Les contrôles du fisc auprès des marchands de voitures ont révélé une certaine décontraction du secteur dans la lutte contre l’argent sale. Les sanctions ont été sévères. Toutefois, la justice les a remis en cause à l’heure d’une réforme des règles anti-blanchiment au niveau européen.
Les autorités augmentent la pression. Depuis 2019 et en prévision de l’inspection du GAFI, l’Administration de l’enregistrement, des domaines et de la TVA (AED) a musclé ses contrôles auprès des marchands de biens de grande valeur. Regroupant des secteurs aussi divers que les agents immobiliers, les opérateurs de services de comptabilité, les bijoutiers ou les garagistes, ces entités tombent sous sa surveillance en matière de lutte contre le blanchiment, à défaut de disposer d’une autorité de régulation sectorielle.
Les agents du fisc ont ainsi débarqué à l’improviste dans les locaux d’entreprises pour vérifier le respect de leurs obligations professionnelles. La loi modifiée du 12 novembre 2004 exige des vérifications d’identité des clients et des bénéficiaires effectifs pour les transactions en argent liquide dépassant 10.000 euros. Le seuil était initialement de 15.000 euros, mais il a été abaissé en 2018. La législation impose aussi des formations du personnel ainsi qu’une analyse du risque de blanchiment afin de mieux identifier les flux d’argent suspects.
Risque «moyen» de blanchiment
Inédites et mal perçues, ces inspections sur site ont entre autres visé la branche automobile. Déjà très utilisé par les réseaux criminels pour la fraude à la TVA, le secteur est exposé au risque de blanchiment, aux yeux des autorités. Pour autant, les marchands de biens, au sens large, ont été identifiés par le Comité national de prévention du blanchiment et du financement du terrorisme (CNP) comme présentant un risque de blanchiment «moyen», comparativement au secteur financier qui présente les risques élevés d’être utilisé à des fins délictuelles.
Il n’y a pas toujours de réponses dans la loi, nous devons chercher notre propre chemin.“Une source proche de l’administration fiscale
Au Luxembourg, les marchands de biens ne se bousculent pas pour dénoncer les transactions suspectes au parquet général. Le rapport 2019 de la Cellule de renseignement financier (la publication du rapport d’activité 2020 est imminente) relève sept déclarations d’opérations suspectes et déplore que 16 professionnels seulement (bijoutiers, garagistes, marchands de biens de luxe) soient inscrits sur la plateforme électronique GoAML, qui facilite les déclarations de transactions suspectes aux autorités.
Les statistiques de la Cellule de renseignement financier (CRF) témoignent d’une certaine désinvolture des garagistes dans la lutte contre le blanchiment. S’agissant généralement de petites structures, les professionnels peinent à mettre en place une organisation interne et une gouvernance en conformité à la règlementation, jugée inadaptée à leur taille et à leur activité. Les paiements en argent liquide restent toutefois marginaux dans les ventes de véhicules.
Initiés en 2019, les contrôles de l’AED ont également montré que tous les professionnels ne prenaient pas avec le même sérieux les exigences posées par le législateur. Les agents du service anti-fraude ont repéré des défaillances dans l’identification des clients, des défauts dans l’organisation interne des entreprises et des manquements en matière de sensibilisation du personnel aux risques de blanchiment.
Amende record à 62.500 euros
Le service anti-fraude ne communique pas le nombre précis d’entreprises contrôlées et/ou sanctionnées. Seules les contestations et les recours devant les juridictions administratives – une demi-douzaine selon les informations de Reporter.lu – fournissent des indicateurs sur le degré de conformité de l’activité de vente de voitures neuves et d’occasion.
Jusqu’en 2018, le directeur de l’AED s’est contenté d’infliger des sanctions financières de 2.500 euros pour violation des obligations anti-blanchiment. Depuis 2019, Romain Heinen ne fait plus de quartier. Sa main est devenue plus lourde envers les entreprises défaillantes. Les amendes n’ont plus rien de symbolique.
Les tarifs atteignent désormais, voire dépassent, la barre des 15.000 euros. Tout dépend de la gravité des violations constatées. La sanction la plus forte – 62.500 euros – a été infligée à l’automne 2019 à un gros revendeur du nord du pays, après un contrôle sur place de son dispositif de lutte contre l’argent sale. Le commerçant a contesté la légalité de la sanction et de son montant qu’il jugeait totalement disproportionné par rapport aux reproches qui lui étaient faites. En 2013, un de ses confrères garagistes avait été condamné à 2.500 euros d’amende par un tribunal correctionnel pour des violations de ses obligations professionnelles. Il s’agissait d’une condamnation pénale.
Une première réclamation a été adressée au directeur de l’AED, qui l’a rejetée. L’arbitrage du litige devant le tribunal administratif lui a été plus favorable, bien que les magistrats aient parlé de «désintéressement total du garagiste à ses obligations découlant de la loi du 12 novembre 2004».
Le recours n’a pas été engagé en pure perte, les juges ayant recadré les services de l’AED pour l’interprétation hasardeuse de leur marge de manœuvre dans le calcul des amendes administratives. Celles-ci peuvent aller jusqu’à un plafond de 1 million d’euros.
Des exigences non prévues dans la loi
Dans un jugement prononcé début septembre, la juridiction a ramené l’amende du garagiste de 62.500 euros à 10.000 euros. Les juges ont relativisé la gravité des violations professionnelles alléguées. Ils ont aussi mis en question la base de calcul du montant de l’amende. L’AED avait pris en compte le chiffre d’affaires du professionnel, au lieu de prendre en considération le bénéfice net. L’amende initiale de 62.500 euros correspondait au double de l’avantage financier qu’il avait tiré des paiements cash encaissés au mépris de ses obligations de vigilance.
La loi de 2004 n’est pas très explicite sur ce qu’il faut entendre par «avantage financier». Elle ne dit pas s’il faut le comprendre en termes de chiffres d’affaires ou de bénéfice net. «Il n’y a pas toujours de réponses dans la loi, nous devons chercher notre propre chemin», explique à Reporter.lu une source proche de l’AED.
Sanctionné en 2019, un autre revendeur de voitures du sud du pays a également vu son amende ramenée de 15.000 à 10.000 euros par les juges administratifs qu’il avait saisis. Le plaignant mettait en cause dans la procédure le caractère «juste et proportionné» des mesures de l’administration fiscale.
Dans chacun des cas, les manquements portaient sur l’absence de documents d’identité certifiés des clients et/ou des bénéficiaires effectifs. Les opérateurs s’étaient contentés de simples copies de cartes d’identités, ne permettant pas à l’administration fiscale de vérifier si les devoirs de vigilance avaient été effectués au moment de la mise en relation, comme la loi le prévoit, ou postérieurement à la transaction.
Les avocats et les représentants de l’Etat se sont affrontés dans les prétoires pour mettre en question la pertinence de cette certification et sa nécessité, alors que cette exigence de copies certifiées n’est inscrite nulle part dans les textes relatifs à la lutte contre le blanchiment. Cet impératif de certification de la part de l’AED, déconnecté de la réalité économique, ne vise «qu’à enjoliver les statistiques avant la venue du Groupe d’action financière» a dénoncé l’avocat d’un des garagistes.
De jolies statistiques pour le GAFI
Les juges administratifs ont toutefois confirmé les positions audacieuses prises par l’AED. Ils l’ont fait pour des raisons plus pragmatiques que philosophiques: «Bien que la certification d’une pièce d’identité n’est pas prévue par la loi, explique le tribunal, la certification permet justement au professionnel de démontrer qu’il a effectivement vérifié, lors de l’entrée en relation d’affaires avec le client, l’identité du mandataire et du bénéficiaire économique de celui-ci, respectivement l’original de la pièce d’identité et donc à l’autorité de contrôle de s’assurer au respect de ces obligations».
Cet impératif de certification ne vise qu’à enjoliver les statistiques avant la venue du GAFI.“L’avocat d’un garagiste sanctionné
La défense d’un des garagistes a incriminé le caractère «artificiel» et «déconnecté de la finalité première de la lutte contre le blanchiment»» de la supervision de l’Administration de l’enregistrement dans des secteurs où le risque de blanchiment reste in fine marginal. Les paiements en cash de voitures représentaient pour l’un des revendeurs épinglés par le fisc 0,5% de ses transactions totales.
Pour beaucoup d’avocats, les excès de zèle et les comportements «Don-Quichottesques» des agents des impôts témoignent de la hantise des autorités luxembourgeoises de rater son examen de passage au GAFI en 2022 et de figurer sur la liste noire de l’organisation internationale, comme ce fut le cas en 2009.
L’agitation des autorités envers les marchands de voitures est d’autant plus questionnable aux yeux de leur contempteur qu’un projet de règlement communautaire, présenté le 20 juillet dernier par la Commission Von der Leyen, prévoit une révision de la liste des entités assujetties à des obligations de lutte anti-blanchiment. Seuls les marchands de métaux et de pierres précieuses devraient encore être tenus à ces contraintes. Les garagistes ont été sortis de la liste.
La question est de savoir si les exigences de lutte anti-blanchiment actuellement imposées aux autres catégories de marchands de biens de valeur et prévues par la loi modifiée de 2004 vont pouvoir survivre à la future réglementation européenne .
Les services juridiques de l’AED ont adressé au mois de septembre un avis préliminaire au ministre des Finances Pierre Gramegna (DP) sur les propositions de Bruxelles. «Il faudra discuter sur leur coexistence avec notre loi nationale. Nous ne sommes seulement qu’au début de la discussion», relève-t-on à l’enregistrement.
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