Les promoteurs immobiliers ont remporté une victoire décisive contre les communes pour acheter des terrains à bâtir. Un jugement du tribunal administratif rend inopérant le droit de préemption inscrit dans le Pacte logement. Or, c’est un instrument clé de la politique du logement.
A peine venait-elle d’être investie du mandat de bourgmestre de Sanem que Simone Asselborn-Bintz (LSAP) essuyait un premier revers en matière de politique d’urbanisme et de logement. En plein cœur de l’été, le tribunal administratif rendait un jugement annulant une décision de décembre 2018 du collège échevinal d’exercer, pour 30.000 euros, son droit de préemption sur une parcelle située dans une zone à urbaniser.
Le candidat qui s’était mis sur les rangs pour acheter le terrain avant que Sanem introduise une contre-offre en faisant valoir son droit de préemption, mit en cause la décision. Après que son recours gracieux ait échoué, il saisit la juridiction administrative en s’entourant des services de Me Georges Krieger, un des avocats les plus redoutés des pouvoirs publics en matière de droit d’urbanisme.
Introduit en 2008 dans la loi sur le Pacte Logement, le droit de préemption donne aux communes la priorité, entre autres, sur l’achat de terrains à bâtir. Ce droit s’applique à toute vente, notamment sur les maisons et appartements mis sur le marché immobilier. Sous l’aiguillon et les attaques des promoteurs immobiliers, qui y voient une entrave à la liberté de propriété, il est devenu un instrument presque inopérant.
Un outil inopérant
Il n’y a plus que le ministère de l’Intérieur qui veut encore croire à la rémanence du dispositif. «L’exercice du droit de préemption est devenu difficile, mais pas impossible», explique-t-on au ministère. Un optimisme qui est loin d’être partagé par tout le monde.
Pour la seconde fois depuis le début de l’année 2020, les juridictions administratives ont annulé, pour non-conformité, des décisions d’exercice du droit de préemption de terrains à bâtir. En janvier dernier, le Fonds du Logement a dû renoncer à la construction de 22 logements après une sentence de la Cour administrative. L’arrêt pointait les incohérences entre la loi communale et le Pacte logement et contestait au collège échevinal le pouvoir d’exercer le droit de préemption, prérogative réservée au seul conseil communal.
Je suis pessimiste sur les chances d’un recours, car je ne suis pas sûre que cela servira à quelque chose.“Simone Asselborn-Bintz, maire de Sanem
Suite à cette jurisprudence inattendue, le ministère de l’Intérieur avait émis une circulaire à toutes les communes du pays pour les enjoindre à «plus de souplesse» et de «flexibilité» avec leurs conseils communaux afin d’obtenir le feu vert à l’acquisition prioritaire de terrains à bâtir lors de leur mise sur le marché par leurs propriétaires. La ministre Taina Bofferding (LSAP) promettait aussi de trouver des solutions rapidement.
Résignation
La publication de la circulaire a été vécue comme une capitulation par de nombreux édiles communaux. Ses conséquences sont loin d’être anecdotiques, puisque les communes renoncent désormais presque systématiquement à faire valoir leur droit de préemption, sachant que l’exercice de cette prérogative peut être vouée à l’échec. Les édiles renoncent désormais à engager de longues et coûteuses procédures judiciaires.
La jurisprudence de janvier et la circulaire ministérielle émise dans son sillage ont en effet découragé de nombreuses communes de se lancer dans des programmes de logements conventionnés pour lutter contre la pénurie. Le jugement du 22 juillet concernant Sanem pourrait anéantir pour longtemps leurs efforts, car les juges sont allés très loin dans l’interprétation du droit de préemption et son champ d’application.
C’est un cadeau pour les promoteurs qui peuvent librement exercer leurs activités. La Ville de Luxembourg est très préoccupée et ne peut plus acquérir de terrains constructibles.“Laurent Mosar, député et échevin
Le dispositif avait été présenté en 2008 comme l’un des principaux instruments à la disposition des communes pour endiguer la crise du logement. Le projet de loi avait soulevé la controverse à l’époque. Le Conseil d’Etat avait émis son opposition formelle, obligeant le gouvernement à amender le texte en cadrant davantage que dans la version initiale l’exercice du droit de préemption.
Pour préempter, les communes doivent ainsi pouvoir justifier non seulement des objectifs précis (logements conventionnés ou infrastructures publiques) mais aussi faire valoir des projets concrets. Ce qui rend encore plus contraignant, voire impossible, l’usage du dispositif.
Projets abstraits de Sanem
Or, face au flou des projets de Sanem et ses objectifs aussi «abstraits» que «péremptoires», les juges administratifs ont considéré que son offre violait les dispositions du Pacte logement. «La volonté du législateur, souligne le jugement, était de cadrer l’exercice du droit de préemption par l’obligation à charge du pouvoir préemptant d’expliquer la finalité de l’exercice du droit de préemption, qui non seulement doit correspondre à l’une des finalités énumérées (…) de la loi Pacte logement, mais qui doit encore correspondre à un projet concret ou du moins en voie de concrétisation, les explications ne pouvant pas se limiter à des considérations abstraites et hypothétiques».
La bourgmestre Simone Asselborn-Bintz ne sait pas si sa commune va faire appel du jugement. La décision doit être prise au plus tard le 1er septembre pour respecter les délais d’appel devant la juridiction administrative.
Interrogée par REPORTER, la députée-maire socialiste fait part de son découragement: «Je suis pessimiste sur les chances d’un recours, car je ne suis pas sûre que cela servira à quelque chose», explique-t-elle. Elle mise surtout sur un changement de la loi sur le pacte Logement, promise par le gouvernement et actuellement en discussion au niveau d’un groupe de travail interministériel (Logement et Intérieur) réunissant également des représentants des communes. Simone Asselborn-Bintz compte aussi utiliser son mandat de députée pour politiser le débat et le mettre à l’ordre du jour du parlement.
« C’est une catastrophe »
L’opposition au CSV s’est également saisie de la problématique en demandant à ce que la commission du logement en débatte. L’échevin de la Ville de Luxembourg et député Laurent Mosar indique à REPORTER que la jurisprudence à la cour administrative mais surtout la circulaire de la ministre de l’Intérieur a signé un coup d’arrêt à l’exercice du droit de préemption dans la capitale. «C’est un cadeau pour les promoteurs qui peuvent librement exercer leurs activités. La Ville de Luxembourg est très préoccupée et ne peut plus acquérir de terrains constructibles, alors que c’est une des priorités du collège échevinal. C’est une catastrophe».
La solution au problème ne sera pas pour demain.“Guy Foetz, conseiller communal Déi Lénk
En décembre dernier, Mosar croyait encore pouvoir se battre contre «les promoteurs de plus en plus ingénieux qui veulent empêcher la Ville d’exercer son droit de préemption». «Je peux vous assurer ici et maintenant que ce collège échevinal ne reculera pas et qu’il est déterminé à aller devant les tribunaux chaque fois qu’une tentative est faite pour nous empêcher d’exercer notre droit de préemption. La Ville a le devoir, en tant qu’institution publique, de jouer son rôle sur le marché immobilier, et nous le ferons», clamait-il lors d’un conseil communal.
Pas de solution avant 2021
Dans l’intervalle, les juridictions ont rendu leur verdict et la combativité de l’échevin Laurent Mosar en a pris un coup.
En avril, le conseil communal a renoncé, à la demande du collège échevinal, à préempter plusieurs terrains à bâtir. Les groupes LSAP et Déi Lenk ont voté contre, les Verts ont soutenu la proposition. «Nous sommes convaincus qu’une meilleure solution sera trouvée dans le cadre de la loi ‘Pacte logement 2.0’», a déclaré le conseiller de Déi Gréng François Benoy. «Nous espérons que la Ville pourra à nouveau exercer son droit de préemption dans un avenir prévisible», a-t-il ajouté.
«La solution au problème ne sera pas pour demain», lui a rétorqué Guy Foetz, son collègue de Déi Lénk. «La Ville crie avant d’avoir été battue. Comme le conseiller Foetz, j’estime qu’il ne faut pas jeter l’éponge immédiatement, notamment parce que la nouvelle loi n’est pas attendue avant le début de 2021 au plus tôt», lui a fait écho le conseiller socialiste Tom Krieps.
Lors de la même séance, le conseil communal a approuvé à l’unanimité l’achat pour 4,842 millions d’euros au fonds d’investissement immobilier Grossfeld du promoteur Flavio Becca de 15 logements à coût modéré sur le ban de Gasperich. Des appartements destinés à la vente avec un bail emphytéotique sur le terrain, alors que la Ville, dans son discours officiel, assurait encore en février vouloir favoriser la location abordable, jugée comme «plus équitable que l’emphytéose».