Pour les travailleuses du sexe, les conséquences du confinement sont importantes, notamment sur le plan financier. Si l’activité reprend aujourd’hui timidement, l’avenir reste plus que jamais sombre pour ces victimes oubliées de la pandémie souvent en situation précaire.
Sabrina* se prostitue à Luxembourg, dans le quartier Gare, depuis 1999. Le 11 mai dernier, cette travestie de 47 ans a repris du service après deux mois de pause, passés à regarder Netflix et à sortir uniquement pour promener ses deux Chihuahuas. «J’ai tout arrêté quelques jours avant la demande de confinement officielle, c’était le 6 mars. Depuis, je suis restée confinée chez moi pour me protéger et protéger ma sœur avec qui je vis». Une colocation, et donc un loyer partagé, considéré comme un petit luxe niveau finances, puisque cela lui a permis de quitter le trottoir durant la quarantaine imposée, contrairement à d’autres filles qu’elle connaît bien.
«Je sais qu’il y en a pas mal qui ont continué. C’était ça ou ne plus manger. Ou ne plus réussir à payer leurs loyers. Certaines ont eu des amendes, d’autres ont continué à voir uniquement des clients fidèles qui les contactaient directement par téléphone, comme ça au moins elles n’avaient pas besoin d’être dans la rue», raconte Sabrina.
Certains des travailleurs et travailleuses du sexe ont anticipé la crise. Voyant le vent tourner et le virus s’installer, elles ont alors proposé leurs services par webcam. «Mais je sais que ça n’a pas trop marché. Quelqu’un qui veut du sexe n’est pas forcément partant pour un chat vidéo, ce n’est pas la même chose», poursuit Sabrina. Sans compter qu’en période de confinement, il n’est pas toujours simple, notamment pour des clients bien souvent mariés, de se retrouver en solitaire, face à un ordinateur.
Un coup de pouce financier malgré tout
Si la prostitution est tolérée au Luxembourg, elle n’est cependant pas reconnue. Les travailleurs.ses du sexe ne disposent donc d’aucune aide réelle et comptent de fait parmi les premières victimes des crises. «Si l’Etat voulait nous aider, il faudrait d’abord qu’il admette qu’on existe. C’est toujours très compliqué de parler de la prostitution, à l’heure actuelle, ici, on se sent un peu comme des fantômes…», avoue Sabrina.
Il y a parfois des histoires tristes, évidemment, et ça ne s’est pas arrangé avec le COVID-19.“Tessy Funck, Croix-Rouge
Depuis le déconfinement, les prostituées, toutes nationalités confondues, sont progressivement de retour sur les trottoirs des rues aux alentours de l’ancienne poste, face à la gare. Sabrina en fait partie et voit doucement revenir les voitures et les clients. Mais dans ce métier, difficile de respecter les mesures sanitaires, le port du masque et la distance physique. «On a peur, forcément, le risque existe toujours.»
Si jusqu’à la semaine dernière, la clientèle se faisait discrète, la donne devrait bientôt changer avec la réouverture des bars et des cafés. «Les clients vont ressortir et auront envie de s’amuser un peu. Alors en attendant, on accepte les passes au feeling, principalement avec les clients qu’on connaît depuis longtemps, à qui on fait un peu confiance», confie-t-elle.
L’avenir reste néanmoins très incertain. Notamment pour les filles qui, ne dépendant que de la prostitution, souffrent du manque à gagner de ces derniers mois et risquent de perdre bientôt leurs toits. Sans compter toutes celles qui sont sans papiers et pour qui c’est encore plus compliqué. Certaines prostituées ont toutefois pu bénéficier d’une petite aide financière, versée par Caritas Luxembourg. Sabrina fait partie du lot et a vu arriver les 250 euros qui lui ont été octroyés avec un petit soulagement.
«Nous avons pu verser cette aide financière ponctuelle, prévue sur trois mois et financée par des dons, grâce à notre Caritas Corona-Helpline. C’est un service d’aide sociale mis en place durant la pandémie. 350 dossiers ont été déposés par des personnes en difficultés, parmi lesquelles des travailleuses du sexe. Nous les avons aidés en partenariat avec le service Drop In de la Croix-Rouge, qui les connaît bien et qui les suit au quotidien», indique Andreas Vogt, directeur de Caritas Luxembourg.
Une double peine
Au service «Drop In» de la Croix-Rouge justement, Tessy Funck assure l’accueil des prostituées, travestis et toxicomanes depuis trois ans. L’endroit, sécurisé et situé dans le quartier Gare, leur offre une écoute, un soutien psychologique, une aide médicale, mais aussi des douches, des machines à laver, des repas, des préservatifs, des produits d’hygiène et des kits de seringues stériles.
«Pendant le confinement, on a tourné en service réduit, du mardi au samedi, de 18h à 22h45. Le médecin prenait les patientes en téléconsultations et sur les trois infirmières qui travaillent ici, deux ont été rappelées dans des services hospitaliers, il n’en restait donc qu’une qui venait deux fois par semaine», explique Tessy.
L’an passé, 700 personnes sont passées par ses bureaux. «On ne pose aucune question, on est là pour aider, pas pour juger. La seule chose qu’on demande, c’est un pseudonyme, un nom d’artiste. On a ici des gens de tout âge, chez les prostituées, il n’y a pas de limites, certaines personnes ont parfois plus de 70 ans. On les écoute, elles viennent nous raconter les nouvelles du tapin, il y a parfois des histoires tristes, évidemment, et ça ne s’est pas arrangé avec le COVID-19», confie la responsable du service, qui a eu à faire à plusieurs cas de figure durant le confinement.
Selon ses dires, des filles ont dû retourner dans leur pays d’origine, avant que les frontières ne ferment, parce qu’elles n’avaient plus les moyens de rester ici. D’autres ont continué, comme avant, risquant l’illégalité et leur santé, mais ne pouvant faire autrement.
«Certains clients leur sont restés fidèles, le besoin reste et à un moment donné, ça finit par peser… Puis il y a celles pour qui la prostitution, souvent tue, est un travail d’appoint, dont elles ne parlent pas, et qui ont très peur de se retrouver surendettées ou à la rue. Leurs proches ne sont pas au courant, et parfois elles se retrouvent dans une spirale de non-dits qui pèsent psychologiquement. C’est un peu une double peine pour les prostituées, car toutes sont déjà, de base, en situation précaire», affirme Tessy Funck.
La peur de perdre son toit
Et il y a aussi ces personnes, employées ailleurs, qui se tournent vers la prostitution comme solution à des problèmes d’argent. «Au début du confinement, une fille est par exemple venue nous demander conseil pour démarrer dans le métier. Elle voulait se lancer car elle venait de perdre une partie de son salaire à cause de la crise sanitaire – on l’avait mise au chômage technique – et comptait compenser par des passes. (NDLR: le chômage technique est rémunéré à 80% du salaire habituel, à l’exception du salaire social minimum). On lui a expliqué que ce n’était pas vraiment le bon moment pour faire ça».
Depuis la semaine du 11 mai, l’équipe du «Drop In» de la Croix-Rouge reprend ses tournées de street work, histoire de voir ce qu’il en est sur le terrain. Tout le monde n’est pas encore de retour sur le trottoir, les filles reparties dans leurs pays devraient revenir bientôt. Mais l’inquiétude règne quant à la suite. «On craint que certaines se mettent à casser les prix, à faire grossir la concurrence au lieu de rester solidaires, histoire d’avoir davantage de clients pour se faire plus d’argent. Et du côté des clients, qui ont aussi peut-être vu leurs revenus diminuer, on a peur qu’il y ait trop de négociations. Une fois qu’on baisse les prix, il sera compliqué de revenir aux tarifs d’avant. En tout cas les dettes sont là, les filles redoutent de perdre leurs appartements, et c’est ça aussi que nous craignons, que beaucoup se retrouvent sans toit prochainement.»
Interrogée sur le sujet, Sabrina assure quant à elle vouloir maintenir ses tarifs et encourage ses collègues à faire de même. «Je ne travaillerai pas en dessous des tarifs habituels, par respect pour moi-même déjà. Entre nous, on a un peu fixé sans le faire ce tarif de 50 euros les 20 minutes en voiture. Certaines, surtout les toxicos qui ont besoin d’argent, demandent parfois moins. Mais moi je ne ferai pas ça, il ne faut pas faire ça, surtout pas maintenant, ce n’est pas la solution».
*Le nom a été changé pour garantir l’anonymat du témoignage.