La présence de serpents et de chauves-souris paralyse deux importants projets de logements au Kirchberg et risque d’en compromettre d’autres. Au nom de la protection de l’environnement, mais surtout de leur tranquillité, des riverains contrarient les plans d’aménagement de la Ville.
Arnaud Regout, patron de la société immobilière BPI, veut rester zen: «le respect de l’environnement est un préalable dans le développement immobilier. C’est plus que normal», assure-t-il. Son entreprise vient pourtant de connaître un sérieux revers. Le projet de plus de 160 logements répartis dans 4 immeubles sur le site Schoettermarial au Kirchberg est gelé depuis juillet dernier, un jugement du Tribunal administratif ayant annulé le plan d’aménagement de cette zone à urbaniser très prisée de la capitale. En cause, les défaillances des services du ministère de l’Intérieur, couplées aux insuffisances de la Ville de Luxembourg, qui ont négligé la protection de la coronelle lisse, nom savant d’un inoffensif petit serpent vivant sur le site.
A quelques encablures de là, le long du boulevard Kennedy, un second grand projet de construction de quelque 200 logements appelé «Kennedy Sud», vient également d’être compromis à la suite d’un recours des riverains devant la juridiction administrative. Là encore, la Ville de Luxembourg, le ministère de l’Intérieur, mais aussi celui de l’Environnement ont été pris en défaut de protection de la faune présente, en l’occurrence des chauves-souris.
Le terrain du Schoettermarial s’étend sur plus de 8 hectares, actuellement occupé par un terrain de football, de la friche agricole qui sert de «pipi room» aux chiens du quartier, un parking sauvage et une forêt qui abrite une abondante faune. La moitié appartient à la Ville de Luxembourg. L’autre est la possession de Marial Immobilière, nouvelle société que se partagent les deux importants développeurs immobiliers du pays, BPI et Immobel, deux sociétés aux mains de capitaux belges. Les 4 hectares du Kirchberg viennent de leur être vendus, sous forme d’option, par l’homme d’affaires Nasir Abid.
Ambitions revues à la baisse
Les développeurs planifient d’y construire les tours en bois les plus hautes jamais édifiées au Luxembourg. Une prouesse technologique doublée d’une bonne action pour l’environnement, le bois stockant le CO2. La Ville de son côté y prévoit la construction de logements sociaux sur 6.000 m2. Une grande partie du site qui lui appartient a été classée en zone d’urbanisation différée.

Les plans de développement de cette zone ne sont pas nouveaux. Dejà dans les années 1970, puis 1980 (plan Joly), les feux verts avaient été donnés pour y construire un nouveau quartier.
Les projets urbains du Schoettermarial et de Kennedy Sud ont reçu un feu vert des autorités en 2017 dans le cadre de l’adoption du nouveau plan d’aménagement général (PAG) de la Ville de Luxembourg. Déjà très contestés à l’époque par les riverains en raison de leur ampleur, les programmes ont été remaniés. Le périmètre de construction du Schoettermarial a dû être revu à la baisse. Propriétaire de 60% des surfaces, la Ville de Luxembourg avait dû renoncer à la moitié de ce qu’elle prévoyait initialement de construire. Mais ce qui avait perdu en surface avait été compensé par un coéfficient d’occupation du sol plus important. On construirait plus haut. C’est bien ce qui contrarie ses opposants, davantage guidés par le mantra «Not In My BackYard» (NIMBY) qu’inspirés par des considérations écologistes de protection des populations de couleuvres et autres reptiles.

Il est édifiant de relire le compte rendu de la séance du 28 avril 2017, lorsque le nouveau PAG de la Ville de Luxembourg a été soumis au conseil communal. Le PAG a été adopté après une quinzaine de sessions de la commission d’aménagement et l’examen de près d’un millier de réclamations.
Réserve naturelle au Kirchberg
Dans les discussions ayant émaillé le vote du PAG en 2017, la voix du conseiller Guy Foetz, Déi Lénk, résonne encore d’un écho particulier. Il reprochait à la majorité d’alors (DP et Déi Gréng) de s’être laissée dicter sa stratégie de développement urbain par le marché. Foetz prêchait le classement du Schoettermarial en réserve naturelle. «Les pyramides en béton aux abords du site hébergent déjà à l’heure actuelle autant d’habitants que la commune de Dippach», signalait-il. «Il s’agit d’une réserve naturelle qui abrite des espèces rares (…). Nous ne comprenons pas que l’Oekobüro y approuve la construction et que Déi Gréng restent muets», ajoutait-il.
Trois ans plus tard et après un changement de majorité à la tête de la capitale, les Verts ayant été relégués dans l’opposition, il y a peu de chances de voir émerger avant des années les premières tours au Schoettermarial. Saisi de deux recours de riverains, le tribunal administratif a annulé le 13 juillet dernier la délibération du conseil communal du 28 avril ainsi que les validations qui ont suivi en octobre 2017 par les ministres de l’Intérieur (Dan Kersch, LSAP, à l’époque) et de l’Environnement (Carole Dieschbourg, Déi Gréng).

Le contentieux administratif s’est étalé sur deux ans et demi, faisant batailler entre eux des grands noms du Barreau de Luxembourg: Georges Krieger, la terreur des communes et de l’Etat, François Moyse, pour les riverains; Albert Rodesch pour la Ville de Luxembourg et Christian Point d’Arendt&Medernach pour défendre l’Etat.
Les arguments juridiques les plus pointus ont été déployés et des centaines de pages de mémoires sur le droit d’urbanisme ont été échangées pour qu’au final les juges ne retiennent qu’un seul point de cette débauche procédurale: le défaut de protection des couleuvres et des autres petits reptiles qui peuplent le terrain vague et les bois du Kirchberg.
Les plans d’aménagement tant général que particulier (…) doivent obligatoirement faire l’objet d’une étude environnementale préalablement à leur adoption.“Tribunal administratif, 22 juillet
L’étude environnementale stratégique (Strategische Umweltprüfung – SUP), étape obligée avant l’adoption du PAG comme le veut la loi sur l’évaluation des incidences de certains plans et programmes sur l’environnement, s’était penchée sur les plantes et les animaux présents sur le site, notamment les chauves-souris et les lézards. Toutefois, la SUP avait omis de traiter le cas de la coronelle lisse dont la présence était pourtant avérée par les scientifiques. Les riverains s’opposant au projet urbain avaient pointé du doigt le caractère incomplet de l’étude d’impact en 2016, donc avant l’adoption du PAG controversé. Si les autorités n’étaient dans le déni de l’existence de ces petits serpents, elles ont toutefois remis à un stade ultérieur de la procédure d’urbanisme, l’étude de l’incidence de l’urbanisation du Schoettermarial sur leur préservation et tout l’écosystème environnant.
Intérêt général et protection de l’environnement
Mal leur en a pris. «A travers cette démarche, ont considéré les juges administratifs, lesdites autorités se sont privées de la possibilité de décider de l’affectation du site en connaissance de tous les éléments pertinents, de sorte qu’elles n’ont pas valablement pu apprécier si le classement projeté est compatible avec les objectifs d’intérêt général d’assurer d’une part une utilisation rationnelle du sol et de l’espace tant urbain que rural en garantissant la complémentarité entre objectifs économiques, écologiques et sociaux et, d’autre part, un niveau élevé de protection de l’environnement naturel et du paysage».
Les juges ont considéré que le ministre de l’Intérieur n’a pas joué son rôle d’arbitre entre les autorités communales et les administrés en donnant son blanc-seing au nouveau PAG. Les magistrats ont circonscrit leur verdict au Schoettermarial, se gardant bien de remettre en cause tout le PAG de 2017.

Une semaine après les jugements Schoettermarial, le tribunal administratif a rendu un troisième verdict similaire portant sur le projet «Kennedy Sud». Le Fonds d’Urbanisation et d’Aménagement du Plateau de Kirchberg (FUAK) en est le maître d’œuvre d’un programme de construction de quelque 200 logements le long du boulevard Kennedy. Le projet est désormais compromis en raison de l’absence d’étude d’impact environnemental sur les chauves-souris repérées dans cette zone.
Effet domino
L’Etat et la Ville ont considéré dans ce contentieux avec les riverains qu’une étude d’impact environnemental sur les chauves-souris était superflue dans une zone se situant à l’intérieur du périmètre d’agglomération, sur des terrains classés en zone urbanisée. Les juges leur ont répondu que les «plans d’aménagement tant général que particulier (…) doivent obligatoirement faire l’objet d’une étude environnementale préalablement à leur adoption». Des exceptions sont prévues, mais ne concernent que les petites zones, ce qui n’est pas le cas au Kirchberg. «Une exemption, ont poursuivi les juges, reviendrait à dire que tout élément naturel situé à l’intérieur du périmètre d’agglomération ne mériterait pas de protection».
Les jugements Schoettermarial et Kennedy Sud ont été frappés d’appel. Leur impact sur d’autres projets de développement résidentiel en cours et qui ne font pas consensus dans leur voisinage pourrait être important et peser sur l’offre déjà rare de logements en ville. Sollicitée par REPORTER, la bourgmestre Lydie Polfer (DP) n’a pas réagi. Dans son entourage, on craint cependant l’effet domino qui aggraverait encore davantage la crise du logement.
La Cour administrative ne devrait pas rendre de décision avant un an, au minimum.