Un jugement récent dans l’affaire Karachi ramène aux heures sombres de la place financière. L’Etat français a utilisé des sociétés luxembourgeoises pour vendre des armes et payer des commissions occultes. Un scandale qui met en cause la classe politico-financière et les services de renseignement.

L’affaire Karachi, qui tient son nom d’un contrat d’armement entre la France et le Pakistan, s’est achevée le 15 juin dernier par de lourdes condamnations à des peines de prison ferme pour six prévenus. Le jugement du 15 juin du tribunal correctionnel de Paris est qualifié d’historique parce que ses protagonistes ont occupé les postes les plus hauts au sein de l’appareil d’Etat français au milieu des années 1990.

Nicolas Bazire, ancien directeur de cabinet du Premier ministre Edouard Balladur, a écopé de 5 ans de prison dont deux avec sursis. Renaud Donnedieu de Vabres, qui fut conseiller du ministre de la Défense François Léotard, puis ministre de la Culture, s’est vu infliger une peine identique. Les deux hommes ont été jugés coupables d’avoir mis en place un circuit de rétrocommissions lors de la signature par la France, en 1994, de deux contrats d’armements, en Arabie saoudite et au Pakistan. Une grande partie des flux financiers passait par des sociétés offshore au Luxembourg.

Accusations de corruption confirmées

Sur un total de 173 millions d’euros de commissions en jeu dans le procès Karachi, 76 millions sont passés par deux structures successives au Grand-Duché: d’abord Société de Développement International Heine, qui a fonctionné de 1994 à 2000 puis Eurolux Gestion à partir de 2000. Les deux sociétés ont été déclarées en faillite en 2015. Les circuits de financement des fabricants d’armes français aux intermédiaires se sont alors déplacés du Luxembourg vers la Belgique.

Dans le jugement de 173 pages que REPORTER s’est procuré, le mot clé Luxembourg revient une centaine de fois. Alors que la classe politique française dans sa majorité invectivait l’opacité de la Place financière, les dirigeants politiques au plus haut de l’Etat organisaient des montages juridiques au Grand-Duché. Ils y ont fait discrètement transiter des sommes considérables avec la complicité sur place d’avocats, de comptables et de fiduciaires qui jouaient les prête-noms en échange de commissions de 3% des montants des versements.

La société Heine fut créée à la seule fin de permettre le transit des fonds destinés au réseau Al Assir/Takiedine»Jean-Marie Boivin, administrateur

Le verdict du tribunal parisien a confirmé les accusations de corruption d’une partie de la classe politique française. Grâce à un système de rétrocommissions, une partie des fonds prélevés sur les contrats de matériel militaire a servi, entre autres, au financement de la campagne pour les présidentielles de 1995 de l’ancien Premier ministre Balladur, qui était alors soutenu par Nicolas Sarkozy, qui était son ministre du Budget.

Une autre partie de l’argent est allée dans les poches de deux intermédiaires, le franco-libanais Ziad Takieddine et le saoudien Abdul Rahman El Assir. Or, leur rôle dans l’obtention des marchés d’armement fut «sans utilité», selon le jugement. Ils sont accusés d’avoir détourné «des sommes considérables» au préjudice de sociétés d’armement françaises comme la DCN (construction navale) et «porté une atteinte exceptionnelle non seulement à l’ordre public économique mais aussi à la confiance dans le fonctionnement de la vie publique».

Boivin, l’homme de la DCN et de Krecké

Personnage central de l’affaire Karachi, Takieddine a été condamné à 5 ans de prison ferme. Ses biens ont été confisqués, dont des villas à Antibes, un hôtel particulier dans les beaux quartiers à Paris détenus via des sociétés-écrans au Luxembourg et un yacht qui était enregistré sous pavillon luxembourgeois.

Ce fut uniquement pour les besoins du réseau Takieddine-El Assir que DCNI, filiale de la DCN, fabricant de matériel militaire 100% étatique, a constitué la société Heine à Luxembourg fin 1994. Officiellement, il s’agissait «d’assister (la DCNI) dans la commercialisation de ses systèmes d’armes». La société d’armement n’apparaít pas officiellement dans les statuts de l’offshore, mais en est le bénéficiaire économique. Une prise de participation aurait dû faire l’objet d’une autorisation du conseil d’administration et d’un arrêté ministériel, ce que personne ne voulait.

Un des principaux dirigeants de la DCN, cité dans le jugement, a expliqué que «le recours à cette société (Heine, ndlr) s’est effectué dans le respect des obligations fiscales et douanières de DCNI et a été porté à la connaissance de ses commissaires aux comptes».

La mission luxembourgeoise fut confiée à un juriste et membre de la direction administrative et financière de DCNI, Jean-Marie Boivin. Il fut limogé par la DCN en 2004, mais récupéré par le ministre de l’Economie Jeannot Krecké (LSAP) pour utiliser son carnet d’adresse au profit de l’intérêt de l’économie luxembourgeoise. Boivin est aujourd’hui le bénéficiaire économique de la société de conseil économique Vorn à Luxembourg. Il a participé à de nombreuses missions économiques luxembourgeoises à l’étranger.

Me Faltz est sûrement la personne au Luxembourg qui a le plus d’informations sur la présente affaire. Il est évident qu’il ne va pas révéler les secrets dont il doit avoir connaissance»Un des enquêteurs luxembourgeois

Aux enquêteurs, le Français affirma que la société Heine fut «créée à la seule fin de permettre le transit des fonds destinés au réseau Al Assir/Takiedine». Il indiqua aussi que tout le monde connaissait l’existence de la «shadow company» à Luxembourg qui servait de boîte à commissions et rétrocommissions, tant à la DCNI qu’au niveau de l’actionnaire, c’est-à-dire les ministères de la Défense et des Finances (tenus respectivement à l’époque par François Léotard et Nicolas Sarkozy).

Un rapport de la police luxembourgeoise de 2010, devenu célèbre dans les médias français, indique que la création des sociétés Heine et Eurolux semblait «venir directement de M. le Premier ministre Edouard Balladur et M. le ministre des Finances Nicolas Sarkozy».

Drôle de cambriolage

Boivin avait un appartement à Strassen, mais résidait plutôt à l’hôtel lors de ses séjours grand-ducaux. La gestion et la domiciliation de Heine, puis d’Eurolux était confiée à des tiers: l’avocat René Faltz et les experts-comptables Karin Bittler et Yves Schmit, qui furent interrogés par les policiers luxembourgeois sur commission rogatoire française fin 2009 sur leurs rôles respectifs. Les trois protagonistes n’ont pas livré de grands secrets aux policiers. Yves Schmit assura d’ailleurs ne pas connaître le contenu des prestations de services effectuées et s’être contenté de payer les factures.

Pour autant, dans un rapport de la police judiciaire luxembourgeoise de janvier 2010 agissant sur CRI parisienne, les enquêteurs verront dans Me Faltz un des hommes clés des opérations au Luxembourg: «Me Faltz est sûrement la personne au Luxembourg qui a le plus d’informations sur la présente affaire. Il est évident qu’il ne va pas révéler les secrets dont il doit avoir connaissance. Il faut se souvenir qu’il a rédigé les contrats et qu’il a été présent lors des assemblées et réunions avec M. Boivin».

A Luxembourg, qui était pourtant le cœur du système, les perquisitions aux sièges des offshore et dans les banques et les interrogatoires des intermédiaires locaux peu loquaces n’avaient pas donné les résultats escomptés. Les banquiers, notamment à la Dresdner Bank, ne se montrèrent pas très coopératifs et de nombreuses pièces étaient manquantes pour remonter les flux financiers à leurs destinataires finaux ainsi que leurs donneurs d’ordre.

Le siège d’Eurolux avait fait l’objet d’un étrange cambriolage nocturne en juillet 2008, soit six mois avant les perquisitions. La voiture de Karin Bittler avait été fouillée. Seuls, de vieux ordinateurs avaient disparu des bureaux.

Juncker tape sur la table

Lors de leur audition devant les policiers luxembourgeois, en présence d’une délégation d’enquêteurs français, Bittler et Schmit leur demanderont s’ils ne sont pas à l’origine de l’effraction dans leurs bureaux. Selon les informations de REPORTER, les deux experts-comptables prendront d’ailleurs contact avec Patrick Heck, alors directeur des opérations au Service de renseignement (Srel), car ils soupçonnaient les services de renseignement français d’être derrière le cambriolage afin de mettre la main sur un CD Rom. En vain.

Le Srel a rédigé en 2009 un rapport sur ces affaires politico-financières qui éclaboussaient la classe politique française. Le rapport faisait état d’un CD Rom contenant les noms de politiciens français et de leurs proches. Il s’agissait des fameux fichiers Clearstream qui avaient été extraits de la firme luxembourgeoise de compensation par un ancien cadre.

Le CD avait été vendu à une autre officine offshore luxembourgeoise, Contest International, tenue par des anciens du renseignement français. L’un d’eux, Claude Thevenet, était d’ailleurs visé par la CRI française exécutée à Luxembourg en 2009.

Le rapport du Srel fut évidemment transmis au Premier ministre Jean-Claude Juncker. Ce dernier s’en était entretenu avec Nicolas Sarkozy, qui était devenu dans l’intervalle président de la République. Lors de la rencontre à l’Elysée, Juncker n’aurait pas ménagé son interlocuteur, qu’il n’a d’ailleurs jamais porté dans son cœur, soulignant l’attitude paradoxale des dirigeants qui se montraient critiques envers le centre financier luxembourgeois qu’ils avaient pourtant utilisé dans le passé pour leurs basses œuvres.