L’affaire LSK, du nom d’une banque d’affaires que Dominique Strauss-Kahn voulait créer à Luxembourg avec un partenaire, fait toujours planer son ombre sur la place financière. La complaisance d’un auditeur ayant validé les comptes de la société est au cœur d’un litige qui interroge les pratiques des «big four».
Il n’y aura pas de procès impliquant Dominique Strauss-Kahn (DSK), l’ancien directeur général du FMI et ex-ministre français de l’Economie, à Luxembourg. L’enquête sur la retentissante faillite en novembre 2014 de la société de participation financière luxembourgeoise (soparfi) LSK, portant les initiales de ses deux principaux associés, Thierry Leyne et DSK, a été confiée à des juges parisiens du pole financier.
Leyne avait constitué sa société en 2003 au Luxembourg. Elle a pris plusieurs noms, initialement LEA, puis CFD Capital en 2004, Assya Holding en 2007, Anatevka en 2012 et enfin LSK en octobre 2013 lorsque Strauss-Kahn le rejoint comme actionnaire et président du conseil d’administration.
Ouverte en avril 2016, l’enquête porte sur des infractions d’abus de biens sociaux, d’escroquerie, de blanchiment en bande organisée, d’exercice illégal de la profession de banquier et d’abus de confiance commis entre 2010 et 2016 dans plusieurs juridictions où le groupe était présent: Paris, Suisse, Israël, Luxembourg, Maroc et Guernesey.
100 millions de passif et de la cavalerie
Initialement saisi, le Parquet de Luxembourg s’est dessaisi en mai 2016 du dossier répressif et l’a déporté en France où trois victimes ont déposé plainte contre les administrateurs du groupe LSK. La soparfi contrôlait entre autres la société de gestion de fortune Assya Asset Management, contrôlée par la Commission de surveillance du secteur financier (CSSF). Selon les informations de REPORTER, le groupe a laissé derrière lui un passif de 100 millions d’euros pour des actifs pratiquement nuls.
«J’ai vu les comptes 2012 qui font apparaître des réserves de la part d’EY (…). Mais au bout du compte, ils ont signé les comptes. Les réserves, ça existe souvent, après le critère, c’est qu’ils signent ou non»Dominique Strauss-Kahn lors de son audition
Le terrain de jeu et le siège de LSK ayant été au Luxembourg, la justice luxembourgeoise a été activement sollicitée depuis 4 ans pour collaborer avec les enquêteurs parisiens. De nombreuses commissions rogatoires internationales (CRI) y ont été exécutées pour perquisitionner dans les banques, les sociétés d’audit et même au siège de la CSSF. Les ex-dirigeants, employés, prestataires et interlocuteurs de LSK ainsi que son liquidateur Me Laurent Fisch ont été auditionnés à Luxembourg, le plus souvent en présence de magistrats français.
Les rouages de la société, qui voulait devenir une banque d’affaires et mettre sur pied un fonds macro-économique de 2 milliards d’euros géré par DSK, ont été mis à nu dans un dossier de plus de 6.000 pièces qui devrait prochainement renvoyer ses administrateurs devant un tribunal correctionnel en France. Seul Thierry Leyne, administrateur-délégué et fondateur de LSK, qui s’est suicidé quelques semaines avant la faillite, échappera au procès.
L’incurie fautive d’EY
L’enquête désigne Leyne comme l’un des principaux protagonistes d’un schéma de cavalerie financière de type Ponzi: les entrées d’argent frais des clients de LSK servaient à payer les intérêts et les demandes de remboursement des investisseurs ainsi que le train de vie dispendieux de son dirigeant. Les portefeuilles des clients étaient surinvestis (jusqu’à 100% pour certains, a admis un dirigeant) en actions propres du groupe LSK, ce que la règlementation financière interdit formellement.
La vraie raison, c’était qu’il y avait des réserves qui n’étaient pas conformes au code de déontologie des réviseurs. Ils se sont contentés de réserves, mais ils n’auraient pas dû approuver les comptes et alerter le conseil d’administration».Un dirigeant de LSK lors de son audition
L’affaire LSK n’a pas totalement disparu des radars luxembourgeois. Un litige devant le tribunal siégeant en matière commerciale tient en haleine le secteur financier, après la plainte en 2017 de l’homme d’affaires français Jean-François Ott et de sa société chypriote Ott Partners contre le cabinet d’audit Ernst&Young (EY).
Ott fait valoir un préjudice de 920.000 euros et reproche au cabinet d’audit son «incurie fautive» pour avoir validé les comptes sociaux de LSK de 2010 à 2012 alors que tous les voyants lumineux étaient au rouge. Les comptes 2012 furent assortis d’une simple opinion avec réserves sur la valorisation fantaisiste de LSK et de ses participations, réserves que le plaignant a jugé insuffisantes et non explicites par rapport à la situation financière désastreuse du groupe financier. EY a démissionné de son mandat de réviseur agréé le 13 décembre 2013. Ott lui reproche son absence d’investigations sur les irrégularités et son silence vis-à-vis des régulateurs du secteur financier, qui ont trompé les investisseurs.
PWC décline, BDO accepte, Mazars dénonce
A la suite de la démission d’EY, les dirigeants de LSK ont eu toutes les peines du monde à trouver un auditeur acceptant de reprendre le mandat. LSK sentait trop le soufre. Officiellement, EY évoqua l’arrivée de DSK dans l’actionnariat de LSK et son statut de personnalité politiquement exposée pour justifier son retrait. Or, comme l’indiqua un dirigeant de LSK devant les enquêteurs, «la vraie raison, c’était qu’il y avait des réserves qui n’étaient pas conformes au code de déontologie des réviseurs. Ils se sont contentés de réserves, mais ils n’auraient pas dû approuver les comptes et alerter le conseil d’administration».
La réserve d’EY portait sur moins de 15% des actifs du groupe LSK, laissant donc penser que la plus grande partie des actifs étaient stables et correspondaient à leur valeur comptable, telle qu’elle apparaissait dans les comptes sociaux. C’était une illusion.
Interrogé en juillet 2019 par la juge d’instruction parisienne sur la fragilité de la situation financière de LSK et les diligences qu’il avait faites avant d’en devenir associé, DSK déclara s’être fié au rapport d’EY : «J’ai vu les comptes 2012 qui font apparaître des réserves de la part d’EY (…). Mais au bout du compte, ils ont signé les comptes. Les réserves, ça existe souvent, après le critère, c’est qu’ils signent ou non».
PWC fut contacté pour remplacer EY, mais le cabinet déclina l’offre, moins en raison de la présence de DSK qu’à l’issue d’une étude financière du groupe LSK et sa mauvaise réputation en France et en Suisse. Lors de son audition en mai 2017, un associé de PWC indique avoir contacté ses confrères d’EY, lesquels délivrent un avis négatif et déconseillent de signer un contrat.
Des contacts informels sont également pris avec la CSSF. «Nous avons contacté la CSSF, étant donné qu’ils voulaient monter une banque d’affaires à Luxembourg (…). Nous avions des doutes à ce qu’ils réussissent à amener les fonds nécessaires», signalait l’associé de PWC aux enquêteurs. Lorsqu’il informa Thierry Leyne de son refus de prendre le mandat, l’auditeur se fit d’ailleurs copieusement insulter par le dirigeant.
Le truc de Leyne
Exhumé lors d’une perquisition, un rapport de réunion entre la CSSF et Thierry Leyne en octobre 2013 relève que le précédent réviseur du cabinet Mazars à Luxembourg avait effectué en juin 2012 une déclaration de soupçon de blanchiment à l’encontre de la société du groupe LSK et de Leyne lui-même.
Le mandat de révision pour les comptes 2013 fut finalement confié à BDO, qui émettra en octobre 2014 une opinion avec réserve et révèlera de nombreuses irrégularités ainsi qu’une perte de 30 millions d’euros. Le rapport du réviseur pointera aussi «l’existence d’une incertitude significative susceptible de jeter un doute important sur la capacité de la société à poursuivre son exploitation». Le rapport va précipiter la chute de LSK et exposer DSK à un nouveau scandale, après les affaires du Sofitel de New York et du Carlton de Lille.
Le 5 novembre 2014, acculée par les dettes et les demandes de rachats de ses clients (dont les assureurs Bâloise et Foyer), LSK déposera le bilan puis est déclarée en faillite deux jours plus tard. La cessation de paiement est fixée au 7 mai 2014, soit cinq mois après la démission d’EY.
LSK reflétait une situation saine susceptible de représenter une réelle opportunité d’investissement, et ce d’autant plus que la presse financière se faisait l’écho de belles perspectives de développement avec l’implication personnelle de DSK tant dans le capital que dans la gestion de LSK»Jean-Francois Ott, investisseur
Or, au printemps 2014, Jean-François Ott sollicité par Leyne, a participé à une augmentation de capital de LSK, coté à la Bourse de Paris (Euronext), à hauteur de 500.000 euros sur la base d’une valorisation des titres largement surévaluée. L’homme d’affaires assure avoir pris sa décision d’investir sur la base d’un business plan faisant apparaître des projections financières de 2013 à 2016 exagérées et une valorisation de LSK sur Euronext à 50 millions d’euros, loin de la réalité.
Gonflement artificiel des actifs
«LSK reflétait une situation saine susceptible de représenter une réelle opportunité d’investissement, et ce d’autant plus que la presse financière se faisait l’écho de belles perspectives de développement avec l’implication personnelle de Dominique Strauss-Kahn tant dans le capital que dans la gestion de LSK», souligne la plainte de Ott dont REPORTER a pris connaissance.
L’enquête parisienne montre que la valorisation et le business plan ont été réalisés par un ancien manager d’EY, qui après avoir participé pendant de longues années à l’audit de LSK, était passé chez Intertrust qui assurait pour la société de gestion des travaux d’assistance comptable. Les enquêteurs étaient convaincus que l’ex-manager d’EY allait jouer un rôle important dans l’établissement des états financiers 2013 de la société LSK. L’homme avait été pressenti pour devenir le directeur financier de LSK.
Lors de son audition devant les juges (dont le célèbre Renaud Van Ruymbecke) qui l’avaient placé en garde-à-vue, l’employé d’Intertrust a admis ne pas avoir été regardant sur les informations qui ont débouché sur un gonflement artificiel des actifs de LSK (appelé actif net réévalué ou ANR dans le jargon financier) dans le business plan destiné à solliciter de nouveaux investisseurs dans le cadre d’une augmentation de capital de LSK. «Je n’avais jamais fait d’ANR avant celui-là… Thierry Leyne voulait un truc rapide», indiqua-t-il.
Mauvaises fréquentations
L’enquête judiciaire a fait d’ailleurs apparaître des liens de Leyne avec des personnalités peu fréquentables, dont Marco Mouly, condamné à 8 ans de prison dans le cadre d’une escroquerie à la taxe carbone. Mouly avait prêté 4 millions d’euros à Leyne avec un taux de rendement de 34,6% qui posa de gros problèmes aux réviseurs et aux comptables.
Entendu en avril 2015 par un juge dans le dossier d’escroquerie au CO2, Mouly déclara avoir donné de l’argent à Leyne et DSK «pour faire de la bourse». «On faisait des réunions d’affaires avec Thierry Leyne et Dominique Strauss-Kahn, celui qui voulait se présenter à l’élection présidentielle…ils ont parlé de leur projet de carte bancaire prépayée. Le projet m’a intéressé», a-t-il indiqué. DSK a d’ailleurs reconnu lors d’une audition avoir rencontré Mouly en mai ou juin 2014 au bar de l’hôtel Royal Monceau à Paris.
Les sirènes de LSK ont séduit des centaines d’investisseurs qui ont cru au projet commun de Leyne et Strauss-Kahn. Jean-François Ott ne fut pas le seul à y avoir succombé, mais c’est une des rares victimes à avoir porté plainte. Beaucoup d’investisseurs qui avaient investi de l’argent noir n’ont pas osé affronter la justice.
Défaillances du réviseur
Dans la procédure luxembourgeoise, Jean-François Ott et sa société cherchent à engager la responsabilité délictuelle d’EY en raison de ses défaillances dans sa mission de révision des comptes, mission qui est d’intérêt public. En octobre 2018, le tribunal commercial a déclaré leur demande irrecevable, parce qu’ils n’avaient pas pu établir de préjudice personnel et distinct de celui de la communauté des actionnaires et de LSK. Les juges les ont renvoyés vers le liquidateur de la société, seul habilité à agir en responsabilité. Ils ont fait appel.
Le 19 février dernier, la Cour d’Appel a jugé le recours recevable et a renvoyé l’affaire devant le tribunal de commerce autrement composé. «L’incurie reprochée à EY (…) à la supposer établie, est susceptible de tromper les actionnaires sur la réalité de la situation économique patrimoniale et financière de la société», soulignent les juges. «Le préjudice de la société Ott, écrivent-ils encore, est suffisamment caractérisé et ne se confond pas avec le préjudice subi par la société».
L’affaire LSK n’a donc pas dit son dernier mot au Grand-Duché.