La révélation des abus sexuels dans l’Église catholique fait débat au Luxembourg aussi. Depuis 2010, des victimes ont libéré leur parole, des chiffres ont été mis sur la table et des mesures de prévention engagées. Cela suffit-il pour éviter que de tels drames se reproduisent? Pour redorer la crédibilité d’une institution qui a couvert les crimes?
«Le risque zéro n’existe pas. C’est irréaliste de se dire que cela va s’arrêter complètement. On ne peut pas tout contrôler. Ni dans l’Église, ni plus généralement dans la société». Martine Jungers est responsable de la prévention et de la cellule de contact de l’Église catholique du Luxembourg pour les victimes de violence physique et sexuelle. Nous la rencontrons dans son bureau au premier étage du Centre Jean XXIII au Kirchberg. Dans cette pièce claire et calme, elle écoute les personnes qui ont trouvé la force de rompre le silence. Elles étaient 138 d’après le premier rapport publié en 2010 et 37 supplémentaires dans la «mise à jour» présentée par l’archevêque Jean-Claude Hollerich le 28 février 2019.
Pour Martine Jungers, «le nombre de victimes au Luxembourg est du même ordre de grandeur qu’à l’étranger». Les mesures volontaristes de prévention mises en œuvre par l’Église depuis 2010 mais aussi la petite taille du pays, où chacun se connaît et où il est difficile de rompre la loi du silence, expliquent sans doute que ce scandale n’ait pas fait davantage de vagues. «In kirchlichen Kreisen haben viele die sexuelle Gewalt seitens der Priestertäter ganz einfach nicht zur Kenntnis nehmen wollen. Man hat um das Problem gewusst, es aber ignoriert», est-il noté en page 59 de ce rapport.
Avant, les agressions sexuelles n’étaient pas perçues comme étant aussi graves. »
Le père Vincent Klein, aumônier de la prison de Luxembourg, estime que l’affaire Dutroux en 1996 en Belgique a été le déclencheur qui a permis à l’opinion publique internationale de prendre au sérieux la question de la «pédocriminalité», terme qui lui paraît plus juste que celui de «pédophilie». «Avant, les agressions sexuelles n’étaient pas perçues comme étant aussi graves. Il y a clairement eu un avant et un après l’affaire Dutroux au niveau des sanctions pénales des tribunaux luxembourgeois», dit-il. Il faudra attendre 2011 pour que l’âge minimal reconnu par la loi pour consentir à une activité sexuelle passe de 14 à 16 ans. C’est un an après que l’archidiocèse de Luxembourg ait commencé à prendre des mesures volontaristes de prévention contre la pédocriminalité (à lire dans le deuxième volet de notre enquête).
L’arbre qui cache la forêt?
En 2010, 43 auteurs d’agressions sexuelles sur mineurs avaient été dénoncés. Il s’agissait de 33 prêtres ou moines, deux religieuses et huit camarades de foyers. La «mise à jour» de 2019 identifie 30 agresseurs dont 24 prêtres, quatre religieuses et deux autres personnes. Il n’est pas indiqué s’il s’agit ou non des mêmes personnes qu’en 2010. Ces chiffres se rapportent à environ 1000 prêtres diocésains ayant exercé leur sacerdoce entre 1930 et 2018, estime le père jésuite et historien Josy Birsens. 84% des faits se sont produits entre 1950 et 1979. La plupart sont donc prescrits.
Faute d’enquête, les agresseurs dénoncés qui vivent encore bénéficient de la présomption d’innocence. Combien sont-ils et que sont-ils devenus aujourd’hui? L’archevêché répond de manière paradoxale. Le porte-parole Roger Nilles nous indique que «vu que la plupart des cas évoqués se rapportent à des faits datant des années 1950 à 1980 et vu que, dans une partie des cas, les personnes de contact ne se souviennent plus du nom du présumé auteur et/ou fournissent très peu d’éléments qui permettraient d’identifier une personne, on ne peut pas avancer un chiffre – certes très faible – des auteurs présumés encore en vie». Malgré ce flou sur l’identité des suspects, il est affirmé qu’actuellement «aucun auteur présumé a des responsabilités paroissiales ou pastorales».

Sans minimiser les faits, il faut considérer ces chiffres au regard des infractions de pédophilie commises aussi hors du cadre de l’Église. Le père Josy Birsens observe que «80% de la pédocriminalité se déroule dans le cadre familial, mais on n’en parle pas». De fait, pour la seule année 2016, le ministère de la Justice relevait 49 nouvelles affaires correctionnelles pour des infractions de pédophilie et 20 condamnations. La comparaison des chiffres d’infraction souligne que c’est surtout le silence de l’Église qui est jugé aujourd’hui, pour avoir sacrifié les victimes sur l’autel de sa réputation.
Un pardon par procuration
Derrière la froideur des statistiques relatives aux victimes d’agressions sexuelles au sein de l’Église du Luxembourg se cachent parfois des blessures qui ont réussi à cicatriser mais aussi des vies brisées, des traumatismes qui ne se sont pas refermés.
«L’agression sexuelle va du dépassement de limite – comme un contact physique qui met l’enfant mal à l’aise et qui est vécu comme une agression – jusqu’au viol», indique Martine Jungers. Toutes les victimes qui l’ont contactée ont du mal à vivre avec cela. «Elles ressentent une grande colère. Pour certains cela va jusqu’au symptôme de stress post-traumatique avec des flash-back, des émotions qui remontent comme une vague. Parler peut permettre de reprendre le contrôle de la situation. Mais cela peut aussi fragiliser des personnes qui ne sont pas assez stables», indique celle qui n’est pas psychothérapeute mais théologienne spécialisée en psychologie pastorale. Son rôle est d’écouter les victimes, de transmettre ses rapports au Parquet qui jugera s’il faut leur donner suite, et d’orienter si besoin les personnes traumatisées vers un suivi thérapeutique.
L’archevêque du Luxembourg s’est rendu au «Sommet sur la protection des mineurs dans l’Église» organisé le 21 février 2019 par le Pape François au Vatican. De retour au pays, il a organisé une conférence de presse au cours de laquelle il a demandé pardon aux victimes. Comment celui-ci a-t-il été reçu? «Je ne le sais pas. Les gens qui viennent me voir reçoivent une lettre de demande de pardon de l’archevêque mais ce n’est pas la même chose que si cette demande venait de l’auteur du crime», dit Martine Jungers. Quant aux 5.000 euros versés aux victimes, ils le sont au titre de «reconnaissance de la souffrance subie» et non d’une réparation.
Le chemin de croix des victimes
Le seul cas ayant donné lieu à un procès souligne la difficulté pour les victimes à obtenir justice. Rappelons que c’est l’Archevêché de Luxembourg qui avait dénoncé les faits à la justice le 6 juin 2014, après une entrevue entre le père de la victime et l’ancien curé de Belair. La ligne de défense du prêtre, 52 ans au moment des faits en 2008, était que le garçon de 14 ans était consentant pour lui faire une fellation lors d’un voyage de groupe à Taizé. En 2008, la loi reconnaissait le principe du consentement d’un jeune de 14 ans. De ce fait, l’ex-curé a été acquitté en première instance devant chambre criminelle du tribunal d’arrondissement de Luxembourg en décembre 2016. Le parquet a alors fait appel en estimant que le jeune était hors d’état de donner un consentement libre face à une personne qui avait autorité sur lui. L’homme a été condamné à sept ans de prison avec sursis en deuxième instance en novembre 2017. Le prêtre s’est pourvu en cassation en décembre 2017, recours rejeté en juin 2018.

Il aurait alors porté son cas devant la Cour européenne des droits de l’homme. «À notre connaissance, ce recours a été rejeté», indique le porte-parole de l’archevêché Roger Nilles. Le juge ecclésial Patrick Hubert précise qu’il a reçu en janvier 2019 un avis que le dernier recours de l’ancien curé de Belair était épuisé. Cela a déclenché l’ouverture d’une procédure pénale administrative au niveau ecclésial, sur demande de la Congrégation pour la doctrine de la Foi au Vatican. Il n’y a donc pas de tribunal ecclésiastique ni de juge. C’est l’archevêque de Luxembourg qui sera chargé de fixer la peine qui peut aller de l’interdiction de se rendre dans son ancienne paroisse jusqu’à la «réduction à l’état de laïc». En tout état de cause, celui qui est désormais âgé de 63 ans et reste prêtre – il figure de ce fait toujours dans l’annuaire de l’archidiocèse de Luxembourg – a déjà fait valoir ses droits à la retraite de ministre des Cultes. Patrick Hubert estime que la peine sera fixée avant la fin de l’année.
Aucun auteur présumé a des responsabilités paroissiales ou pastorales. »
L’obstination de ce prêtre devant la justice fait polémique. «Comment peut-on à ce point nier la situation d’abus d’autorité?», s’indigne le père Josy Birsens, qui suit de près ces sujets au sein de l’Église de Luxembourg. Cette indignation ne va pas de soi, y compris chez les laïcs. Une partie des paroissiens de Belair continue aujourd’hui encore à soutenir son ancien curé. «Cette affaire a scindé la paroisse en deux», d’après le député Charles Margue, un catholique pratiquant. Au-delà, c’est bien toute l’institution catholique qui est aujourd’hui ébranlée par un silence qui a sapé ses fondements théologiques.
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