La veuve d’un des hommes les plus riches de Suisse a perdu son procès en appel pour figurer au Registre des bénéficiaires effectifs. Elle espérait ainsi toucher une part d’héritage. Les juges ont clarifié les règles d’inscription et la notion de bénéficiaire économique.

Tracey Amon-Hejailan est la reine du «forum shopping». Cette pratique de riche qui consiste à faire le tour de différentes juridictions dans le monde pour faire valoir ses droits le plus avantageusement possible. Après que ses démarches avaient échoué aux Etats-Unis, en Suisse et à Monaco pour faire annuler une procédure de divorce – en cours lorsque son mari est mort – et contester une clause qui la déshéritait, elle a testé la justice civile luxembourgeoise en 2020 en engageant un des ténors du Barreau, Me Paul Mousel.

Héritier du groupe Sicpa, leader mondial des encres de sécurité pour billets de banque et passeports, Maurice Amon est mort à Saint Tropez en juillet 2019 avant d’avoir pu finaliser son divorce avec l’Américaine Tracey Hejailan. Il l’avait épousée 11 ans plus tôt à Hong Kong, sans contrat de mariage.

Après des années de vie de patachon à courir les galeries d’art et à fréquenter les soirées jet-set, le couple est en désamour. Le mari initie une procédure de divorce en 2015 à Monaco. Le milliardaire y a une résidence et le centre de ses intérêts économiques. Le choix de la juridiction monégasque pour officialiser la séparation ne doit rien au hasard. En l’absence de contrat de mariage, les époux reprennent chacun les biens – y compris les cadeaux qu’ils se sont faits – qu’ils possédaient avant leur union. Tracey est perdante. Elle veut que la procédure se fasse à New-York, où elle peut prétendre à la moitié du patrimoine qui frise le milliard de dollars.

Un pactole de 500 millions de dollars

La presse s’empare de l’affaire. Le couple qui se déchire lave son linge sale à coup de confidences dans les magazines people. Pour démontrer que leur résidence commune était à Monaco, Maurice Amon fait l’étalage de la garde-robe de Tracey. Laquelle ouvre à son tour aux photographes les portes du dressing de son appartement à New-York.

En juillet 2018, Amon fait acter devant notaire un testament qui soumet sa succession au droit de la Suisse, dont il a la nationalité et qui exhérède sa femme, instituant son fils, issu d’un premier mariage, comme héritier universel unique. Il nomme aussi son homme de confiance, Silvio Venturi, comme exécuteur testamentaire. Tracey Hejailan a contesté ces clauses testamentaires à Monaco – elle s’est désistée en décembre 2021 – et en Suisse. La procédure helvétique est toujours pendante.

Maurice Amon a structuré son immense patrimoine entre Monaco, siège de ses activités commerciales, la Suisse -des chalets valorisés à plus de 100 millions d’euros – et le Luxembourg où il était l’unique bénéficiaire économique d’Investmon, une structure holding détenant des participations en lien avec une importante collection d’œuvres d’art.

Quelques jours après sa mort, son exécuteur testamentaire est inscrit au RBE comme bénéficiaire économique d’Investmon, le temps de régler la succession. Le Luxembourg Business Register (LBR) ne trouve rien à redire à la légitimité de cette démarche.

En juin 2020, la veuve Amon ouvre les hostilités devant le tribunal de commerce. Son avocat demande la radiation de Silvio Venturi du RBE et, à sa place, l’inscription de l’Américaine et du fils unique de Maurice Amon. Une ordonnance du juge le 29 octobre 2021 déboute Tracey sur toute la ligne et la condamne à payer des indemnités de procédure (1.500 euros) à Venturi ainsi qu’aux administrateurs siégeant dans les sociétés luxembourgeoises du milliardaire brutalement disparu.

Un concept à géométrie variable

Paul Mousel fait appel. L’affaire est plaidée en juin. L’arrêt est rendu le 13 juillet dernier. L’avocat met en cause la qualité de bénéficiaire économique (BE) d’un exécuteur testamentaire. Il ne pourrait pas se faire inscrire comme tel au LBR, parce qu’il «ne serait jamais propriétaire de la succession qu’il administre (et) ne serait tout au plus (que) le possesseur». «Or, avance la défense, il ne possède pas pour soi, mais pour les héritiers, donc pour autrui et n’est dès lors tout au plus que le détenteur des biens compris dans la succession», «L’économie de la loi RBE consisterait à rendre public le BE (ou «véritable propriétaire») des actions de sociétés, non les prête-noms ou écrans qui détiennent ces actions pour autrui, donc pour une personne non inscrite au registre», fait encore valoir l’avocat de Tracey selon l’arrêt consulté par Reporter.lu.

La Cour d’appel a clarifié dans sa décision du 13 juillet les contours de la loi sur le RBE et la notion de bénéficiaire économique, y voyant «une notion à géométrie variable»: «Le terme BE recouvre plus un concept économique qu’une notion juridique au sens strict. (…) Ainsi, et sous l’appui d’une forte volonté politique, ce concept entre essentiellement dans le cadre du pragmatisme de la loi fiscale et de la nécessité pénale dans la lutte contre le blanchiment d’argent».

Les juges estiment qu’une personne ayant le pouvoir de contrôle d’une société, notamment sur les droits de vote, les décisions aux assemblées générales ou le pouvoir de nomination ou de révocation, peut être considérée comme bénéficiaire économique. Ce qui est le cas de Silvio Venturi, investi du pouvoir de contrôle d’Investmon. «L’exécuteur testamentaire exerce un véritable contrôle sur une société dont les actions font partie de la masse successorale. Cette mission s’exerce aussi longtemps que la succession n’est pas partagée ou qu’il n’a pas accompli sa mission», estime la Cour.

Tracey Amon-Hejailan a été condamnée à payer à ses contradicteurs des indemnités de procédure deux fois plus importantes qu’en première instance: Venturi et le fils de Maurice Amon ont chacun droit à 3.000 euros, Investmon et ses deux administrateurs à 1.000 euros.


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