Le décès d’un milliardaire suisse a donné lieu à un imbroglio juridique dans plusieurs pays européens où il avait ses quartiers, dont le Luxembourg. Sa veuve a saisi la justice pour figurer au Registre des bénéficiaires économiques et avoir sa part d’héritage. La démarche est singulière.
La veuve d’un des hommes les plus riches de Suisse n’a jamais résidé au Luxembourg. L’Américaine Tracey Amon-Hejailan, 53 ans, revendique pourtant de solides liens avec le Grand-Duché. Héritier du groupe «Sicpa», leader mondial des encres de sécurité pour billets et passeports, son mari Maurice Amon avait structuré dans une série de sociétés financières luxembourgeoises une partie de son patrimoine. La veuve cherche aujourd’hui à y mettre la main. A tout le moins le partager avec Albert Amon, fils d’un premier lit de son époux, désigné comme héritier universel unique.
Maurice Amon est mort d’une crise cardiaque en juillet 2019 à Ramatuelle. Il avait 68 ans. Le couple était alors en instance de divorce. La séparation était tumultueuse en raison des intérêts financiers en jeu. Le magazine économique «Capital» évoquait en 2017 «un divorce fou» à 500 millions d’euros.
Patrimoine au Luxembourg
Le discret procès de la veuve instruit à Luxembourg n’a rien non plus d’une broutille. Tracey Amon-Hejailan a mandaté une pointure du Barreau de Luxembourg, Me Paul Mousel, pour engager un recours contre les administrateurs du holding «Investmon», tête de pont des intérêts de son défunt mari au Grand-Duché. La procédure vise principalement l’exécuteur testamentaire Silvio Venturi. Son nom figure au Registre des bénéficiaires économiques (RBE), identifiant les actionnaires et ayants droit des sociétés luxembourgeoises.
L’Américaine cherche à se débarrasser de ces personnes et demande à ce qu’à leur place, son nom et celui de son beau-fils apparaissent dans le RBE. Or, dans son testament – enregistré chez un notaire monégasque, mais relevant selon ses vœux du droit helvétique, Maurice Amon avait déshérité son épouse. Celle-ci revendique dans la procédure luxembourgeoise le statut d’héritière réservataire et demande aussi à ce que le droit luxembourgeois s’applique à la succession, toujours ouverte. Ce qui lui conférerait un droit de propriété sur la moitié des actifs luxembourgeois.
La vice-présidente du tribunal de commerce a rejeté la demande en radiation de Silvio Venturi, exécuteur testamentaire, en tant que bénéficiaire effectif d’Investmon. La veuve a d’ailleurs été condamnée à indemniser les frais de procédure de toutes les parties assignées. Mais l’affaire aura une suite, car Tracey Amon-Hejailan a fait appel de la décision.
La requête a sorti les magistrats de leur zone de confort. La complexité de l’affaire tient autant à des questions de nationalité des époux et qu’à des raisons de compétences juridictionnelles, entre Monaco où la procédure de divorce fut initialement introduite, la Suisse d’où la succession relèverait et le Luxembourg où une partie de la fortune de Maurice Amon est localisée.
Alors que de nombreux bénéficiaires économiques de sociétés du Grand-Duché se feraient damner pour que leurs noms ne figurent pas au registre de transparence, la démarche de la veuve Amon est assez singulière. Le RBE est davantage confronté à des d’actionnaires réclamant l’anonymat qu’à des ayants droit cherchant à tout prix à ce que leurs noms apparaissent dans des fichiers publics.
Résident fictif
Née en Californie en 1968, Tracey Hejailan a rencontré Maurice Amon fin 2007 dans un hôtel à Gstaad en Suisse. Sur un coup de foudre, ils se sont mariés à Hong Kong, sans contrat de mariage. Le couple a mené grand train pendant sept ans. Le magazine «Capital» fait état de dépenses entre 500 et 700 millions d’euros provenant de l’héritage du groupe Sicpa. Maurice Amon a hérité d’une fortune de 1 à 1,5 milliard d’euros après avoir vendu une grande partie de ses parts de Sicpa à son frère. Il avait toutefois conservé 10% du capital de la holding suisse, détenu à travers Investmon, qui est au cœur de la controverse luxembourgeoise.
Tracey Amon-Hejailan considère que les liens les plus étroits des époux se seraient créés au Luxembourg, dans la mesure où à travers Investmon, la majorité des biens des époux auraient été détenus dans ce pays.“Ordonnance du tribunal de commerce
Du temps de leur idylle, Maurice et Tracey Amon ont sillonné le monde en jet privé, multiplié leurs lieux de résidence entre New York, Paris et la Suisse, enchaîné les soirées jet-set et les achats d’œuvres d’art – notamment des toiles de Basquiat et de Warhol – dans les ventes aux enchères et les galeries. Mais, en septembre 2015, ce fut le désamour. Le mari demanda le divorce. Il choisit Monaco, où il prétendait que le couple avait son domicile depuis 2011, pour introduire la procédure.
Le choix de cette juridiction ne doit rien au hasard. Le droit de la principauté prévoit qu’en absence de contrat de mariage, les époux se séparant reprennent chacun de leur côté les biens qu’ils possédaient avant leur union. Le dispositif concerne également les cadeaux qu’ils se sont offerts mutuellement.
L’Américaine a contre-attaqué et déposé à son tour une procédure de divorce à New York où le droit est plus favorable. Sans contrat de mariage, la loi américaine accorde en effet un partage moitié-moitié de la fortune des ex-époux.
S’en suivit une bataille juridique aussi épique que médiatique pour déterminer la juridiction compétente pour trancher le divorce. Tracey Amon-Hejailan accusa son ex d’être un résident fictif dans la principauté et d’avoir menti aux autorités monégasques pour obtenir un renouvellement de sa carte de séjour.
Inventaire dans les dressings
Selon la presse people qui s’est intéressée aux rebondissements de la séparation, le mari fit produire devant les juges new-yorkais des photos du dressing de Tracey Amon-Hejailan dans l’appartement monégasque pour prouver que le couple y avait bien vécu. L’inventaire fit état de 80 paires de chaussures. L’épouse produisit pour sa part une radiographie de la garde-robe stockée dans les appartements de New York et à Paris et le chalet à Gstaad. Son inventaire mentionnait entre autres 128 sacs à main et 78 paires de bottes.
Selon l’hebdomadaire «Le Point», des documents saisis en 2017 lors de perquisitions dans le bureau de l’ancien ministre de la Justice de Monaco jetèrent le doute sur la réalité de la résidence de Maurice Amon dans la principauté. Il y avait installé un «family office», «Investmon Corp», qui gérait son patrimoine, mais pour autant, Monaco n’apparaissait pas comme le centre principal de ses activités. Les affaires du milliardaire suisse avaient été réparties dans plusieurs juridictions, choisies pour leur fiscalité favorable.
Tracey Amon-Hejailan (…) pratique du forum shopping dans le but d’obtenir le jugement le plus favorable à ses intérêts financiers.“Défense des administrateurs d’Investmon
Le Luxembourg fit notamment partie de l’écosystème nomade de Maurice Amon à travers le holding Investmon. L’héritier de la Sicpa a acheté, via la société «Luxmob», un immeuble commercial au Grand-Duché valorisé à 1,3 million d’euros en 2011. Il a aussi utilisé la société luxembourgeoise »Luxart» pour stocker sa collection d’art, estimée à 9,17 millions d’euros en 2010.
Les démarches de Tracey Amon-Hejailan aux Etats-Unis échouèrent encore du vivant de son mari. Après sa mort, une autre procédure fut introduite en Suisse pour mettre en cause la clause d’exhérédation du testament.
Aucun lien personnel à Luxembourg
L’Américaine a plus récemment ouvert un nouveau front au Grand-Duché pour espérer toucher une part de l’héritage. Me Paul Mousel a été jusqu’à réclamer que le régime matrimonial de sa cliente (et par conséquence successoral) se rattache au Code civil luxembourgeois. La manœuvre n’a pas abouti.
La procédure en référé devant une juge du tribunal de commerce de Luxembourg rend compte de la tourmente judiciaire autour du testament du milliardaire, contesté par sa veuve. «Tracey Amon-Hejailan considère que les liens les plus étroits des époux se seraient créés au Luxembourg, dans la mesure où à travers Investmon, la majorité des biens des époux auraient été détenus dans ce pays», relève une ordonnance du 29 octobre dernier que Reporter.lu a pu consulter.
«Les époux n’auraient eu aucun lien personnel avec le Luxembourg, Tracey Amon-Hejailan ne s’étant jamais rendue dans ce pays», a fait valoir la défense de Silvio Venturi. «La requérante (…) n’aurait jamais été ni représentante d’Investmon, ni détenu à un quelconque moment des participations dans celle-ci», se sont interrogés pour leur part les avocats des administrateurs du holding. «En quoi sa qualité d’épouse lui donnerait de tels pouvoirs?», ont-ils encore plaidé, accusant Tracey Amon-Hejailan «de pratiquer du forum shopping dans le but d’obtenir le jugement le plus favorable à ses intérêts financiers».
La juridiction commerciale n’a pas fait droit aux prétentions de l’Américaine de se voir inscrite au RBE à la place de l’exécuteur testamentaire, en attendant que la succession de Maurice Amon soit liquidée. Quant aux revendications sur le régime matrimonial, la juge s’est déclarée incompétente à trancher le litige et a invité Tracey Amon-Hejailan à saisir un de ses collègues aux affaires familiales.