Pour avoir interdit l’implantation d’une banque dans la Maison Lassner, la Ville de Luxembourg s’est fait lourdement condamner à des dommages et intérêts. Le bras de fer autour des choix d’urbanisme de la ville remonte au temps du bourgmestre Xavier Bettel.
Couru par le «tout Luxembourg», le restaurant Bazaar, qui occupe la Maison Lassner, place Guillaume II, fait le plein midis et soirs depuis son ouverture en septembre. Le nouveau locataire a signé un bail de 12 ans. De quoi rassurer le propriétaire d’un immeuble qui a connu un destin tourmenté depuis la fermeture du magasin de jouets et de quincaillerie qui a fait rêver des générations d’enfants et de ménagères.
Classé, le bâtiment art déco avait été racheté puis rénové en 2007 par l’Immobilière Lassner, appartenant à l’homme d’affaires Claude Mack. Il avait initialement loué le rez-de-chaussée à une boulangerie-pâtisserie avec petite restauration qui a fermé aussi vite qu’elle avait ouvert. Le lieu est longtemps resté vacant jusqu’à ce que la BIL manifeste son intérêt pour y ouvrir une agence bancaire. En août 2012, un projet de bail commercial de neuf ans est signé pour l’occupation du rez-de-chaussée et du 1er étage. Le loyer mensuel demandé s’élève à 18.079 euros hors TVA.
C’est à ce moment que les ennuis commencent. Car une autorisation de la Ville est nécessaire pour changer l’affectation du lieu de restaurant en une agence bancaire. Cette autorisation conditionne également la signature définitive du contrat de bail avec la banque.
Un bras de fer s’ouvre alors avec les autorités communales. Au nom de la sauvegarde de l’attractivité commerciale du centre-ville, les édiles ne veulent pas entendre parler de l’installation d’institutions financières à cet endroit. En novembre 2012, Xavier Bettel (DP), le bourgmestre de l’époque, officialise son refus : «Les édiles veulent une ville vivante», écrit-il au propriétaire. Il estime que les banques, «aux vitrines opaques et impersonnelles» ne sont pas de nature à contribuer à l’attractivité du commerce urbain. Il appelle Claude Mack à «une certaine responsabilité» et «un engagement par rapport à la vie de quartier». Insensible à ses arguments, le propriétaire saisit le tribunal administratif.
Une «première» pour Lydie Polfer
Le refus ne s’appuie sur aucune base légale. Il a valu sept ans plus tard à la Ville d’être condamnée à réparer un préjudice de près d’un demi-million d’euros. Pour justifier son «niet» à l’ouverture de l’agence de la BIL au cœur de «l’îlot sacré», à proximité de l’hôtel de ville, le maire convoque le plan d’aménagement général (PAG) qui exige le maintien d’un commerce existant au rez-de-chaussée. Le texte reste toutefois muet sur le contenu à accorder à la notion de commerce. Les juges administratifs reprochent à Xavier Bettel d’avoir fait une appréciation «extensive, non admissible» du PAG alors en vigueur. Sa décision controversée est annulée le 25 juin 2014. Le jugement ouvre alors la voie au deuxième chapitre de l’affaire Lassner.
Le propriétaire engage une procédure en dommages et intérêts devant les juridictions civiles. Il s’agit de faire réparer la faute commise suite au refus d’autoriser la BIL à occuper le bâtiment. Immobilière Lassner va gagner l’affaire en première instance (février 2017) puis en appel (mai 2019).
Le montant des dommages et intérêts est exorbitant. »Tom Krieps, conseiller communal
Les condamnations sont une «première» dans la longue carrière de maire de Lydie Polfer (DP) pour une décision controversée prise par son prédécesseur, reconnait-elle dans un entretien à REPORTER. La bourgmestre assure d’ailleurs ne plus se souvenir qui de Paul Helminger ou de Xavier Bettel en fut à l’origine.
Quel que soit le coupable, la Ville paie cher le prix de l’absence, jusqu’en fin 2014, d’une règlementation claire pour restreindre l’occupation de rez-de chaussée commerciaux situés dans le secteur protégé de la Ville Haute par des banques, assurances et agences immobilières.
Ce n’est qu’en décembre 2014, soit six mois après le jugement du tribunal administratif, que le PAG est modifié et que des règles urbanistiques précises autorisent les édiles à se montrer sélectifs dans le choix des commerces occupant la vieille ville. Adopté à l’unanimité, le PAG a réservé aux commerces de détail l’espace délimité par les rues Notre-Dame, Aldringen, des Bains, Willy Goergen, côte d’Eich et du Fossé. Le dispositif a été repris dans la version 2017 du PAG.
485.000 euros de préjudice
«Le montant des dommages et intérêts est exorbitant», s’est ému Tom Krieps, conseiller communal LSAP lors d’une séance du conseil en juin dernier. Il est intervenu quelques jours après que la Cour d’Appel ait condamné la Ville à verser un montant total de 485.000 euros (avec intérêts) à l’Immobilière Lassner au titre de préjudice, de manque à gagner et de frais de procédure.
Le préjudice correspond à 12 mois de loyers que la BIL n’a pas versé entre le 1er janvier et le 31 décembre 2013, date à laquelle un nouveau locataire, Blue Communication (l’exploitant de Join Telecom), occupa les locaux. Join a obtenu un important rabais sur le loyer, tombé de 18.079 à 15.000 euros par mois.
La Ville a introduit un pourvoi en cassation, mais Tom Krieps ne se montre pas très optimiste sur les chances de le gagner : «Je crains que nous n’ayons pas de succès», a-t-il pronostiqué. «Nous allons voir ce que décidera la Cour de cassation» lui a répondu sobrement Lydie Polfer.
Les maires successifs de la capitale, de Lydie Polfer à Xavier Bettel en passant par Paul Helminger (DP), ont tous cherché, avec plus ou moins de bonheur, à exercer une influence sur le choix et la nature des entreprises s’installant intra-muros.
Une entrave justifiée par l’intérêt général
Mais comment, lorsque l’on se revendique du parti libéral et business friendly, restreindre l’arrivée d’établissements financiers et d’agences immobilières sans toucher au sacro-saint principe de la liberté de commerce ancré dans la Constitution ?
Une décision du tribunal administratif rendue en 2017 fournit des réponses à cette question. Les juges ont été saisis d’un second recours par Immobilière Lassner mettant en cause la légitimité du PAG de 2014. Le propriétaire a vu dans les restrictions faites aux banques une atteinte disproportionnée à son droit de propriété, contraire à la Constitution. Le recours fut rejeté. Les juges ont estimé que l’intérêt général, à savoir un développement harmonieux du centre-ville, primait sur le droit des propriétaires à disposer de leurs biens comme ils l’entendent. Il n’y a pas eu d’appel.
Etre propriétaire d’une localisation aussi exceptionnelle revendique une certaine responsabilité et demande un engagement par rapport à la vie de quartier. »Xavier Bettel en novembre 2012
La crainte d’une déferlante d’enseignes bancaires envahissant le cœur historique et commercial de la capitale a été déclenchée à la suite de l’arrivée controversée, en pleine Grand-Rue début de la décennie 2000, d’une agence d’ING. La banque s’installe en lieu et place de la maison Bastian, une enseigne traditionnelle de prêt-à-porter. Bourgmestre de 1999 à 2011, Paul Helminger avait donné son feu vert à contre-cœur, jugeant qu’il ne disposait pas d’une base légale suffisante pour s’opposer à cette implantation iconoclaste.
Son successeur Xavier Bettel n’aura pas la même prudence en refusant à la BIL de s’offrir une vitrine prestigieuse sur la Place Guillaume II.
Lydie Polfer se souvient d’avoir refusé dans les années 1990 l’implantation d’une banque Grand-Rue, au nom de la préservation de l’attractivité de la Ville comme pôle commercial régional et interrégional. «J’ai eu de la chance, car il n’y a pas eu de procès», explique-t-elle.
Pour la bourgmestre, c’est de l’histoire ancienne. Aujourd’hui, la donne a changé. Le risque de disparition du commerce de proximité, qui avait justifié le changement de PAG fin 2014, s’est déplacé dans les quartiers résidentiels de la capitale, où prolifèrent les agences immobilières. «C’est un problème», reconnait-elle, tout en admettant son impuissance à contrer ce phénomène.
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