Le pionnier des bornes de jeux de loterie dans les cafés règle ses comptes en justice. Il accuse un de ses concurrents de complicité de vol de documents et d’extorsion. Le procès offre une plongée dans l’univers opaque des machines à sous et du cash qui échappe aux impôts.
Pierre Tel, vieux routier de l’industrie des jeux de hasard, inquiété par la justice, ne craint pas de la saisir pour arbitrer un litige qui l’oppose à d’anciens employés et à l’un de ses principaux concurrents, la société Jeux Automatiques Distributeurs (DJA). Il les accuse de vol de documents de plusieurs de ses sociétés, de recel, d’extorsion et de violation de sa vie privée. L’homme d’affaires les a fait citer cette semaine devant la 12e chambre correctionnelle. Il appuie ses accusations sur le seul témoignage d’un de ses partenaires commerciaux, un natif parisien, 42 ans, lui-même exploitant de machines à sous au Luxembourg, qui a déclaré son domicile dans une chambre meublée au-dessus d’un café de la route de Thionville.
Hackers arméniens
A la barre, le quadragénaire raconte avoir été contacté fin 2018 par l’ancien juriste du groupe de Pierre Tel pour lui montrer des documents confidentiels concernant les sociétés de ce dernier. Outre l’exploitation de machines de jeux à travers les sociétés Euro-DS, Euro-Finatel et LuxWeb, Tel, 78 ans, dirige le réseau d’agences immobilières Laforêt. En Suisse, il est actionnaire de WebÔSwiss, entreprise d’installation de bornes de jeux, récemment dans le viseur des autorités helvétiques et de la Commission fédérale des maisons de jeux pour défaut d’autorisation.
La rencontre se fait dans un café à Ehlerange le 7 novembre 2018 et dure une demi-heure. Le témoin se fait montrer un dossier imprimé de 10 centimètres d’épaisseur. Il le feuillette rapidement et identifie les copies des cartes d’identité de proches de Pierre Tel ainsi que des documents sur des sociétés offshores.
Les policiers n’auraient aucune difficulté à voir que ces machines ont un fonctionnement illégal. Pour les cafetiers, les revenus qu’elles rapportent sont une question de survie.“Avocat proche du dossier
Son interlocuteur lui assure que les documents confidentiels ont été piratés par des hackers arméniens de Marseille et lui demande de transmettre un message au dirigeant d’Euro-DS. «Je devais lui dire d’abandonner les poursuites contre DJA sinon les informations allaient fuiter», explique le témoin. DJA, selon la partie citante, était redevable de plus de 50.000 euros aux sociétés de Pierre Tel pour la fourniture d’automates. Des assignations en remboursement devant les tribunaux étaient alors en cours.
Les avocats des parties citées mettent en cause la fragilité de l’accusation et la crédibilité de l’unique témoin. Sa société s’approvisionne auprès du groupe de Pierre Tel, qui lui loue également des bureaux et lui a fourni des services de comptabilité, font-ils valoir à l’audience. Le nom du témoin aurait également été cité, avec 250 autres personnes, dans une affaire de jeux prohibés en Belgique, ajoutent-ils en mettant en doute la probité de la source d’informations. Le substitut du procureur d’Etat signale cependant l’absence de casier judiciaire du témoin clef de l’affaire.
Le lendemain de la rencontre à Ehlerange, le témoin reçoit un SMS qu’il interprète comme une tentative de chantage pour que Tel renonce à ses créances: «Sauf accord à l’amiable, la situation deviendra critique», écrit son interlocuteur.
Le même jour, le Parquet général publie un communiqué annonçant une vaste opération policière dans le cadre des bornes de jeux illégales et l’arrestation trois jours plus tôt d’un suspect recherché au Portugal.
Disque dur au cœur de l’affaire
Le message est relayé à Tel qui mandate un avocat pour lancer une première citation directe – et non une plainte pénale – pour des faits de vol, de recel de documents et d’extorsion. La procédure est toutefois rejetée par le tribunal correctionnel en décembre 2018 pour libellé obscur. Une nouvelle citation est introduite, reformulée quelques mois plus tard. La crise sanitaire a toutefois retardé l’examen de l’affaire de plusieurs mois en audience publique.
Me Ludovic Mathieu, avocat de l’accusateur, explique qu’Euro-DS, exploitant les bornes de jeux Internet de la marque leader européen Jeutel, est la seule société à disposer d’agréments au Luxembourg, les autres appareils étant, selon ses dires, des contrefaçons dont les exploitants sont en défaut d’autorisation ministérielle.
L’affirmation est à mettre au conditionnel, car si Euro-DS dispose bien d’agréments, ils valent pour des machines supposées donner du temps Internet et délivrer des bons d’achat à leurs utilisateurs chanceux. Or, les adeptes des jeux électroniques ne veulent qu’une chose: de l’argent cash. Le plupart des installations dissimulent des jeux d’argent prohibés.
L’origine de l’affaire est un licenciement économique qui aurait mal tourné: un technicien d’Euro-DS, chargé de la maintenance des bornes de jeux, congédié en août 2018, est surpris par le patron dans les locaux de l’entreprise de Schifflange en train de récupérer un disque dur contenant des données confidentielles: fichiers clients, données relatives à l’organigramme du groupe Tel, notamment les sociétés offshores, documents techniques et familiaux, informations fiscales du groupe. Pour autant, il n’existe pas de liste précise des documents ayant été prétendument dérobés.
Un parfum de mafia
Convoqué à la barre, l’ex-technicien dément tout agissement frauduleux. Il propose d’ailleurs aux juges, en guise de sa bonne foi, de mettre le disque dur à leur disposition pour en faire expertiser l’historique et le contenu. Il explique que le disque dur lui appartenait, qu’il l’utilisait à des fins professionnelles pour les mises à jour des bornes de jeux Internet et qu’il avait été vidé à son départ par un employé de Tel. Cette personne n’a toutefois pas souhaité témoigner dans la procédure, ce qui fragilise davantage l’accusation. «Pour travailler correctement, j’ai dû prendre mon propre serveur», explique l’ex-employé qui s’attarde sur l’indigence du secteur des jeux qui «paie mal ses employés». Il dresse un portrait peu flatteur des exploitants de bornes de jeux qu’il décrit aux juges comme «une mafia avec du blanchiment d’argent où l’on fait ce qu’on veut».
Le dirigeant de DJA lui succède à la barre. Pierre Tel lui reproche d’avoir joué un rôle trouble dans la fuite de documents, et lui attribue une part de responsabilité dans la tentative d’extorsion et de chantage, ce qu’il nie catégoriquement: «Je ne sais pas pourquoi je suis là», assure-t-il. Il n’a vu le technicien de maintenance indélicat que deux fois. L’homme reconnaît le conflit avec Pierre Tel «qui aurait tenté de l’escroquer et avec lequel (il est toujours) en procès».
Pierre Tel réclame, outre les condamnations pénales pour les faits allégués de vol, de recel et de tentative d’extorsion, 2.500 euros de dommage et intérêt à l’encontre de chacun des quatre cités directs. Le Parquet n’a pas souhaité prendre position dans cette procédure, s’en remettant à prudence de justice. L’abstention du ministère public tient probablement au contexte de l’affaire, à l’identité du plaignant et à son historique judiciaire.
La 12e chambre correctionnelle rendra son jugement le 21 octobre prochain.
La démarche de Pierre Tel devant le tribunal correctionnel a en effet de quoi surprendre. Si elle donne un éclairage inédit sur les coulisses des bornes de jeux Internet dans les cafés qui cachent souvent des jeux d’argent, interdits par la législation, elle apparaît aussi comme une opération de diversion. Tout se passe comme si l’homme d’affaires, qui n’est pas en odeur de sainteté, avait cherché à mettre un écran de fumée sur ses autres ennuis avec la justice, en se présentant dans le rôle de la victime.
Un casier chargé
Selon les informations de Reporter.lu ,le nom de Pierre Tel et celui de son épouse sont cités dans des enquêtes judiciaires initiées par le Parquet depuis près de quatre ans pour des activités de jeux illégales dans les cafés du Grand-Duché. Une des enquêtes a été initiée après des plaintes avec constitution de partie civile de la Loterie nationale qui détient le monopole des jeux de hasard et se plaint de concurrence déloyale d’opérateurs privés.
Pierre Tel a un parcours judiciaire chargé en France et au Luxembourg. La défense des cités directs ne s’est pas privée d’en donner le détail, pièces à l’appui, et d’interroger à l’audience son rapport à la légalité: en 1988, il est condamné à Luxembourg trois reprises pour violation de la loi sur l’exploitation des jeux de hasard et les paris sportifs, ce qui lui vaut un refus d’autorisation d’établissement par le ministre des Classes moyennes. En 1991 et en 1994, son nom et celui de Jeutel apparaissent dans des recours en cassation en France pour des faits de contrefaçon de logiciels de jeux et d’infractions à la réglementation fiscale des spectacles, jeux et divertissements. Dans une des affaires, il a été relaxé pour des raisons de procédure.
Contacté par Reporter.lu, l’avocat de Pierre Tel affirme ne «pas avoir connaissance d’un dossier dans lequel (son) client serait inquiété» par la justice. «En l’état de mes connaissances, je ne peux pas non plus confirmer l’existence de perquisitions au siège de ses sociétés», souligne-t-il. Ceci dit, Me Mathieu n’est pas le seul avocat du septuagénaire. Son confrère, Me Nicolas Bauer assure principalement la défense de ses intérêts. Ce dernier n’a pas répondu dans les délais impartis aux sollicitations de la rédaction.
Quelle qu’en soit l’issue, l’affaire portée cette semaine dans le prétoire témoigne de l’extrême tension sur le marché des jeux de hasard dans un secteur Horeca en mode de survie, très impacté par les fermetures sanitaires et pour certains tenanciers de bars ou de cafés, cernés par les poursuites judiciaires.
La PJ sonde à distance
Les enquêtes judiciaires semblent avancer prudemment tant en raison des trous dans la législation luxembourgeoise sur les jeux qu’à cause des hésitations des autorités à légiférer et mettre de l’ordre dans le secteur où d’importants flux d’argent cash circulent sans passer par la caisse des impôts.
En mars dernier, les services de police judiciaire, qui enquêtent sur les dessous des bornes Internet derrière les zincs, se sont fendus d’un surprenant questionnaire adressé à des gérants de café pour s’enquérir notamment des conditions de paiement et de partage de l’argent rapporté par les machines. Un second questionnaire du même acabit leur a été envoyé pour être relayé aux usagers des bornes de jeux. Le secret de l’instruction ne permet pas de connaître le sort qui a été réservé à ce qui ressemble davantage à un sondage qu’à une enquête judiciaire.
Les connaisseurs du milieu assurent pour leur part que les tenanciers encaissent entre 50 et 70% des recettes au noir des machines, le reste allant dans les poches des exploitants et distributeurs de jeux.
«Le questionnaire est léger. Les policiers n’auraient aucune difficulté à voir que ces machines ont un fonctionnement illégal. Pour les cafetiers, les revenus qu’elles rapportent sont une question de survie. D’ailleurs ils pourraient prendre l’argent de manière un peu plus propre», explique à Reporter.lu un avocat proche du dossier. Il suffirait par exemple de casser le monopole de la Loterie nationale, qui a installé fin 2019 ses premières bornes de jeux.
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