Après cinq ans de procédure, l’affaire Lunghi est renvoyée devant les juges. L’enquête judiciaire a clarifié les responsabilités autour d’un reportage de RTL visant l’ex-directeur du Mudam. Parmi les quatre prévenus figure l’ancien CEO de RTL, Alain Berwick.
Le 14 juillet, la Cour de cassation a douché les derniers espoirs des principaux protagonistes de l’affaire RTL-Lunghi d’échapper à leur responsabilité. Après avoir épuisé tout ce que l’arsenal de la procédure pénale permet pour faire annuler les poursuites à leur encontre, les prévenus comparaîtront devant des juges correctionnels principalement pour diffamation et coups et blessures involontaires à l’encontre d’Enrico Lunghi, qui dirigeait alors le Musée d’art moderne Grand-Duc Jean (Mudam).
Selon les informations de Reporter.lu, ils seront quatre à s’expliquer sur un reportage télévisé qui a coûté leur emploi ou valu une retraite anticipée à trois d’entre eux: les journalistes Marc Thoma et Sophie Schram ainsi que l’ex-directeur général de RTL Luxembourg, Alain Berwick. Le quatrième prévenu est un cas à part. Il s’agit de Steve Schmit, chef des programmes luxembourgeois de l’époque et promu directeur adjoint après l’affaire. Initialement inculpée comme personne morale, la maison mère CLT-UFA a bénéficié d’un non-lieu.
Mouvement fluide et énergique
Leurs ennuis judiciaires sont partis d’une interview du directeur du Mudam, Enrico Lunghi, qui tourne mal le 13 septembre 2016. Collaboratrice de l’émission «Den Nol op de Kapp», la journaliste Sophie Schram accuse son interlocuteur de l’avoir brutalisée en s’emparant de son micro et de lui avoir infligé, hors du champ de la caméra, des coups au poignet. Les contusions lui valent un arrêt de travail, un bandage, la prescription de cachets d’ibuprofène et d’un onguent, après une consultation aux urgences du Centre Hospitalier de Luxembourg (CHL) – onze jours après son entretien litigieux.
Les images diffusées le 3 octobre 2016, dans un reportage signé par le journaliste Marc Thoma, montrent Enrico Lunghi, qui incommodé par l’insistance de son interlocutrice et l’aberration de ses questions, lui saisit le micro et le poignet d’un geste que l’enquête disciplinaire décrit comme «fluide et énergique». Les bandes son du reportage et les images sont coupées au montage et font passer Enrico Lunghi pour un agresseur de journaliste doublé d’un ennemi de la liberté d’expression. Sophie Schram apparaît à l’écran avec un bandage au poignet. Interviewé, son avocat qualifie pénalement le geste de Lunghi. Le journaliste assure que sa collègue a déposé une plainte pour coups et blessures volontaires, ce qui s’avérera inexact.
Le montage tronqué de cette séquence par RTL Télé Lëtzebuerg a été de nature à induire les téléspectateurs en erreur.“Commissaire du Gouvernement adjoint
Le lendemain de l’émission, le directeur du Mudam est mis à pied par le chef du gouvernement Xavier Bettel, qui est alors le ministre de la Culture. Une procédure disciplinaire est diligentée. Enrico Lunghi, qui dans l’intervalle a démissionné de son poste et s’est excusé auprès de la journaliste, s’en tirera avec un blâme, la sanction disciplinaire la plus légère de la fonction publique.
Paradoxalement, le rapport disciplinaire va se retourner contre RTL Luxembourg et sa maison mère CLT-UFA et déclencher un tsunami médiatico-judiciaire qui fera d’Enrico Lunghi, non pas le bourreau, mais la victime d’une «mise en scène» orchestrée par la chaîne de service public. L’ALIA, le gendarme de l’audiovisuel, se saisit de l’affaire et sanctionne. Le Conseil de presse fait de même. Considérant avoir été victime d’un «lynchage médiatique» qui l’a fortement impacté psychologiquement, Enrico Lunghi porte plainte l’avant veille de Noël 2016 pour coups et blessures et diffamation.
La théorie du complot fait long feu
L’ex-directeur du musée est persuadé avoir été au cœur d’une conspiration visant à le déstabiliser et à le faire démissionner de son poste en raison de ses choix culturels jugés trop élitistes qui auraient déplu à l’establishment. Son avocat demande en juillet 2018 dans une plainte complémentaire que l’enquête judiciaire soit étendue au Premier ministre et son proche conseiller Paul Konsbruck pour que leurs rôles dans cette affaire soient clarifiés. La partie civile juge en effet suspecte la précipitation avec laquelle Xavier Bettel a réagi en convoquant une conférence de presse et en diligentant une enquête disciplinaire immédiatement après le reportage.

Dans deux livres publiés à compte d’auteur sur ce qu’elle appelle «les coulisses de l’affaire Lunghi/RTL/Bettel», Catherine Gaeng, épouse d’Enrico Lunghi, développe abondamment la thèse de la conspiration selon laquelle le Premier ministre et ses conseillers auraient tiré les ficelles.
Toutefois, cette théorie fait long feu. La justice refuse de s’aventurer sur ce terrain. A l’automne 2019, sous la pression de l’avocat d’un des prévenus qui cherche à décrédibiliser l’enquête, la magistrate qui l’instruit estime la théorie «incohérente»: «Je vous rappelle à ce sujet que l’instruction judiciaire n’a pas été étendue à l’encontre de Xavier Bettel (…) de même qu’à l’encontre de Paul Konsbruck, contrairement aux vœux de la partie civile», répond-elle à l’avocat.
Une dénonciation relance l’enquête
Ce n’est pas tant la plainte avec constitution de partie civile de Lunghi qui va mobiliser pendant des mois les magistrats et les policiers que la dénonciation fin février 2017 au Parquet de la supercherie par le numéro 2 du Commissariat du Gouvernement chargé de l’instruction disciplinaire, Ralph Deischter.
Ancien avocat, ce fonctionnaire décortique toutes les images de l’entretien et interroge la journaliste ainsi que plusieurs témoins. Son rapport met en cause la dissociation de la bande vidéo et de la bande son qui ont dénaturé les propos de Lunghi. «Le montage tronqué de cette séquence par RTL Télé Lëtzebuerg a été de nature à induire les téléspectateurs en erreur», écrit-il. Les policiers confirment par la suite ce constat.
Le commissaire adjoint interroge Sophie Schram sur les raisons qui lui ont fait attendre plus de dix jours avant de consulter un médecin aux urgences du CHL. Elle répond ne pas avoir ressenti de blessures sur le coup, la douleur étant apparue un ou deux jours plus tard. Ralph Deischter lui demande à quatre reprises de lui fournir des copies des documents médicaux montrés dans le reportage du 3 octobre pour attester la réalité de ses blessures. Elle ne produit que des extraits partiels d’une ordonnance et d’un certificat d’incapacité de travail.
Ralph Deischter se montre sceptique, car aucun des témoins auditionnés n’a constaté que la journaliste soit blessée ou se soit plainte de douleurs après l’interview du 13 septembre 2016. Il boucle son enquête sans avoir pu disposer de l’intégralité des documents médicaux, faute de moyens d’action. La justice prend le relais et se donne les moyens de lever les doutes. Ouverte quelques semaines avant la dénonciation du commissaire adjoint, l’enquête, qui ronronnait jusqu’alors, rebondit.
Perquisitions au CHL et chez RTL
La juge d’instruction Martine Kraus déploie les grands moyens. Elle ordonne des perquisitions au CHL où la journaliste est allée consulter les urgences. Les enquêteurs sont intrigués par l’existence de deux rapports médicaux: une première ordonnance du 24 septembre 2016 et une seconde datée du 29 septembre 2016 – non signée – faisant état de coups.
La docteure l’ayant auscultée est auditionnée sur commission rogatoire en Roumanie où elle est retournée après un bref passage au Luxembourg. Son témoignage est édifiant. Elle dit avoir rédigé le second rapport sur instruction de son chef. Elle ne se souvient d’avoir demandé à sa patiente des explications sur sa consultation médicale tardive, onze jours après son agression présumée.

Convoquée en septembre 2019 chez la juge, Sophie Schram fait valoir, dans une déclaration, son droit au silence, après avoir dit ne rien avoir à se reprocher et dénoncé l’acharnement et l’impartialité de la procédure menée à son encontre. Suite à des recours en annulation, une partie du dossier médical saisi a été retirée du dossier d’instruction.
En mars 2019, une perquisition au siège de la CLT-UFA permet aux enquêteurs de saisir un audit interne confidentiel de 16 pages réalisé à la demande d’un haut responsable du groupe à la suite de l’interview controversée et de ses suites. Le document détaille la chronologie des faits, fait intervenir de nombreux témoignages d’employés et donne un éclairage sur les secrets de fabrication du reportage du 3 octobre 2016.
Les savons verbaux du patron
Quelques jours plus tôt, la rédaction en chef a refusé de diffuser ce reportage à l’antenne en raison de son manque de crédibilité. A ce stade, Sophie Schram ne fait pas état de blessures ni de douleurs. Il est seulement alors question d’atteintes à la liberté d’expression. Après avoir essuyé ce no-go de la rédaction en chef, la journaliste demande l’intercession du patron de RTL Luxembourg. Alain Berwick prend ses assertions au sérieux et lui propose même les services d’un avocat.
Le but du reportage était de montrer le geste de Monsieur Lunghi. (…) Le reportage ne montre que cela. Le reste, ce sont des questions de technique de montage.“Alain Berwick, ex-CEO de RTL Luxembourg
Le dirigeant n’a eu cure des réticences des membres de la rédaction en chef qu’il convoque dans son bureau et auxquels il passe «des savons verbaux» pour ne pas avoir jugé crédible la collaboratrice de la chaîne. Sophie Schram porte alors un bandage. Elle fait aussi valoir le rapport médical du 29 septembre attestant ses blessures. Malgré les mises en garde du chef des programmes Steve Schmit, Alain Berwick donne son feu vert à la diffusion du reportage, à la condition du dépôt d’une plainte pour coups et blessures contre Enrico Lunghi.
Personne ne va s’assurer que la justice a bien été saisie. Convoqué comme témoin dans le cadre de l’enquête judiciaire, l’avocat prétendument mandaté assure que sa secrétaire avait déjà fait le canevas de la plainte et que le principe de son dépôt était acquis au moment de la diffusion. Les enquêteurs n’en ont trouvé nulle trace.
L’audit interne du groupe fait état d’une série de dysfonctionnements dans la chaîne de contrôle de l’information, qui a débouché sur des purges au sein du groupe: Sophie Schram, qui avait le statut de pigiste, ne travaille plus pour RTL, l’émission phare «Den Nol op de Kapp» a été supprimée et Alain Berwick a fait valoir ses droits à la retraite. «CLT-UFA a dès lors incontestablement ‚fait le ménage’», en a conclu le parquet dans son réquisitoire.
«Questions de technique de montage»
Les enquêteurs relèvent dans les «points phares» de l’audit des propos tenus par le patron de RTL Luxembourg: «Alain Berwick tells us that his appreciation of the story told by Schram Sophie changed from black to white at that moment and that he felt deceived by Schram Sophie…».
Dans le cabinet de la juge d’instruction qui l’a entendu à deux reprises, Alain Berwick ne fait pourtant pas de mea culpa: «Le but du reportage était de montrer le geste de Monsieur Lunghi. Je ne suis pas là pour apprécier le degré des blessures de Madame Schram, mais dans le reportage je ne vois rien qui altère la vérité. Le reportage ne montre que cela. Le reste, ce sont des questions de technique de montage», assure-t-il.

L’ex-CEO de RTL ne s’attendait sans doute pas à être inculpé par la juge d’instruction et encore moins à être renvoyé devant un tribunal correctionnel à l’issue de la longue procédure. Un de ses avocats pariait sur une relaxe de son client: «Cette affaire, écrit-il à la magistrate, à défaut d’avoir fait l’objet d’une décision de non-informer (…), va nécessairement aboutir à un non-lieu en chambre du conseil».
Suites d’une affaire presque oubliée
Il a failli avoir raison. Le 20 novembre 2020, aux termes de presque trois ans d’enquête, la juge Kraus clôture le dossier après avoir inculpé Marc Thoma, Sophie Schram, Steve Schmit et Alain Berwick ainsi que la CLT-UFA comme personne morale. Cinq jours plus tard, le substitut du procureur d’Etat Guy Breistroff requiert uniquement le renvoi des trois premiers devant une chambre correctionnelle. Les auteurs de l’infraction ayant été identifiés, il juge superfétatoire d’incriminer la hiérarchie.
Le procureur demande donc un non-lieu à l’égard d’Alain Berwick et de CLT-UFA au nom du système de la responsabilité en cascade. «La responsabilité pénale d’Alain Berwick ne saurait pas (…) être recherchée dans la mesure où, n’étant pas intervenu personnellement en tant que collaborateur à titre individuel dans le reportage du 3 octobre 2016, il n’a pu agir qu’en tant que dirigeant de droit du diffuseur-éditeur. Or, par application du principe de la responsabilité en cascade, sa responsabilité pénale est légalement exclue», fait valoir le parquet.
Dans un premier temps, la chambre du conseil, juridiction statuant sur le renvoi ou non des prévenus devant un tribunal correctionnel, confirme la position du parquet et réclame un non-lieu pour celui qui a dirigé RTL Luxembourg pendant plus de vingt ans. Toutefois, suite à un recours de la partie civile, la chambre du conseil de la Cour d’appel réforme cette décision dans un arrêt du 19 octobre 2021, considérant que les charges sont suffisantes à l’encontre d’Alain Berwick pour comparaître en correctionnelle aux côtés des trois autres prévenus.
Le retraité de la télévision conteste son renvoi devant la Cour de cassation, reprochant aux juges d’appel d’avoir commis un excès de pouvoir dans leur interprétation de la loi de 2004 sur la liberté d’expression dans les médias et de la Convention de sauvegarde des droits de l’homme et des libertés fondamentales.
La Cour de cassation a jugé irrecevables les pourvois de Berwick, Thoma et Schram. La haute juridiction les a d’ailleurs condamnés aux frais d’instance pour des procédures qui n’ont fait que retarder l’épreuve du procès qui tranchera une affaire qui était presque tombée dans l’oubli. Reste désormais à en fixer la date.