonné le comptable. Mon épouse ne pouvait plus aller derrière le comptoir et moi, je ne pouvais aller dans l’officine qu’à des heures bien définies. La gestion quotidienne a été confiée à un des collaborateurs qui réalisait les commandes de médicaments», assure-t-il encore.
Le pharmacien a demandé aux juges de suspendre la procédure pour mettre en intervention la fiduciaire. En vain. «Jusqu’au mois d’octobre 2019, Guy Bouchard était le concessionnaire de la pharmacie. C’était donc bien lui qui était personnellement responsable de l’exploitation de celle-ci, même si à partir de février 2013, Fiduphar a été chargée de la gestion ‘comptable, administrative et financière’ et s’est vu confier un droit de signature sur les comptes», note la juridiction d’appel.
Des échanges de correspondance consultés par Reporter.lu, montrent que la fiduciaire et son dirigeant de l’époque – aujourd’hui décédé – ont transgressé leur rôle devant se limiter à la comptabilisation des factures et au paiement des salaires.
Ni contrepartie, ni accord d’exclusivité
Sollicités par Reporter.lu, les dirigeants actuels de Fiduphar démentent avoir outrepassé leurs fonctions, mais ils se gardent bien de répondre des agissements de leur ancien directeur qui ne peut plus se défendre. «Il n’y a pas eu, à notre connaissance, de contreparties ni d’accords d’exclusivité de fourniture», avancent-ils. «Nous ne faisions pas de commandes de médicaments», ajoutent-ils.
Témoins de cette époque, des pharmaciens sollicités par la rédaction, confirment toutefois sous couvert d’anonymat, la mise au pas du pharmacien, mauvais gestionnaire: «CPL et Fiduphar ont exercé une tutelle. J’étais très surpris qu’une telle situation financière puisse arriver parce que cette pharmacie bien placée à Esch était une garantie de bénéfice», reconnaît l’un d’eux. «Guy Bouchard a été forcé d’acheter chez CPL qui lui a prêté de l’argent. C’était une situation win-win, le premier avait la garantie d’être livré en médicaments et le second avait le lead sur les approvisionnements», poursuit ce témoin.
Un autre pharmacien déplore que de tels arrangements aient pu se faire en dehors des procédures commerciales normales, de la législation et surtout que les autorités ne soient pas intervenues plus tôt: «Au lieu de lui faire des crédits, les grossistes auraient dû saisir la justice dès les premiers impayés. Il est inacceptable, sur le plan déontologique, que les fournisseurs aient joué aux banquiers», commente-t-il.
Hanff a saisi le tribunal après des années de factures en souffrance. Sollicité par Reporter.lu, le grossiste n’a pas souhaité commenter l’affaire, invoquant l’existence de procédures en justice toujours en cours.
Inspecteurs démunis, contrôles inexistants
L’affaire Bouchard pose en tout cas la question des contrôles effectués par le ministère de la Santé: «On peut s’interroger sur le rôle de la division de la pharmacie, qui a dû connaître la problématique et pas uniquement au moment où Guy Bouchard a été obligé de renoncer à sa concession», signale un pharmacien qui demande des procédures plus strictes. «Il s’agit de concession d’Etat et de professions de santé publique», insiste-t-il.
Contacté par Reporter.lu, le service presse du ministère de la Santé assure n’avoir été averti du cas Bouchard le 17 juin 2019, à la suite d’une notification d’un des grossistes qui avaient stoppé leurs livraisons, empêchant ainsi la pharmacie de faire des gardes, faute de stocks de médicaments. Selon les informations de Reporter.lu, Hanff a fait ce signalement aux autorités.
Un inspecteur de la division de la pharmacie est mandaté pour un contrôle sur place fin juillet. Le 6 août suivant, la Pharmacie Bouchard à Esch est officiellement déclarée «non opérationnelle», ce qui implique un retrait de la concession étatique. Le retrait est officialisé par le ministre de la Santé Etienne Schneider (LSAP) le 7 octobre 2019. La pharmacie reste fermée jusqu’en avril 2020 avant d’être attribuée à un autre pharmacien, privant ainsi les Eschois d’un service de santé publique pendant près de 9 mois.

La règlementation de base de 1997 sur les concessions de pharmacie octroie au ministre de la Santé le pouvoir de retrait «si le concessionnaire n’offre plus les garanties matérielles ou morales nécessaires à la bonne gestion de la pharmacie». Les contrôles de la gouvernance des officines sont toutefois inexistants. Les inspecteurs de la division de la pharmacie se contentent de vérifier la qualité de la chaîne d’approvisionnement des médicaments, faute d’un cahier des charges clairement défini sur leurs missions et faute aussi de ressources humaines suffisantes. La division des pharmacies compte seulement six inspecteurs.
Il y aurait pourtant de quoi faire pour surveiller ce qui se passe dans un secteur d’activité aux pratiques parfois opaques, voire frauduleuses. Le Conseil de la concurrence, qui avait annoncé l’ouverture d’une enquête sur les pratiques des grossistes des produits pharmaceutiques, n’a toujours pas rendu son rapport pourtant attendu en 2019. Son rapport annuel 2021 est totalement muet sur les avancées du dossier.
Une enquête pénale qui progresse
Selon les informations de Reporter.lu, une enquête judiciaire a été ouverte par le parquet de Luxembourg sur les pratiques commerciales de CPL et de Fiduphar, notamment après des contrôles massifs opérés par l’Administration de l’Enregistrement et des Domaines auprès de ses clients pharmaciens. Ce volet pénal pourrait d’ailleurs expliquer la prudence du Conseil de la concurrence.
Les contrôles fiscaux ont débouché sur des enquêtes judiciaires et des condamnations d’une demi-douzaine de pharmaciens pour fraude fiscale. La plupart des affaires se sont soldées par des jugements sur accord, les pharmaciens ayant reconnu avoir fraudé. La dernière affaire en date remonte au 31 mars dernier avec une transaction pénale de l’ancienne pharmacienne de Bridel, prévenue de fraude fiscale aggravée portant sur 67.000 euros environ. Elle a été condamnée à une amende de 8.000 euros.
Dans une affaire plus vaste de fraude fiscale présumée, en février et mars dernier, quatre pharmaciens, et non des moindres, ont été entendus par le juge d’instruction comme «personnes susceptibles d’avoir commis des infractions» dans le cadre de l’enquête pénale visant tout un écosystème ayant servi à dissimuler les revenus liés à la vente de médicaments avec la complicité d’un grossiste.
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