L’homme d’affaires franco-libanais Ziad Takieddine a été un très bon client de la place financière avant de devenir un paria. Son procès dans l’affaire Karachi donne un éclairage sur le traitement privilégié qu’il a reçu à Luxembourg pour dissimuler sa fortune proche de 100 millions d’euros.
Présenté comme le marchand d’armes de la Sarkozie, Ziad Takieddine a utilisé à peu près tous les instruments de la place financière luxembourgeoise et fait appel à ses opérateurs les plus chevronnés pour dissimuler son immense fortune. L’homme d’affaires franco-libanais a été condamné le 15 juin dernier à 5 ans de prison ferme pour son implication dans le détournement de fonds publics au profit d’Edouard Balladur. L’ancien Premier ministre français et candidat malheureux aux élections présidentielles de 1995 a financé une partie de sa campagne grâce à des rétrocommissions provenant de contrats d’armes au Pakistan et en Arabie saoudite.
Homme clef de l’affaire Karachi, qui est l’un des plus grands scandales de corruption ayant éclaboussé la classe politique hexagonale, Takieddine est actuellement en fuite et fait l’objet d’un mandat d’arrêt international. Ses biens ont été confisqués.
Son procès à Paris, aux côtés de personnalités de droite, proches de l’ancien président Nicolas Sarkozy, a mis en lumière les canaux financiers utilisés pour payer les commissions et rétrocommissions liées aux contrats publics d’armement. Dans les années 1990, le Luxembourg a servi de base arrière pour faire passer les flux d’argent occulte.
D’Albert Wildgen à Roy Reding
Ziad Takieddine a également largement utilisé les services de la place financière, et toute sa panoplie d’instruments garantissant l’anonymat, pour y structurer son patrimoine privé, notamment immobilier. Sa fortune avait été estimée à près de 100 millions d’euros, provenant essentiellement de son activité d’intermédiaire entre des grandes entreprises françaises (DCN, Total) et les pays du Proche et du Moyen-Orient, notamment la Libye du Colonel Khadafi.
M. Ziad Takieddine a organisé la dissimulation de son patrimoine depuis 1995 en constituant un réseau de sociétés écrans gérées depuis le Luxembourg.“Jugement du 15 juin, Paris
L’absence de fiscalité luxembourgeoise sur la détention directe de biens immobiliers en France (anomalie du droit qui a été corrigée en 2006 puis en 2014) couplée au secret bancaire a permis à l’homme d’affaires d’échapper aux impôts en France où il tirait l’essentiel de ses revenus. Il a également cherché à se soustraire de ses obligations alimentaires après son divorce en 2007. Ce différend familial l’a d’ailleurs amené à revoir la structuration de son patrimoine et à ajouter une couche de sociétés offshore pour en renforcer l’opacité, avec l’aide d’une multitude d’opérateurs au Luxembourg.
L’homme d’affaires a été rattrapé par la justice qui a fait saisir ses biens en septembre 2011, mais aussi par son ex-femme qui a fourni aux enquêteurs une clef USB documentant la fortune secrète du couple qui partageait sa vie entre Paris, Londres et Beyrouth. L’enquête judiciaire a confirmé les révélations de l’ex.
«M. Ziad Takieddine a organisé la dissimulation de son patrimoine depuis 1995 en constituant un réseau de sociétés écrans gérées depuis le Luxembourg», explique le jugement du 15 juin que REPORTER a pu consulter. De l’avocat Albert Wildgen, qui a mis en place au milieu des années 1990 les premières sociétés offshores, à la Fiduciaire F. Winandy en passant par les services d’Interconsult d’Alexis Kamarowski, de Trimar pour la gestion du bateau de plaisance et ceux de l’ex-avocat et député ADR Roy Reding, Ziad Takieddine s’est offert les services d’une pléiade de personnalités de la place financière qui lui ont servi, chaque fois, de prête-nom et de faux nez.
Montages complexes via sociétés offshores
L’intermédiaire franco-libanais a toujours veillé à brouiller les pistes en utilisant une grande diversité d’interlocuteurs à Luxembourg, qu’il s’agisse d’avocats, d’administrateurs, de comptables ou de banques (Ferrier-Lullin, BIL, Banque Audi, Crédit européen). Il a appliqué cette technique du saucissonnage dans d’autres juridictions offshore: «Ziad Takieddine a mis en place des montages complexes réalisés via de multiples sociétés offshores situées au Liechtenstein, au Panama et au Luxembourg, dans le seul but de ne pas apparaître comme le véritable propriétaire de plusieurs biens immobiliers luxueux et de masquer la perception de revenus occultes à l’administration fiscale française», indique le jugement Karachi.
Après un contrôle fiscal initié en 2011, le fisc lui a réclamé 21 millions d’euros d’arriérés d’impôts entre 2007 et 2010, en tenant compte des pénalités. Le magazine Capital a rapporté dans son édition en ligne du 8 juillet dernier que le Conseil d’Etat avait définitivement rejeté son pourvoir pour réclamer l’annulation du redressement fiscal. Takieddine a toujours revendiqué son statut de résident fiscal français non assujetti à l’impôt sur le revenu.
Entre 2007 et 2009, il a uniquement déclaré des revenus tirés de ses salaires libanais : entre 225.000 et 374.000 euros par an, ce qui lui permettait difficilement d’assurer son luxueux train de vie entre son hôtel particulier à Paris, ses villas au Cap d’Antibes et ses yachts amarrés dans les ports de la Côte d’Azur qui attiraient le tout Paris. Or, l’enquête judiciaire a montré qu’entre 2001 et 2008, Takieddine a dépensé 47,7 millions d’euros, soit une moyenne annuelle de 6,815 millions d’euros.
Un yacht sous pavillon luxembourgeois
Dans un document daté d’octobre 2008 exhumé par les juges, il évalue lui-même son patrimoine à 97,2 millions d’euros qui se répartit comme suit: un hôtel particulier parisien avenue Georges Mandel d’une valeur de 12 millions d’euros, un appartement à Londres de 19 millions d’euros, deux villas au Cap d’Antibes de 8 et 6 millions d’euros, deux appartements au Liban (4 millions d’euros), une maison à Baakline, sa ville natale au Liban (3 millions d’euros), un bateau La Diva acheté en 1998 de 4 millions d’euros, un autre bateau Challenger de 2 millions d’euros, un Boeing Super 27 de 9 millions d’euros et 6,5% des parts de la société luxembourgeoise de capital risque Athanor valorisées à 30 millions d’euros.
Le client avait du mal à confirmer par écrit qu’il était le bénéficiaire économique de ces (…) sociétés. Ce n’est qu’en 2010 que j’ai eu sa signature. Mais je n’avais aucun doute à ce sujet.“Jean-Hugues Doubet, Fiduciaire Winandy
Les enquêteurs ont remonté la piste du patrimoine de Takieddine structuré autour d’un trust, Readwick Trust REG à Vaduz, qui détenait ses sociétés luxembourgeoises et les propriétés. En 2007, lorsqu’il introduit sa procédure de divorce, l’intermédiaire réorganise son patrimoine en utilisant une nouvelle structure intermédiaire au Panama, Alveston International. En ajoutant ainsi des niveaux d’interposition, il veut réduire les risques de détention par une seule société. Il espère ainsi échapper à un jugement civil qui va le condamner à verser 3 millions d’euros à son ancienne épouse, partie civile dans le procès Karachi. Montant qu’il ne lui a d’ailleurs jamais versé.
L’instruction de l’affaire a fait apparaître à partir de 2007 quatre structures de contrôle de son patrimoine: Au Panama, Alveston pour les biens à Paris et à Londres et au Luxembourg, trois entités principales: Immobilière Rivoli pour le yacht de 24,8 mètres immatriculé au Luxembourg et des appartements à Paris, Riviera Property (détention des villas à Antibes) et Concerta (qui contrôlait la participation dans la Sicar Athenor). «L’ensemble de ses sociétés est administré par des proches de Ziad Takieddine (…), mais également par la fiduciaire Winandy située au Luxembourg», détaille le jugement. La plupart de ces sociétés sont en faillite ou en liquidation.
Vente d’une villa sous saisie
Entendu par les enquêteurs sur commission rogatoire au Luxembourg, Jean-Hugues Doubet, un des partenaires de la fiduciaire Winandy a raconté qu’il avait eu beaucoup de mal à faire confirmer par Takieddine qu’il était le bénéficiaire économique des entités luxembourgeoises comme la loi anti-blanchiment le commande pourtant: «C’est l’étude Wildgen qui avait constitué les sociétés Riviera Property et Immobilière Rivoli et qui a identifié le client et a fait le contrôle», expliqua Doubet. «Le client avait du mal à confirmer par écrit qu’il était le bénéficiaire économique de ces (…) sociétés. Ce n’est qu’en 2010 que j’ai eu sa signature. Mais je n’avais aucun doute à ce sujet», ajouta-t-il.
Il s’agissait de maintenir les sociétés de Takieddine en vie.“Roy Reding, ancien avocat et domiciliataire
Lorsque ses biens furent saisis en 2011, Ziad Takieddine a tout fait pour ne pas en apparaître comme leur propriétaire. Dans le même temps, il a aussi tout fait pour en conserver le contrôle dans l’espoir de gagner son procès et de remporter son bras de fer avec le fisc français. Ainsi en 2016, il mandate l’avocat Roy Reding (il a quitté depuis lors le barreau pour se consacrer à son mandat de député ADR) pour administrer ses sociétés. «Il s’agissait de maintenir les sociétés de Takieddine en vie malgré la saisie», explique Roy Reding à REPORTER.
En septembre 2011, lorsque les policiers viennent à Antibes saisir sur commission rogatoire le yacht La Diva, appartenant à la société luxembourgeoise International Yacht & Motor Charter, il assure en être uniquement le locataire. Or, les documents du contrat d’achat et de gestion fournis par son ex-femme l’accablent. Peu avant la saisie, le franco-libanais a tenté de faire radier le navire du pavillon luxembourgeois pour une immatriculation à Malte. Mais il est rattrapé une fois de plus par la justice et dénoncé par les gestionnaires de la société maritime à Luxembourg.
Condamné pour corruption et escroquerie
En juillet 2012, Takkiedine essaie de se séparer en catimini, en la bradant à la moitié de son prix (4,135 millions d’euros), d’une de ses propriétés à Antibes auprès d’un agent immobilier. Il utilise un de ses avocats luxembourgeois (qui encaissera au passage 200.000 euros dans l’opération frauduleuse) pour organiser à Luxembourg une mise en scène du contrat de vente des parts de la société civile immobilière en oubliant de signaler à l’acheteur que la villa faisait l’objet d’une saisie pénale. L’agent immobilier, qui avait déjà trouvé un acheteur russe pour revendre le bien à trois fois son prix, se rendra compte de la supercherie lorsqu’il ira faire enregistrer l’acte de vente. Il s’est porté partie civile dans le procès Karachi, parce qu’il n’a jamais pu récupérer son argent.
Outre sa condamnation à 5 ans de prison ferme pour son implication dans le scandale des ventes d’armes qui a jeté le discrédit sur une partie de la classe politique française, Takieddine a été condamné à rembourser la somme de 4,135 millions d’euros à l’agent immobilier pour escroquerie et blanchiment.
L’avocat luxembourgeois, qui a apporté son concours à la transaction frauduleuse et qui a prêté son étude pour la domiciliation de Riviera Property, n’a pas été inquiété. Pas plus que les autres acteurs de la place, qui ont contribué à bâtir le château de cartes du marchand d’armes.