Leur main tendue écorne l’image de la réussite flamboyante de l’économie luxembourgeoise. Pourquoi notre système social n’est-il pas en mesure de venir en aide à certaines personnes dans la précarité? Alors que le risque de tomber dans la pauvreté s’est accru ces dernières années, nous sommes allés à la rencontre de deux hommes et une femme qui vivent ou ont vécu dans la rue.

«C’est toujours la même chose. Vous n’y comprenez rien!» Chris, 41 ans dont dix à survivre sans domicile fixe, se lève brusquement et part du bureau de l’assistante sociale en claquant la porte. La réunion tourne court après une trentaine de minutes d’entretien durant lesquelles il a expliqué sa situation. Nous sommes fin novembre et les températures extérieures ne cessent de baisser. S’il est là, c’est dans un seul but: trouver un logement.

Cela fait des jours qu’il décline ce message en plusieurs langues et dans toutes les couleurs d’émoticônes sur sa page facebook. En commentaires, certains de ses 135 «amis» tentent de lui remonter le moral ou lui communiquent les adresses des services sociaux à contacter. On peut aussi y voir une vidéo enregistrée le 27 octobre par une jeune femme qui l’a croisé près du Kiosk de la Place d’Armes à Luxembourg et a voulu l’aider. Chris, 41 ans, né à Luxembourg, explique qu’il cherche un logement et un travail. Il précise qu’il a un CATP d’électrotechnicien et qu’il sait faire toutes sortes de travaux dans le bâtiment.

Son appel a été vu par 367.509 personnes et partagé 565 fois. Mais tout cela, c’est du virtuel. A l’abri du passage où se construit sans lui le pharaonique projet du Royal Hamilius, protégé par un sac de couchage et appuyé contre son sac à dos qui contient presque tous ses biens, il tue le temps en lisant des bouquins empruntés du «Bicherschaf». Un bout de carton avec le descriptif de sa recherche de logement et d’emploi se balance près de son vélo, hors service lui aussi. La roue a été percée par une bande de jeunes qui voulaient le déloger de son abri de nuit, près de l’église de Belair.

Dans le bureau de l’assistante sociale, une fois de plus, il a l’impression de se heurter à un mur. L’employée du service Streetwork de la Caritas Accueil et Solidarité lui explique que la Wanteraktioun démarre prochainement.  200 personnes sans abri peuvent être hébergées au Findel jusqu’au 30 mars. Chris connaît. C’est là qu’il était l’hiver dernier. Mais lui, il en a marre du provisoire. Ce qu’il veut, c’est un vrai logement «parce que là je suis à bout». La jeune femme comprend. Mais tout ne peut pas se faire d’un claquement de doigt. N’est-il pas déjà pris en charge par un service social? «Oui. Chez Kontakt 28», dit-il. C’est l’un des services de la Fondation Jugend- an Drogenhëllef de la Croix-Rouge. Il y est allé pour sortir de sa dépendance à la drogue. En principe, ce service s’occupe aussi des démarches pour obtenir un logement accompagné. Mais Chris ne voit toujours rien venir.

De la débrouille à la galère

Il faut dire que la pente est raide à remonter après des années de «conneries», comme il nous le confie: après ses études réussies au Lycée technique Émile Metz – où il était aussi l’un des champions junior d’échec  – et l’entrée dans le monde du travail, il a été rattrapé par la drogue qui l’a éloigné de sa famille, une rupture sentimentale qui le laisse sans logement, des emplois non déclarés faute d’adresse, la débrouille et de plus en plus la galère. Il n’a plus de boulot, la sécurité sociale et le RMG par intermittence, plus de compte bancaire. Sa carte d’identité a disparu il ne sait où. Sa santé aussi en a pris un coup avec deux opérations en 2016 et 2017.

«Il faut être patient», tente l’assistante sociale. Le mot de trop pour Chris qui préfère rompre l’entretien. La jeune femme nous confie qu’elle comprend sa désillusion: «Beaucoup de gens fragiles psychologiquement ne veulent pas aller dans des endroits comme le foyer Ulysse ou Abrigado. Ce sont des lieux pour les personnes qui ont des problèmes de dépendance et où il peut y avoir de la violence. On manque de logements sociaux et il serait très difficile d’avoir un logement privé même s’il avait le RMG. La priorité est donnée aux familles ou aux femmes avec enfants. Les hommes seuls sont les derniers servis» (Lire aussi notre article : Stratégie nationale contre le sans-abrisme: un bilan intermédiaire insuffisant).

Depuis, la Croix-Rouge a logé Chris dans un foyer pour réfugiés à Bereldange. En attendant une solution mieux adaptée, il va devoir cohabiter avec «ceux à qui on donne beaucoup plus qu’à des gens comme moi. Ils ont tout sans rien avoir à faire!», estime-t-il. Lui, il gagne 50 euros en faisant la manche les bons jours, 20 les jours creux.

Ici, c’est toujours mieux pour lui que le Foyer Ulysse ou Abrigado: «j’ai trop peur de retomber au fond du trou si je vais avec les drogués», dit-il. Une connaissance lui a fait le virement de 17 euros nécessaire pour renouveler sa carte d’identité puisqu’on ne peut pas la payer en liquide. Il a une adresse temporaire fournie par Kontakt 28. Son document est bien arrivé comme en atteste la photo qu’il a postée sur facebook. Il espère prochainement pouvoir bénéficier du RMG et «trouver un travail à temps partiel, le temps de retrouver des forces».

«Je préfère rester à l’écart»

Thomas est arrivé au Luxembourg il y a dix ans. Il est sans domicile fixe, mais n’est pas désocialisé (Photo: Eric Engel)

Thomas connaît Chris. Le dimanche, l’un fait la sortie de la messe de Belair, l’autre celle de la Chapelle du Christ-Roi sur le même boulevard Diderich à Luxembourg. A chacun son secteur. Ils ont partagé un temps un abri près de l’église du quartier. «Vivre dans la rue, c’est très dur. Moi, j’y suis habitué», dit cet Anglais de 58 ans à l’allure trapue et au regard clair, qui parle peu et surtout pas pour se plaindre. Il est arrivé au Luxembourg il y a dix ans après avoir travaillé 27 ans en Italie. «La librairie où j’étais employé a fait faillite. J’ai rencontré un Irlandais qui m’a dit qu’il y avait du boulot au Luxembourg. Comme je ne parle pas français, je n’ai pas réussi à trouver un emploi stable. Je suis resté dans la rue», explique-t-il.

Pas d’adresse, pas de contrat de travail. Pas de contrat de travail, pas de logement. Le cercle vicieux. Pas question pour autant de solliciter les services offerts par les organismes sociaux comme la Stëmm vun der Strooss où il pourrait avoir un repas chaud pour 50 centimes. «Je préfère rester à l’écart» dit celui qui a connu dans sa jeunesse des problèmes d’alcool et s’est bien juré de ne plus y retomber. Faute d’assurance sociale, il a dû se faire opérer de la vésicule biliaire en Angleterre et utilise une partie de sa collecte de la messe du dimanche pour rembourser sa dette de 8.000 livres.

Au fil du temps, Thomas a réussi à se créer un réseau de connaissances. S’il est sans domicile fixe, il n’est pas désocialisé. Ce champion de fléchettes s’est fait repérer dans le milieu des amateurs au Luxembourg où il participe à des tournois. Depuis quelques temps, des personnes du quartier de Belair l’abritent au sous-sol de leur maison. Il a pu participer en novembre 2016 au projet Fratello qui a réuni à Rome, pour une rencontre avec le pape François, des centaines de SDF, parmi lesquels 36 venus du Luxembourg.

Le projet a été supervisé par une ancienne cadre supérieure dans une société d’assurance. A leur retour, la coordinatrice a gardé des liens avec Thomas. Elle a même fini par le faire domicilier à son adresse pour faciliter sa recherche d’emploi. «Toutes nos démarches tournaient en rond. Je ne sais pas si c’est trop légal mais je lui ai dit d’utiliser mon adresse car je ne voyais pas d’autre solution. Ça a tout changé. Il a pu s’enregistrer à la Commune de Luxembourg, avoir un numéro de sécurité sociale temporaire, ouvrir un compte en banque, s’inscrire à l’Adem».

Après trois mois sans trouver d’emploi, il a de nouveau été rayé des listes de la sécurité sociale. Mais Thomas n’a pas baissé les bras: «en ce moment, je travaille un jour par semaine chez des personnes pour les aider. Jusqu’au printemps, j’ai aussi un contrat d’un jour de travail par semaine pour livrer des oranges en provenance d’Italie». L’ancienne coordinatrice de Fratello confirme qu’«il conduit super bien» et n’hésite pas à lui confier sa voiture si besoin. Thomas n’a toujours pas les moyens de louer un logement mais grâce ses premiers salaires, il a pu s’installer un lit chez les gens qui le dépannent.

Ensemble, c’est mieux

Astrid (à gauche) a retrouvé un domicile fixe après avoir vécu cinq ans à la rue. Chaque semaine, elle se rend de Esch à la Maison culturelle d’ATD Quart Monde rue de Beggen à Luxembourg. Elle y milite avec Joëlle (à droite) pour faire changer sa vie et celle des personnes démunies. (Photo: Matic Zorman)

«Mon rêve, c’est de construire une maison où on pourrait vivre avec toutes les amies que j’ai ici» ! Astrid, petite femme à la silhouette nerveuse et à l’expression du visage presque juvénile, a envie d’y croire lorsque nous la rencontrons dans la Maison culturelle d’ATD Quart Monde rue de Beggen à Luxembourg. Ce serait la fin de la galère, après une quinzaine d’années dans la précarité dont cinq à la rue, alors qu’elle avait entre 45 et 50 ans. Il y a eu un gros problème de santé, la perte de son emploi de vendeuse à Luxembourg, l’impossibilité de retrouver du travail et finalement plus assez d’argent pour payer son logement malgré sa pension d’invalidité.

Une expérience traumatisante qui vient s’ajouter à une blessure plus ancienne et plus profonde. Au début des années 1990, ses deux filles alors âgées de 4 et un an lui sont enlevées pour être placées dans un foyer. Sa voix tremble: «Pendant une année, je n’ai pas été autorisée à les voir. Je n’ai même pas été informée de l’endroit où elles se trouvaient!» Le fait d’être capable d’en parler lorsque nous la rencontrons est la preuve du chemin parcouru pour celle qui est devenue une «militante » d’ATD Quart Monde, c’est-à-dire une personne qui vit dans la précarité et qui s’engage pour faire changer sa vie et celle des autres personnes démunies.

A ses côtés, il y a Joëlle, une «alliée»  qui s’engage bénévolement pour le mouvement. Les idées pétillent dans la tête d’Astrid. Joëlle échange avec elle pour qu’ensemble elles y mettent bon ordre. Un de leurs combats concerne les familles.  Des formations sont organisées au sein du Mouvement pour que les personnes dans la précarité puissent croiser leur regard sur leurs expériences vécues avec celui de professionnels de services sociaux. «Pendant des années, je n’ai pas pu voir mes filles, ou très peu, jusqu’à ce que je sois remise sur mes jambes. C’est sans doute pour ça que c’est pas toujours facile avec l’une d’elles», regrette Astrid.

J’ai eu des expériences tellement mauvaises avec les services sociaux que je ne voulais plus y aller. »Astrid

Aujourd’hui, grâce au coup de pouce d’une personne qui s’est portée garante pour un logement, elle vit avec sa pension d’invalidité et le RMG de son compagnon dans un appartement avec une chambre à Esch-sur-Alzette. Cela lui coûte mensuellement 1100 euros plus 150 euros de charges. Elle a bien tenté d’obtenir un logement social. En vain. «Pendant dix ans j’ai dû refaire chaque année une demande. A la fin j’en ai eu marre!», dit-elle en exprimant une sorte de fatigue administrative: «A chaque fois, il faut recommencer à raconter la même histoire. J’ai eu des expériences tellement mauvaises avec les services sociaux que je ne voulais plus y aller. Mais on est obligé sinon on ne reçoit plus rien. Cela m’aide aussi à gérer mon budget». Joëlle observe de son côté qu’il est normal que les services sociaux mettent en place certains procédures, «mais parfois les gens signent des choses qu’ils ne comprennent pas ou qu’ils savent ne pas pouvoir tenir. C’est ça ou la suppression des aides».

Tous frais fixes payés, «il nous reste 200 euros par mois pour vivre», dit Astrid. Le revenu du couple est de 20 euros au-dessus du seuil pour pouvoir accéder à l’épicerie sociale. Elle fait donc ses courses chez Aldi en pesant la moindre dépense. La Stëmm vun der Strooss est sa cantine. «Faire moi-même la cuisine me coûterait bien plus cher», observe-t-elle en confiant qu’elle n’a pas de problème à se rendre là-bas: «il y a quelques personnes avec qui j’ai l’habitude de manger et parfois je parle même anglais avec des étrangers».

La misère n’a pas fait perdre à cette militante un regard bienveillant sur ses compagnons de galère. Et c’est finalement la priorité qu’elle affiche dans la liste de ses revendications: «Aujourd’hui, chacun est sur son téléphone portable. Pourtant, c’est avec les autres qu’on trouve la force de s’en sortir». Aussi n’est-il pas sûr qu’elle abandonne de sitôt son projet de coloc avec ses copines d’ATD Quart Monde …