Si la liberté d’expression et la liberté de la presse semblent acquis au sein de l’Union européenne, ces droits fondamentaux se sont déteriorés en Croatie en 2019. Dans ce pays, qui assurera début 2020 la présidence du Conseil de l’UE, les condamnations au nom de la protection de l’ordre public préoccupent.
Lorsqu’elle était petite, la présidente croate Kolinda Grabar-Kitarović «rêvait des pays où l’on pouvait s’exprimer librement». Elle-même disait être née «du mauvais côté du rideau de fer» lorsqu’elle s’est vu décerner le «Lifetime Achievement award» par l’association américaine Fulbright à Washington en octobre. Cependant, en Croatie en 2019, la liberté d’expression laisse à désirer. A plusieurs reprises, la police et les tribunaux ont remis en question ce droit fondamental dans le pays qui présidera le Conseil de l’UE entre janvier et juin 2020.
Le journaliste Gordan Duhaček le sait bien. Le matin du 16 septembre dernier, alors que Duhaček allait prendre un vol officiel depuis Zagreb, la capitale croate, il a été arrêté au contrôle douanier. Au lieu de se rendre à une conférence à Leipzig en Allemagne, il a été détenu et a passé sa journée en garde à vue, dans une cellule. Son crime? Deux tweets critiques de la police et du gouvernement croates.
«Quand ils m’ont expliqué pourquoi j’ai été arrêté, je n’y croyais pas. J’ai éclaté de rire», se rappelle Duhaček. En 2018 ce journaliste du site croate Index.hr a posté un tweet qui commentait un incident de violence policière dans une boîte de nuit et contenait le mot «ACAB» (pour «All Cops Are Bastards» ou «Tous les flics sont des bâtards»). Le deuxième tweet qui lui a attiré des problèmes judiciaires, était une reprise satirique de la traditionnelle chanson patriotique croate.
Dans sa version, Duhaček a utilisé le mot «m****» à plusieurs reprises, se référant à l’information selon laquelle on déversait régulièrement les eaux usées locales dans un lac du parc national de Plitvice, l’une des principales attractions touristiques du pays. D’après la police, son tweet “insultait le sentiment moral des citoyens croates». Pour le premier tweet, Duhacek a été condamné à une amende symbolique de 100 euros, alors qu’il attend toujours son jugement pour le deuxième tweet.
«Ce que je trouve particulièrement inquiétant dans cette affaire est le fait que la police sous le Ministre de l’Intérieur actuel n’agit plus dans l’intérêt de tous ses citoyens … Mais semble plutôt protéger l’Etat des critiques. Et de la satire!», estime Duhaček.
Poursuite judiciaire des journalistes
Dans le ‘cas ACAB’, Duhaček a été poursuivi en vertu d’un article de la loi sur les atteintes à l’ordre public et à la paix. L’avocate Vesna Alaburić, spécialisée dans les droits des médias et professeure à la Faculté de journalisme de Zagreb, qualifie cette condamnation d’absurde.
«On ne peut pas parler d’une atteinte à l’ordre public sur les réseaux. De même, la réputation de la police ne peut pas être protégée par un régime spécial. On ne peut pas protéger la police différemment du gouvernement ou bien des citoyens», explique Alaburic.
Selon l’avocate, les lois croates sur la liberté d’expression sont bien harmonisées avec des lois européennes. Cependant, il y a un écart entre la théorie et la pratique au quotidien, surtout dans le domaine de la liberté de la presse.
Ce qui préoccupe est le rôle des tribunaux et de la police, qui au lieu de protéger le droit d’expression, le limitent ou le condamnent, au nom de la protection de l’ordre public.“Ivan Novosel, Maison des droits de l’homme en Croatie
Dans le classement mondial de la presse de Reporters sans frontières en 2019, la Croatie occupe la 64ème place. L’ONG souligne que la diffamation est pénalisée en Croatie et que «l’insulte à la République, son emblème, son hymne national ou drapeau» est passible d’une peine de trois ans de prison. Depuis 2013, les propos jugés «humiliants» relèvent du pénal.
D’après Alaburić, il n’y a aucune raison pour cela. «Des cas de diffamation ou d’insulte devraient relever du droit civil», dit-elle, estimant cependant que l’on ne risque pas de voir l’insulte ou la diffamation dépénalisées bientôt.
Ce droit à poursuivre au pénal des journalistes a récemment ressurgi dans des cas très médiatisés. En décembre 2018 un site web satirique, News Bar, a été condamné à payer une amende de 12 000 kuna (1 600 euros) à un présentateur de droite pour avoir publié de «fausses informations» sur lui…dans un article satirique.
Le même jour, on a appris que la radio-télévision publique (HRT) a déposé plainte contre deux de ses journalistes ainsi que contre l’Association nationale des journalistes. La HRT a demandé une compensation financière à ses journalistes pour «atteinte à sa réputation», car ils ont pointé du doigt une affaire de corruption impliquant quelques employés de l’audiovisuel public. L’Association des journalistes croate a alors dénoncé plus de 1.100 poursuites judiciaires en cours début 2019.
Les critiques du gouvernement sanctionnées
Mais ce n’est pas que dans le domaine du journalisme que la liberté d’expression est menacée. En décembre 2018, un vétéran de la guerre des Balkans, Zoran Erceg a été arrêté lors de l’inauguration du monument en l’honneur du premier président croate, Franjo Tudjman. Après avoir crié «Tudjman est un criminel de guerre», Erceg a été arrêté et condamné à 15 jours de prison. Il lui a été aussi interdit de s’approcher de l’édifice pendant un an.
En juillet dernier, un homme a interpellé le Premier ministre croate Andrej Plenkovi, en déplacement sur une île. L’homme lui cria «Vive Ćaća», un surnom qu’on attribue à l’ancien premier ministre du pays Ivo Sanader, accusé de corruption dans plusieurs affaires. Le surnom est désormais devenu quasiment un synonyme de quelqu’un de corrompu. Dans les deux cas, ces hommes ont été accusé d’avoir «perturbé l’ordre public.»
Selon la Maison des droits de l’homme (Kuća ljudskih prava), une association qui regroupe différentes ONG luttant pour les droits de l’homme, ces dernières années, la liberté d’expression – surtout quand il s’agit d’exprimer des critiques politiques ou sociétales – s’est visiblement rétrécie.
«Le problème, c’est que la critique contre le gouvernement est toujours vue comme quelque chose de négatif. Les personnes qui questionnent, d’une manière critique, des ‘vérités’ et l’ordre établi sont vues comme des traîtres», explique Ivan Novosel de la Maison des droits de l’homme. «Ce discours ne surprend plus, puisqu’il est présent en Croatie depuis 30 ans déjà: ce qui préoccupe est le rôle des tribunaux et de la police, qui au lieu de protéger le droit d’expression, le limitent ou le condamnent, au nom de la protection de l’ordre public», explique-t-il.
L’ONG s’inquiète aussi de la révision des lois sur les médias relatifs aux discours haineux sur les réseaux. Alors qu’elle salue une meilleure sanction des discours incitant à la haine, elle se soucie des propos de la ministre croate de culture Nina Obuljen Koržinek. Cette dernière a déclaré que le droit à l’anonymat sur internet ne fait pas partie de la liberté d’expression : une pratique qui pourrait se révéler dangereuse, selon Novosel. «Les citoyens ont le droit de s’exprimer sans révéler leur identité. C’est surtout important pour garantir la protection des militants et des lanceurs d’alerte», conclut-il.