Par confort ou convenance personnelle, de nombreux accouchements sont aujourd’hui déclenchés, au détriment du processus naturel que suppose l’enfantement. Une tendance qui a ses conséquences: un fort taux de césarienne et une expérience souvent traumatisante pour les femmes.
Il y a les accouchements naturels, la perte des eaux qui prend la femme par surprise, la course vers l’hôpital, les contractions qui se font de plus en plus fortes, et l’arrivée, plus ou moins mouvementée, du bébé. Un événement qui survient naturellement chez la femme, après neuf mois de gestation, mais qui, ces dernières années, semble perdre un peu de sa spontanéité. En cause: la tendance du déclenchement.
Le mot est posé. Déclencher un accouchement peut être un acte nécessaire pour le bébé ou la maman si une pathologie, comme la souffrance fœtale, le justifie. Il s’agit alors de provoquer des contractions de manière artificielle, dans le but d’ouvrir le col de l’utérus, par application et/ou injection d’hormones. Quand aucune raison médicale ne justifie cet acte, on parle de déclenchement de convenance, autrement dit réalisé pour le confort du praticien ou de la patiente. Une décision qui devient dès lors discutable, le risque de césarienne étant notamment à mettre dans la balance.
Pourtant la pratique semble être de plus en plus courante ces dix dernières années. Les chiffres parlent d’eux-mêmes. Au Luxembourg, plus d’un quart des accouchements (26,3 %) sont provoqués par déclenchement, selon le rapport de la surveillance de la santé périnatale luxembourgeoise (2014-2015-2016). Parmi ces déclenchements, 22,6 % finissent en césarienne. De quoi alimenter le taux déjà élevé de cette pratique au sein du pays : 32% de césariennes chaque année, contre 20% en France, 21% en Belgique et 32,2% en Allemagne. Le ministère de la Santé retient lui-même que le Luxembourg se situe dans la «moyenne dite haute» européenne.
Question de planning et de convenance
Déclenchements et césariennes ne sont pourtant pas des pratiques anodines. Natasha Bisbis, qui suit dans le cadre de sa profession de doula de nombreuses mamans, peut en témoigner: «On ne peut nier les effets secondaires physiques, mais aussi psychologiques des femmes qui sont déclenchées. Elles en ressortent souvent bouleversées. L’attachement au bébé ne se fait pas toujours aussi facilement et les mamans vivent tout cela souvent mal après coup, elles pleurent, ne se sentent pas bien et sont, selon moi, bien plus sujettes aux dépressions post partum, dont on ne parle malheureusement pas assez au Luxembourg». Il en va de même pour les césariennes qui, bien loin de cette illusion du risque zéro qu’elles véhiculent, comportent comme toutes opérations chirurgicales des risques: infection, hémorragie, phlébite, récupération plus longue, montée de lait retardée et forte probabilité de devoir repasser par une césarienne lors d’une seconde grossesse.
Alors quel intérêt, sans utilité médicale avérée, d’opter pour ces naissances programmées? A qui gagne le confort de ces accouchements médicalisés? «On a proposé à une femme que je suivais, et qui était presque à terme, de déclencher son accouchement avant le week-end de Pâques, histoire d’éviter qu’elle arrive à la maternité à un moment où le personnel était en effectif réduit, je suppose», se souvient Natascha Bisbis.
J’ai très mal vécu cette naissance. J’ai l’impression d’avoir échoué quelque part, de n’avoir pas été capable de mettre toute seule mon enfant au monde.“Eva, jeune maman
Le Dr Lemmer, gynécologue depuis plus de 40 ans, président sortant et membre du comité de la Société Luxembourgeoise de Gynécologie et d’Obstétrique, témoigne lui aussi: «C’est vrai que j’ai dans le temps souvent constaté davantage d’accouchements le vendredi que les jours de week-end. Ceci moins dans un but de convenance personnelle que dans un souci de contrecarrer une sécurité moindre lors d’accouchements durant les services réduits des maternités les week-ends et jours fériés. Pour la même raison, certains praticiens n’habitant pas forcément à proximité de l’hôpital ont eu le même réflexe de programmer l’accouchement.» La mise en place de systèmes de garde et l’organisation de travail en groupe des obstétriciens aurait cependant tendance à faire diminuer cette pratique, souligne-t-il. Les chiffres sont pourtant parlants: Au Luxembourg, 33,9% des accouchements ont lieu un vendredi contre 17,5% le samedi.
Arranger le planning, désencombrer les salles d’accouchement, améliorer l’organisationnel, accoucher ses patientes soi-même avant de partir en vacances, éviter de devoir partir en plein milieu d’un dîner… Autant de motivations qui, à en croire leur entourage professionnel et leurs patientes, peuvent pousser un gynécologue à convaincre une femme de déclencher son accouchement. Eva, 31 ans, a vécu cela lors de sa première grossesse. «J’avais dépassé mon terme de quelques jours, mais mon bébé et moi étions en pleine forme, rien n’indiquait qu’il fallait presser la naissance. Sauf peut-être le départ en vacances de mon gynécologue, le samedi suivant… Estimant qu’il était temps, j’ai été hospitalisée le lundi et le soir même, on a déclenché mon travail. Mes contractions ont été d’emblée très fortes, et au bout de 18 heures, mon col ne s’étant pas ouvert davantage et le pouls de mon bébé devenant irrégulier, on m’a fait accoucher par césarienne».
Manque d’information
Une situation que connaissent bien les sages-femmes. A mi-chemin entre les médecins et les patientes, celles-ci assistent avec une certaine consternation à ce boom des déclenchements. Mais pour elles, la faute ne repose pas uniquement sur les praticiens. «Oui, parfois les gynécologues encouragent cette pratique par convenance personnelle. Mais il faut savoir qu’il y a aussi de nombreuses femmes qui demandent à accoucher avant terme, parce qu’elles sont fatiguées, dorment mal ou en ont marre d’attendre. Il y a aussi celles qui veulent avoir leur bébé en fin d’année pour des questions fiscales ou vite avant la rentrée, histoire de ne pas manquer une année scolaire. Et comme les gynécologues ne veulent pas perdre leur patientèle, bien souvent ils acceptent…», témoigne une membre de l’Association Luxembourgeoise des sages-femmes.
La thèse des déclenchements par convenance du praticien ou de la patiente, est étayée par la réduction du nombre de déclenchements pendant la période du lockdown. «Pendant le confinement, aucun déclenchement n’était toléré sauf pour raison médicale. On a eu beaucoup plus d’accouchements spontanés, qui se sont tous mieux passés, et pour les femmes, et pour nous. C’était un bonheur de travailler de la sorte», assure la sage-femme.

Car contrairement à l’image d’Epinal que l’on s’en fait, le déclenchement est loin de tout repos. «Je constate en salle d’accouchement que très souvent, les femmes ne savent pas comment se déroule un déclenchement. Il y a véritablement un fort manque d’information. Elles pensent qu’en deux heures c’est réglé, mais ce n’est pas du tout comme ça que cela se passe. Comme le col de l’utérus n’est très souvent pas mûr, cela peut durer parfois jusqu’à trois jours avant que le bébé ne sorte. Les contractions provoquées par déclenchement sont directement plus violentes, la péridurale est alors quasi indispensable, du coup, les femmes perdent leur autonomie, parce qu’elles doivent rester allongées, ce qui peut induire des difficultés d’engagement pour l’enfant et très souvent, le déclenchement finit en césarienne ou nécessite l’utilisation de forceps ou de ventouse».
Au Luxembourg, un groupe de travail avait été mis en place en 2011 afin de travailler sur des mesures ciblant la réduction du taux de césarienne au Luxembourg. Nommé groupe Périnat, il réunit des représentants des gynécologues-obstétriciens, des pédiatres-néonatologues et des sages-femmes.
Eviter les recours en justice
Un constat que confirment les chiffres puisque plus d’un tiers des accouchements déclenchés se terminent en accouchements «dit médicalisés», la majorité par césarienne, le reste par voie basse avec instrumentalisation. Pour autant, les gynécologues contestent tout lien entre déclenchement et augmentation du risque de césarienne. «Rien n’indique que ça soit lié. Soit ça passe normalement lors du déclenechement, soit le même problème serait survenu ultérieurement lors d’un début de travail spontané», assure le Dr Lemmer.
Le praticien soupçonne en revanche la peur de poursuites en cas de complications d’être la cause de ce recours fréquent aux césariennes. Malformation, détresse respiratoire, handicap, mort post natale… Autant de causes parmi d’autres qui peuvent conduire des parents à entamer une procédure, même si au Luxembourg, les chiffres évoquent 29 décès de bébés de moins d’un an pour 6.230 naissances en 2019 et moins de 5% de décès intra partum (pendant l’accouchement) ces dernières années.
«L’obstétrique est le domaine médical qui comptabilise le plus de plaintes et de recours en justice. Les parents ont tendance à se retourner contre l’accoucheur en cas d’incident et pour éviter tout risque dans des situations incertaines, certains confrères optent plus facilement pour la césarienne», confie le Dr. Lemmer. C’est souvent le cas pour une naissance par siège, qui, tout comme les utérus cicatriciels n’est pas une indication de césarienne selon les recommandations du conseil scientifique du domaine de la santé.
J’étais totalement déprimée à la maternité et même deux ans après, le sujet reste sensible pour moi.“Eva, jeune maman
Laure a failli faire les frais de cet empressement au recours à l’instrumentalisation. «J’étais en salle d’accouchement, tout se passait bien, la sage-femme est allée voir le médecin et soudain, elle m’a annoncé que le bébé ne descendait pas assez vite et qu’il fallait essayer la ventouse, voire aller au bloc pour une césarienne. Heureusement, une élève sage-femme, en entendant ça, m’a conseillé de faire quelques mouvements de bassin et très rapidement, le bébé est descendu tout seul et j’ai pu accoucher naturellement», se souvient-elle.
Des situations que connaissent et dont ne s’étonnent plus les sages-femmes: «On le voit chez les médecins et même entre nous, la peur est omniprésente. On ne veut prendre aucun risque et on remplit les dossiers de naissance en pensant déjà à comment on justifiera tel ou tel acte si une plainte venait à être déposée», témoigne l’une d’entre elles, sous couvert d’anonymat.
Faut-il pour autant prioriser la tranquillité d’esprit des praticiens, leur confort personnel ou celui de leurs patientes, dans le cadre d’une naissance? La mise au monde de l’enfant ne doit-elle pas avant tout être considérée comme quelque chose de plus humain qu’un simple acte médical? Eva affirme aujourd’hui encore ne pas être sortie indemne de son premier accouchement et de ce déclenchement ayant débouché sur une césarienne. «J’ai très mal vécu cette naissance. J’ai l’impression d’avoir échoué quelque part, de n’avoir pas été capable de mettre toute seule mon enfant au monde, j’étais totalement déprimée à la maternité et même deux ans après, le sujet reste sensible pour moi», confie-t-elle.