Le cadre légal pour les comptes dormants est enfin en place. Pour autant, la question des fonds jamais revendiqués des victimes de la Shoah n’est pas réglée. A la demande de la communauté juive, un cabinet d’audit doit déterminer les montants à restituer.  

Le 17 mars, la Chambre des Députés a mis fin à une exception luxembourgeoise qui était devenue fâcheuse pour un pays doté d’une place financière aussi importante. Le «projet de loi relative aux comptes inactifs, aux coffres-forts inactifs et aux contrats d’assurance en déshérence» a mis le Luxembourg au même niveau que ses voisins. En Belgique les «avoirs dormants» sont réglés depuis 2004, avec une réforme en 2018. La France dispose depuis 2014 de la loi «Eckert» qui règle le traitement des comptes dormants. Au Luxembourg, ces questions se traitaient selon le droit commun.

Le chemin vers la loi luxembourgeoise a été long et tortueux. Déposé en août 2018, le texte aura mis presque quatre années avant de trouver le chemin du Parlement. Cela tient aussi aux avis critiques du Conseil d’État, de la Commission nationale pour la protection des données (CNPD) et de la Chambre de Commerce. Des avis dont le législateur n’a finalement pas tenu compte, comme l’a remarqué le député Laurent Mosar (CSV) à la tribune de la Chambre des Députés.

Vues divergentes de la loi

S’il est vrai que la question des comptes dormants dépasse le cadre de la spoliation des biens juifs pendant l’Occupation nazie, celle-ci n’en reste pas moins un point faible de l’histoire luxembourgeoise d’après-guerre. En témoigne aussi comment le Ministère d’État répond, quand on demande quels liens existent entre la nouvelle loi et la question de la spoliation des biens juifs: «Selon nous, la nouvelle loi ne touche aucunement à la question de la spoliation», avance le lieutenant-colonel Patrick Majerus, chef du Service Mémoire du ministère d’État à Reporter.lu.

Payer une indemnité à chaque victime de la Shoah au Luxembourg est une chose. Réparer les dommages causés par les spoliations en est une autre.“François Moyse

Pour le ministère de Xavier Bettel (DP), la loi répond à une seule exigence: celle d’encadrer ces comptes jusqu’ici soumis au droit privé et de satisfaire aux exigences du Groupe d’action financière (GAFI) qui va visiter le Luxembourg en fin d’année. Les comptes inactifs peuvent aussi être un indice de blanchiment. Avant le vote de la loi récente, le seul texte à encadrer les comptes dormants était une circulaire de la CSSF datant de 2015.

L’absence de lien avec la spoliation des biens juifs sous l’Occupation est toutefois contestée. Pour François Moyse, avocat et ancien président de la Fondation luxembourgeoise pour la Mémoire de la Shoah, ce n’est pas si évident: «Qu’on dise que cette loi n’ait absolument rien à voir avec la spoliation soulève mes doutes», dit-il à Reporter.lu.

Un article voulu par la communauté juive

François Moyse en veut pour preuve l’article 36 de la nouvelle loi qui prévoit que «L’État peut décider d’une affectation particulière des avoirs consignés en vertu de la présente loi en sa faveur, lorsqu’il arrive que les titulaires originaux, les bénéficiaires ou les ayants droit ont fait l’objet de violations graves du droit international».

Cet article a été introduit sur la demande expresse de la communauté juive, confirme François Moyse. En cas de découverte de valeurs ayant appartenu à des victimes de la Shoah, elles iraient à la Fondation luxembourgeoise pour la Mémoire de la Shoah et non à la Caisse de consignation de l’État et au Fonds souverain intergénérationnel du Luxembourg.

François Moyse et Xavier Bettel lors de la signature de l’accord entre la communauté juive et l’État en janvier 2021. (Photo: SIP / Julien Warnand)

Dans son premier avis, le Conseil d’État revient aussi sur ce lien et déplore en même temps que «jusqu’à ce jour, une analyse détaillée et scientifique sur la spoliation des biens juifs fait défaut». La haute corporation espère que la loi relancera ce débat.

Que cette analyse fasse toujours défaut est un des maillons faibles de l’historiographie luxembourgeoise. Le Grand-Duché a toujours eu du mal quand il s’agissait d’évoquer le sort de ses ressortissants juifs pendant la Deuxième Guerre Mondiale. Et surtout de ceux qui se sont installés sur son territoire national pendant les années 1930, fuyant les persécutions déjà entamées en Allemagne et ailleurs. Paradoxalement, le pays s’était ouvert aux capitaux étrangers en établissant les holdings avec la loi de 1929, attirant aussi des capitaux juifs.

Une histoire d’oubli systématique

La première loi sur les réparations des dommages de guerre en 1950 excluait les non-nationaux. Des dédommagements ne pouvaient leur être payés que si ces personnes auraient «rendu des services signalés» au pays. Ce qui est impossible pour les personnes non-luxembourgeoises déportées depuis le Luxembourg.

Il aura fallu un recours devant le Tribunal administratif pour que cette discrimination cesse. Les actes du procès «Max Hanau contre la BGL» sont d’ailleurs introuvables aux Archives nationales, comme le relève l’historien Benoît Majerus qui travaille sur la thématique et avec lequel Reporter.lu s’est entretenu.

Une autre loi symptomatique est celle de 1967 mettant en place «diverses mesures en faveur de personnes devenues victimes d’actes illégaux de l’occupant». Le texte mentionne les résistants et les enrôlés de force, mais occulte les ressortissants juifs, victimes des persécutions nazies.

Ils y sont peut-être allés un peu naïvement, en pensant qu’ériger des monuments et demander pardon suffirait.“Henri Juda

Ce n’est qu’à partir des années 2000 que le gouvernement commence à prendre la mesure du problème. Un premier rapport établi par la «Commission pour l’étude des spoliations des biens juifs», présidée par l’historien Paul Dostert, paraît en 2009. À l’époque, il scandalise surtout par ses conclusions, qui ne voient pas de «discrimination dans les restitutions et indemnisations» des victimes juives.

Le rapport a pourtant le mérite de détailler comment l’occupant s’y est pris pour s’arroger l’argent des Juifs. En une première phase, les comptes étaient bloqués et des limites imposées sur le retrait de liquide. Après les déportations, l’argent était transféré en Allemagne par la succursale luxembourgeoise de la «Bank der Deutschen Arbeit». Le même procédé concernait les comptes-titres. Contrairement aux comptes courants, les titres n’ont jamais pu être restitués. Dans la plupart des cas, les occupants les ont vendus à des bourses à Amsterdam ou Bruxelles et ils ont engrangé les profits.

L’intervention américaine

La question des comptes dormants demeura brûlante, au point qu’en 2014, le Premier ministre Xavier Bettel commanda un «Rapport final sur les comptes juifs inactifs». Ce document de quatre pages, paru en 2018 et écrit par le même historien et fonctionnaire Paul Dostert, relate ses recherches auprès des banques luxembourgeoises qui étaient présentes à l’époque. Les sommes invoquées sont minimales: 87 comptes chez la BCEE, 2 pour la BIL et aucun pour la banque postale. L’historien estime la valeur de ces comptes à presque 42.000 euros actuels.

Et surtout la conclusion qui dédouanait encore une fois de responsabilité la place financière: «Il faudra (…) éviter la reconnaissance d’une quelconque culpabilité ou responsabilité à l’égard des crimes commis, dans la mesure où tous, y compris les entreprises et banques ont parfois aussi été victimes du régime nazi», écrivait-il alors.

Comptes dormants, coffres-forts et assurances: le potentiel de la spoliation des biens juifs au Luxembourg reste un domaine mal exploré. (Photo: Felix Lipov / Shutterstock.com)

Le chapitre était pourtant loin d’être clos. En 2019, le Luxembourg entame sa première présidence de la «International Holocaust Remembrance Association» (IHRA), une institution intergouvernementale dédiée à la mémoire et la recherche sur la Shoah.

«Ils y sont peut-être allés un peu naïvement, en pensant qu’ériger des monuments et demander pardon suffirait», estime pour sa part Henri Juda, le président-fondateur de l’association «Memoshoah». Pour ce fils d’une survivante d’Auschwitz, ce qui s’ensuivit n’est que logique. L’absence de règlement de la question des comptes spoliés a retenu l’attention de la «World Jewish Restitution Organization» (WJRO) et de l’envoyé spécial pour «Holocaust Issues» du Département d’État américain.

«Évacuer le dernier doute»

La pression des États-Unis a porté ses fruits et débouche sur un accord entre l’État du Luxembourg et le Consistoire Israélite. Signé le 21 janvier 2021, le texte prévoit, entre autres, la mise en place de groupes de travail sur les comptes dormants, les assurances et les œuvres d’art. Ces groupes se sont réunis à maintes reprises, affirme le ministère d’État sur sollicitation de Reporter.lu.

Pourtant, le résultat des travaux ne trouve pas grâce auprès de la communauté juive: «Je pensais qu’en 2022, nous aurions déjà évacué la question des comptes dormants pour de bon. Cela dure trop longtemps à mon goût», commente François Moyse. Ce dernier a été un des principaux négociateurs de l’accord. «Payer une indemnité à chaque victime de la Shoah au Luxembourg est une chose. Réparer les dommages causés par les spoliations en est une autre», ajoute-t-il.

Je veux savoir ce qui a été trouvé et comprendre pourquoi jusqu’ici on nous disait toujours que ce n’était pas beaucoup.“François Moyse

C’est pourquoi les fonds obtenus par les accords ne seront pas uniquement utilisés pour des devoirs de mémoire et de recherche. Ces fonds financeront aussi un audit par un des cabinets des «Big4» pour identifier les fonds juifs en déshérence et compléter le travail précédent des historiens. L’appel d’offre serait dans la dernière ligne droite, confirme le Ministère d’État. Cette démarche est aussi une volonté expresse de la communauté juive au Luxembourg.

François Moyse s’explique: «C’est une mesure pour évacuer le dernier doute. Le cabinet d’audit va analyser les comptes, documents et coffres selon les standards établis par la WJRO après le scandale des spoliations en Suisse – quand dans les années 1990, l’or nazi a été retrouvé dans les coffres-forts helvétiques». Vu que les banques n’auraient jamais été très pro-actives sur cette question, un tel audit s’imposerait, selon François Moyse.

Pour François Moyse, cette loi marque encore une occasion ratée pour débattre du problème. Pourtant, il reste optimiste: «Je suis très curieux de voir les résultats de l’audit et des recherches qui vont s’ensuivre. Je veux savoir ce qui a été trouvé et comprendre pourquoi jusqu’ici on nous disait toujours que ce n’était pas beaucoup». En 2021, en Belgique les avoirs dormants étaient estimés à plus de 500 millions d’euros.